AU CAFÉ SCHOPENHAUER…

Arthur Schopenhauer répétait volontiers à ses interlocuteurs qu’une philosophie où l’on n’entend pas bruire à travers les pages les pleurs, les gémissements, les grincements de dents et le cliquetis formidable du meurtre réciproque et universel n’est pas une philosophie. La seule évocation du Dieu de la Bible jetant un regard sur le monde qu’il venait de créer et trouvant que tout y était bien suscitait son courroux. Il lui semblait incomparablement plus juste de dire que c’est le diable qui a créé le monde plutôt que Dieu.

Cette pensée de l’auto-anéantissement et de l’extinction de l’espèce, il l’admirait chez les moines du Moyen Âge et chez les sages de l’Inde. Les premiers détestaient si énergiquement la vie que la morale se résumait à leurs yeux en un seul mot : mortification. Les autres faisaient mieux encore : ils vivaient comme ne vivant point, dans la méditation tranquille et silencieuse du Nirvâna, c’est-à-dire dans l’extase de l’anéantissement.

 

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L’oncle Arthur, lui, coulait des jours tranquilles à Francfort, distillant le pessimisme le plus corrosif avec une incurable bonne humeur. Il recevait ses hôtes à l’hôtel d’Angleterre, lançait quelques sarcasmes, se livrait à des exercices de misanthropie, ridiculisait tous ceux qui mettaient leurs espoirs dans le progrès ou, pis encore, dans la révolution. Quand il ne traduisait pas le jésuite espagnol Baltasar Gracián ou n’ajoutait pas quelques compléments à son chef-d’œuvre, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, il promenait son bel épagneul noir qu’il avait nommé Atma – l’âme du monde, en sanscrit – auquel il accordait des qualités qu’il refusait aux humains. S’il aimait tant les chiens, disait-il, c’est qu’il ne trouvait qu’en eux une intelligence dépourvue de toute dissimulation. Quand il mourut au matin du 21 septembre 1860, à l’âge de soixante-douze ans, ses voisins surnommèrent son chien, auquel il avait légué une rente, « Schopenhauer Junior ». Ses derniers mots furent : « Eh bien, nous nous en sommes bien tirés. Le soir de ma vie est le jour de ma gloire, et je dis, en empruntant les mots de Shakespeare : «  Messieurs bonjour, éteignez les flambeaux, le brigandage des loups est terminé.»

C’est au café Schopenhauer, à Vienne, que Gemma Salem a écrit un merveilleux petit livre : Où sont ceux que ton corps aime. Ils sont bien sûr au cimetière, en l’occurrence celui de Grinzing, où elle se rend régulièrement, car comme elle le dit si justement : « Il n’y a que sur les tombes que l’on sache aimer. » Elle y retrouve ses deux passions : Franz Schubert et Thomas Bernhard. Elle se souvient aussi de la tombe de Cioran qui se trouve trois rangs derrière celle de Beckett. C’est dire qu’elle a d’excellentes fréquentations. Il lui arrive aussi de se promener en compagnie de Robert Walser. Bientôt il faudra éteindre les flambeaux : le brigandage des loups sera terminé. En attendant lisez Gemma Salem : sa mélancolie vous arrache des larmes.

 

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L’Internationale des Désenchantés …

Je me sens proche de Thomas Bernhard : il appartient, lui aussi, à L’Internationale des Désenchantés. Il incarne la figure la plus aboutie du dénigreur et, en même temps, il n’est jamais dupe de ses sarcasmes. En pensant à lui, je me demandais si tout grand écrivain ne finit pas toujours dans la peau d’un humoriste. L’heure arrive inéluctablement où nous ne sommes plus capables de prendre nos balbutiements au sérieux, où nos voluptés, nos élans, nos passions, nos convictions nous semblent grotesques et où le grotesque nous semble plaisant.

Voyez-vous, dirait Thomas Bernard, rien ne résiste à un examen quelque peu attentif : ni la dignité à laquelle nous sacrifions nos plaisirs, ni nos plaisirs auxquels nous sacrifions notre dignité. Seule une bienveillante ironie universelle serait de mise, mais Dieu que nous peinons pour y parvenir ! Un rien nous agace et l’impassibilité est réservée aux cadavres. Cette rigidité cadavérique, dirait encore Thomas Bernhard, atteint notre vie spirituelle  – expression d’une sottise réjouissante – bien avant notre mort. Nous ne sommes, pour faire bref, que de pauvres automates irresponsables répétant des âneries et des professions de foi inscrites dans nos neurones durant notre enfance, susceptibles de se métamorphoser pendant notre jeunesse et dépérissant ensuite à une allure folle.

 

 

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Nous commençons notre vie avec Freud et nous l’achevons avec Pavlov. D’ où le caractère stéréotypé de tout ce que nous entreprenons, de tout ce que nous percevons. Celui qui fait éclater ces stéréotypes, nous le nommons génie. Celui qui ne les supporte pas, nous l’enfermons. Celui qui rêve de les transformer, nous l’appelons révolutionnaire. Mais nous savons bien que le génie, le fou, le criminel ou le révolutionnaire sont encore des clichés, légèrement plus originaux et plus indigestes que le commun, mais tout aussi indispensables à la bonne marche de l’humanité. Cette course au néant, à quoi rime-t-elle ? Est-il vraiment insensé de vouloir s’en distraire ? Faut- il vraiment se réjouir d’avoir à endosser le brassard encore maculé de sang arraché à un coureur de fond épuisé ?

DE FREUD À PAVLOV … À PROPOS DE THOMAS BERNHARD

Je me sens proche de Thomas Bernhard : il appartient, lui aussi, à L’Internationale des Désenchantés. Il incarne la figure la plus aboutie du dénigreur et, en même temps, il n’est jamais dupe de ses sarcasmes. En pensant à lui, je me demandais si tout grand écrivain ne finit pas toujours dans la peau d’un humoriste. L’heure arrive inéluctablement où nous ne sommes plus capables de prendre nos balbutiements au sérieux, où nos voluptés, nos élans, nos passions, nos convictions nous semblent grotesques et où le grotesque nous semble plaisant.
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Voyez-vous, dirait Thomas Bernhard, rien ne résiste ã un examen quelque peu attentif : ni la dignité à laquelle nous sacrifions nos plaisirs, ni nos plaisirs auxquels nous sacrifions notre dignité. Seule une bienveillante ironie universelle serait de mise, mais Dieu que nous peinons pour y parvenir !

 

 

Un rien nous agace et l’impassibilité est réservée aux cadavres. Cette rigidité cadavérique, dirait encore Thomas Bernhard, atteint notre vie spirituelle  – expression d’une sottise réjouissante – bien avant notre mort. Nous ne sommes pour faire bref que de pauvres automates irresponsables répétant des âneries et des professions de foi inscrites dans nos neurones durant notre enfance, susceptibles de se métamorphoser pendant notre jeunesse et dépérissant ensuite à une allure folle. Nous commençons notre vie avec Freud et nous l’achevons avec Pavlov. D’ où le caractère stéréotypé de tout ce que nous entreprenons, de tout ce que nous percevons. Celui qui fait éclater ces stéréotypes, nous le nommons génie. Celui qui ne les supporte pas, nous l’enfermons. Celui qui rêve de les transformer, nous l’appelons révolutionnaire. Mais nous savons bien que le génie, le fou, le criminel ou le révolutionnaire sont encore des clichés, légèrement plus originaux et plus indigestes que le commun, mais tout aussi indispensables à la bonne marche de l’humanité.

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Cette course au néant, à quoi rime-t-elle ? Est-il vraiment insensé de vouloir s’en distraire ?

Faut-il vraiment se réjouir d’avoir à endosser le brassard encore maculé de sang arraché à un coureur de fond épuisé ?

 

 

Ces immondes salopes : une célébration de la fête des mères…

Il m’arrivait parfois d’entrer subrepticement dans la chambre où ma mère dormait encore et de la réveiller par un tonitruant : « Ich bin der Tod ! »

Elle ne m’en tenait pas rigueur, persuadée qu’elle était d’avoir commis un crime impardonnable en me mettant au monde. Elle considérait les mères comme d’immondes salopes,  inconscientes du mal dont elles étaient responsables en perpétuant la vie. Par ailleurs, elle exécrait les enfants. Le  sien, elle le confiait à mon père, ce qui me soulageait plutôt. Car, avec ses airs de star viennoise sur le déclin, elle m’angoissait plus qu’elle ne me rassurait. Ce que je lisais dans son regard, c’était la peur : le nazisme l’avait vaccinée à jamais contre le bonheur. Et elle partageait avec Thomas Bernhard et la plupart des écrivains autrichiens une forme de cynisme qu’avec l’adolescence j’ai trouvé plus que réjouissant. Elle  ne reculait devant rien, se demandant seulement comment elle avait pu être assez sotte pour procréer. C’est le principal héritage que je lui dois.

 

Une anecdote pour conclure : comme nos mères déclinaient et nous pompaient l’air, nous avions décidé, Michel Contat et moi, de suivre le scénario de L’Inconnu du Nord Express d’Alfred Hitchcock et d’échanger leurs meurtres. Le projet n’a jamais abouti. Mais s’il y a une chose dont je suis certain au moins, c’est qu’il aurait ravi ma mère. On ne tue jamais que ceux que l’on aime.

 

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