Conversation avec Henri Cartier-Bresson

Ce 18 juin 2001

PAR18711

Hier soir, j’ai trinqué à l’anarchie avec Henri Cartier-Bresson. Il a eu un parcours assez classique: catholique (sans la foi), communiste (sans la carte du parti), anarchiste (avec humour) et maintenant bouddhiste – il avait été marqué tout comme je l’ai été par le livre de Serge Kolm. Me confie qu’il était très lié à Masud Khan, ce psychanalyste pakistanais formé par Winnicott et qui travaillait à Londres. Henri répète souvent: « Masud me manque ». Mais jamais il n’aurait entreprit une analyse: « Ça coupe les couilles », dit-il. Je démens. D’ailleurs, Masud lui avait affirmé: « L’analyse, ce n’est pas pour vous ». Masud avait raison.

Henri me dit qu’il n’y a plus que deux écrivains qu’il peut encore lire sans ennui avant de s’endormir: Proust et Saint-Simon. Il m’avoue avoir été marqué, malgré tout et presque contre son gré, par André Gide.

Nous parlons aussi de Louise Brooks et de Wittgenstein – « les deux plus lucides du siècle », dit-il. Je lui demande s’il aimerait revenir sur terre après sa mort. Cette question n’a pas de sens pour lui, en bon bouddhiste il ne croit pas à la mort. Martine Frank, sa compagne, qui a été analysée (« il le fallait pour vivre avec Henri ») intervient: « Revivre ? Ça jamais !..

-Même pas avec moi ? », demande Henri en lui envoyant délicatement un baiser.

 

Il ne se mettra que deux fois en colère lors de cette soirée organisée par Isabelle Huppert: la première lorsqu’il parle de la morale judéo-chrétienne, « une vraie saloperie »; la seconde lorsqu’une femme l’interrompra pour lui dire qu’elle est aussi photographe. « Mais c’est de la foutaise ! … Apprenez plutôt le dessin ! et la géométrie ! »

Souvenirs sur Sigmund Freud, épisode 1

goetbr85-229x300Durant ses études à Vienne en 1904, le poète Bruno Goetz rencontra Freud à trois reprises. Il publia ses souvenirs en mai 1952, à Zürich, dans la Neue Schweizer Rundschau. Nous en livrons quelques extraits particulièrement savoureux et émouvants.

De violentes névralgies faciales

Cela se passait durant mon premier semestre à l’Université de Vienne où je suivais des cours sur la psychologie et l’hindouisme. J’écrivais aussi mes premiers poèmes auxquels mon professeur portait un intérêt bienveillant. Circonstance fâcheuse : j’étais frappé parfois de violentes névralgies faciales contre lesquelles les remèdes ordinaires contre les maux de tête ne me soulageaient pas, si bien que je devais parfois m’enfermer pendant des jours et des semaines dans l’obscurité de ma chambre, car le moindre rayon lumineux me causait des douleurs intolérables. Le professeur qui remarquait mes fréquentes absences et ma mauvaise mine, s’informa de mon état et me conseilla alors puisqu’aucune drogue ne me soulageait d’aller trouver le docteur Freud. Il lui annoncerait lui-même ma visite.

Je n’avais jamais entendu parler de Freud. Je me procurai son ouvrage sur l’interprétation des rêves et fus profondément effrayé. Cette façon d’interpréter les rêves me parut impie: elle détruisait l’image même du rêve, ce qui allait à l’encontre de toute ma sensibilité d’artiste. Je décidai de ne jamais me soumettre à de semblables investigations. J’étais, en outre,
persuadé, que Freud ne me serait d’aucun secours pour soigner mes névralgies. Il était hélas trop tard. Mon professeur s’était déjà entretenu avec Freud  et il m’attendait pour le lendemain. « Ne craignez rien, dit mon professeur en me voyant terriblement anxieux, il ne vous mangera pas. Il veut juste vous aider. Pour le reste, je me suis permis de lui donner à lire quelques-uns de vos poèmes. »

C’est avec des sentiments très mêlés que je me rendis chez Freud le jour suivant. Le matin même une violente attaque de névralgie m’avait tourmenté. Je doutais de plus en plus de l’art thérapeutique de Freud. Pourtant les choses se passèrent de manière si inattendue que j’éprouvai le soir même le besoin de les relater à un ami de jeunesse. J’ai conservé la lette que je lui ai envoyée. La voici.

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À l’heure du thé…

g_PP10Mones02Vers seize heures trente, j’ai sonné à la porte de son apparentement de la rue de Vaugirard au huitième étage qui grâce à ses larges baies vitrées était de plain pied avec le ciel et les toits de Paris. Il avait préparé un thé avec des petits gâteaux. Et nous avons passé plus de deux heures à bavarder et, le plus souvent, à rire. De tout et de rien. Par exemple, du petit sac que je portais en bandoulière et d’où émergeait un livre. Foucault m’a d’abord demandé si c’était un havresac, tout en ajoutant qu’il aimait ce mot sans en connaître la définition exacte. En fait, un havresac se porte sur le dos à l’aide de bretelles. Nous avons convenu qu’il s’agissait plutôt d’une sacoche d’écolier que d’un havresac  – qui fait plus militaire. Je note cela, car rien n’est plus faux, ni plus stupide que d’imaginer qu’entre intellectuels les discussions vont forcément porter sur des sujets graves et vite devenir lassantes. Ce n’est jamais – et j’insiste sur jamais – le cas. Quiconque aborderait un sujet sérieux, serait immédiatement disqualifié. C’est même à cela qu’on reconnaîtrait sa bêtise.

Mais revenons à Foucault. Il s’est installé sur son divan de manière très décontractée pendant que nous bavardions et rejetait souvent la tête en arrière pour rire. Avec son crâne rasé, son teint hâlé, sa sveltesse, son élégance discrète, il aurait été parfaitement à sa place dans un film noir américain.

Il quitte rarement son interlocuteur des yeux et on perçoit aussitôt chez lui une curiosité sans cesse en éveil et un jugement rapide. Comme moi, il aime les cancans surtout s’ils sont empreints d’une certaine malice. Ainsi, il m’a appris qu’André Fontaine, qu’il surnomme Monsieur de Norpois, a voulu se présenter au Collège de France. Foucault, tout en estimant qu’il n’y a pas de politologues sérieux en France aujourd’hui, était favorable à sa candidature. C’est Raymond Aron qui s’y est opposé. À propos du Collège de Philosophie, il m’a dit avec pas mal d’ironie dans la voix et le regard que c’était tout à fait normal que Derrida le dirige, puisque  » c’est le plus grand philosophe vivant « .

Nous avons peu parlé des hommes politiques français: « Je n’attends rien d’eux, m’a-t-il dit. Ils sont démagogues, malhonnêtes et cyniques…moins par nature vraisemblablement que par fonction. »AVT_Michel-Foucault_7980

Il ne comprend pas que Robert Badinter ne l’ait pas associé à la réforme du Code pénal  (on ne sait pas ce qu’est la justice, mais il faut un Code pénal, a-t-il précisé en observant mon regard dubitatif), ni pourquoi Jean-Pierre Chevènement s’est répandu en calomnies sur son compte. Michel Foucault est plus susceptible qu’il n’y paraît, ai-je alors songé. Et beaucoup trop mobile pour appartenir à une cause, un parti, une foi. En somme : irrécupérable. Cela me l’a rendu encore plus proche.
La conversation s’est poursuivie, alors que la nuit tombait sur Paris. Il a allumé la lumière. Et nous nous sommes mis à parler de l’Iran et de la révolte des masses.

Vous en saurez plus demain.

Michel Foucault dans mes souvenirs…

Il arrive parfois que ma mémoire se brouille. Je me souviens parfaitement de ma première rencontre avec Gabriel Matzneff à la piscine Deligny – il était encore marié et toujours bronzé – ainsi que de mes conversations passionnées avec Cioran au sujet d’Otto Weininger: enfin, il pouvait parler de l’auteur de Sexe et Caractère, suicidé à vingt-trois dans la maison de Beethoven, à Vienne bien sûr. Nous étions dans notre âme encore des sujets de l’empire austro-hongrois. La France n’éveillait rien de tel en nous.

Michel Foucault était une star. Il vivait tantôt en Californie, tantôt à Paris. Et, contrairement à Cioran, replié et méconnu dans sa mansarde de la rue de l’Odéon, où qu’il aille sa gloire le précédait. La rumeur lui prêtait des mœurs étranges, ce qui le rendait plus fascinant encore. J’avais lu et apprécié son premier livre Maladie mentale et personnalité publié par les PUF dans la collection « Initiation philosophique » dirigée par le philosophe catholique Jean Lacroix. Ce dernier tenait alors le feuilleton philosophique du Monde et n’avait pas hésité à lancer un autre philosophe  tout aussi jeune et peu aguerri: mon ami Clément Rosset. Il lui avait même consacré un feuilleton dans les pages du Monde ce qui allait à l’encontre de toute déontologie, mais qui propulsa Clément dans le ciel de la philosophie. Le livre s’intitulait La philosophie tragique.

En revanche, Maladie mentale et Personnalité (1953) faisait figure, dans l’œuvre de Michel Foucault, de vilain petit canard et lui-même considéra ce livre comme une erreur de jeunesse: il l’amputa considérablement dans sa réédition de 1962 et cet essai ne figure pas dans La Pléiade. Ses exégètes ont préféré l’ignorer: avec son marxisme résiduel il faisait tache dans l’œuvre de Foucault. Si je l’évoque, c’est sans doute parce que nous en parlâmes longuement quand il accepta de lire et de corriger mon Que sais-je ? sur la Folie, ce dont je lui serai éternellement reconnaissant. Mais j’ai beau fouiller dans les recoins de ma mémoire, je ne parviens pas à ressusciter le moment précis où la rencontre eut lieu et moins encore dans quelles circonstances. Peut-être était-ce en compagnie de Thomas Szasz, le psychiatre américain auquel il était très lié et que je considérais comme un héritier de Karl Kraus. Peut-être à l’occasion d’un film que nous tournâmes pour la télévision suisse italienne… C’était, bien sûr, dans les années soixante-dix, ces années qui virent éclore l’anti-psychiatrie. Il eut été impensable que l’auteur de L’Exil intérieur et celui de L’Histoire de la Folie ne se rencontrent pas. Michel Foucault1978 par martine franck

Par contre, je me souviens très bien de ce qui se passa chez lui, rue de Vaugirard, quelques années plus tard. Le 17 décembre 1983 très précisément..

Une semaine avec Foucault, avant-propos…

MICHEL FOUCAULT, NOTRE DRACULA.

À l’occasion de la sortie de l’essai Putain de Saint-Foucault, Archéologie d’un fétiche, par François Bousquet, je m’adonnerai cette semaine à une archéologie des souvenirs de mes relations intellectuelles et amicales avec Michel Foucault.

MichelFoucault

Quiconque s’est un peu familiarisé avec l’œuvre de Michel Foucault sait qu’il a repris à son compte le mot de Nietzsche : « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. »  Dalida aussi d’ailleurs quand elle chantait : « Parole, parole, parole… » Et Lacan également, que Foucault n’appréciait guère, quand il reprenait, sur le terrain de la psychanalyse, le jeu de la spéculation philosophique sans prendre garde que ce jeu n’était plus que l’ombre de lui-même. Il est vrai qu’il y mettait un certain panache, tout comme Foucault avec son génie de la subversion inégalable qui, aujourd’hui encore, nous fascine, alors que l’élégance frelatée de Derrida ou que Sartre s’accrochant à un humanisme marxiste ne nous semblent même plus dignes de figurer au générique de Sunset Boulevard. Oubliés les délires de Deleuze sur l’Anti-Œdipe, les banalités de Bourdieu sur la reproduction des élites ou la séduction anorexique de Baudrillard. Quant à Althusser, s’il survit c’est pour avoir eu la bonne idée d’étrangler sa femme, conclusion logique et lapidaire de toutes formes de communisme.

Bref, outre Lacan, ne survit que Foucault dont l’ombre s’étend sur tous les domaines du savoir comme celle d’un Dracula qui n’en finirait pas de nous offrir le spectacle de sa propre disparition sans que les chasseurs de vampires, qui n’ont pourtant pas manqué, ne parviennent à le piéger. Car Foucault n’est plus Foucault : c’est un mythe, expert en l’art du camouflage, samouraï digne de Mishima, arlequin philosophe impossible à classer sur une échelle qui irait du scepticisme radical au nihilisme absolu. Il aspirait à disparaître avec une telle fureur, doublée d’un humour cinglant, qu’il ne pouvait que rater son coup. Pour notre plus grand plaisir. Et ce ne sont pas que de mots. Il entre aujourd’hui dans la Pléiade et il nous a sans doute tous bernés. Peut-on rêver mieux ?

Aspects méconnus de Jacques Lacan, 2/7…

Le lendemain, le même rituel recommençait, toujours à la même heure. J’avais à peine le temps d’admirer dans le petit salon quelques tableaux énigmatiques et Lacan apparaissait, le visage souriant légèrement, de son pas silencieux et mesuré… et cela dura 3 ans. Je payais à l’époque 50 francs et si, par malheur, je manquais une séance je devais la payer le lendemain. Tout cela est normal, ce sont les règles de l’analyse, j’avais été prévenu au départ.

J’interrompis alors mon analyse, je n’aimais plus Lacan, même je le haïssais.

Je retournai à Romilly dans le grand moulin de mon Père, j’étais chef de fabrication. J’avais un petit laboratoire et je faisais souvent des essais comparatifs sur le gluten des farines. Des grandes fenêtres de mon laboratoire j’apercevais un paysage pittoresque et reposant: la chute d’eau de la rivière qui bouillonnait inlassablement projetant des gouttes d’eau sur le déversoir et sur les nombreux saules pleureurs, la colline des deux amants, toute proche avec au sommet son château, à moitié caché par les arbres verts. Cette vie dura deux ans.

Un jour, n’y tenant plus, je téléphonai à Jacques Lacan, lui disant que je désirais reprendre mon analyse. Il me répondit « laconiquement »:

« Venez à 11 heures demain à Guitrancourt » (près de Mantes la Jolie). Le lendemain était un dimanche.

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Guitrancourt est un charmant petit village de 300 habitants, rien que des vieilles maisons de pierre et un beau petit château, c’était là la maison de campagne du Maître. À l’entrée de hautes grilles noires, je sonnais, un vieux chien boxer aux oreilles pendantes arrivait aussitôt, il était doux comme un mouton, émettant simplement quelques aboiements. La servante venait m’ouvrir la porte, ce n’était pas la même que celle de la rue de Lille, je pénétrais alors dans la maison et j’attendais le Maître dans une grande salle aux murs gris très sobrement meublée. Guitrancourt était un havre de paix: pas de voitures, seulement la pépiement des nombreux oiseaux et les senteurs du jardin.