AU CAFÉ SCHOPENHAUER…

Arthur Schopenhauer répétait volontiers à ses interlocuteurs qu’une philosophie où l’on n’entend pas bruire à travers les pages les pleurs, les gémissements, les grincements de dents et le cliquetis formidable du meurtre réciproque et universel n’est pas une philosophie. La seule évocation du Dieu de la Bible jetant un regard sur le monde qu’il venait de créer et trouvant que tout y était bien suscitait son courroux. Il lui semblait incomparablement plus juste de dire que c’est le diable qui a créé le monde plutôt que Dieu.

Cette pensée de l’auto-anéantissement et de l’extinction de l’espèce, il l’admirait chez les moines du Moyen Âge et chez les sages de l’Inde. Les premiers détestaient si énergiquement la vie que la morale se résumait à leurs yeux en un seul mot : mortification. Les autres faisaient mieux encore : ils vivaient comme ne vivant point, dans la méditation tranquille et silencieuse du Nirvâna, c’est-à-dire dans l’extase de l’anéantissement.

 

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L’oncle Arthur, lui, coulait des jours tranquilles à Francfort, distillant le pessimisme le plus corrosif avec une incurable bonne humeur. Il recevait ses hôtes à l’hôtel d’Angleterre, lançait quelques sarcasmes, se livrait à des exercices de misanthropie, ridiculisait tous ceux qui mettaient leurs espoirs dans le progrès ou, pis encore, dans la révolution. Quand il ne traduisait pas le jésuite espagnol Baltasar Gracián ou n’ajoutait pas quelques compléments à son chef-d’œuvre, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, il promenait son bel épagneul noir qu’il avait nommé Atma – l’âme du monde, en sanscrit – auquel il accordait des qualités qu’il refusait aux humains. S’il aimait tant les chiens, disait-il, c’est qu’il ne trouvait qu’en eux une intelligence dépourvue de toute dissimulation. Quand il mourut au matin du 21 septembre 1860, à l’âge de soixante-douze ans, ses voisins surnommèrent son chien, auquel il avait légué une rente, « Schopenhauer Junior ». Ses derniers mots furent : « Eh bien, nous nous en sommes bien tirés. Le soir de ma vie est le jour de ma gloire, et je dis, en empruntant les mots de Shakespeare : «  Messieurs bonjour, éteignez les flambeaux, le brigandage des loups est terminé.»

C’est au café Schopenhauer, à Vienne, que Gemma Salem a écrit un merveilleux petit livre : Où sont ceux que ton corps aime. Ils sont bien sûr au cimetière, en l’occurrence celui de Grinzing, où elle se rend régulièrement, car comme elle le dit si justement : « Il n’y a que sur les tombes que l’on sache aimer. » Elle y retrouve ses deux passions : Franz Schubert et Thomas Bernhard. Elle se souvient aussi de la tombe de Cioran qui se trouve trois rangs derrière celle de Beckett. C’est dire qu’elle a d’excellentes fréquentations. Il lui arrive aussi de se promener en compagnie de Robert Walser. Bientôt il faudra éteindre les flambeaux : le brigandage des loups sera terminé. En attendant lisez Gemma Salem : sa mélancolie vous arrache des larmes.

 

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LA FLEUR DE LOTUS …

Georg Christoph Lichtenberg, que Schopenhauer et Nietzsche prisaient tant, conseillait à ses lecteurs de donner à leur esprit l’habitude du doute et à leur cœur celle de la tolérance. On ne peut rêver meilleur conseil, ni plus difficile à suivre.

Le doute, comme la tolérance, requièrent une force d’âme peu commune. Spontanément, nous sommes portés à juger et à condamner. De l’aube au crépuscule, nous nous comportons en justiciers. Dans nos cauchemars, par un juste retour des choses, nous sommes convoqués devant des tribunaux imaginaires. Nos vies ne sont qu’un interminable et lamentable procès. Tantôt victimes, tantôt bourreaux, nous sommes perpétuellement en quête d’un dieu auquel sacrifier  ce que nous aimons et maudissons le plus, trop myopes pour voir que c’est la même chose.

Bien avant Lichtenberg, Lao Tseu mettait déjà en garde ses disciples : « Celui qui veut parvenir à la vérité tout entière, disait-il, ne doit pas s’occuper du bien et du mal. Le conflit du bien et du mal est la maladie de l’esprit. »

Sans doute faut-il avoir beaucoup vécu et souffert (ce qui, contrairement à une opinion assez répandue, n’est pas toujours synonyme) pour saisir enfin que ce que nous condamnons sans appel à la fois en nous et chez autrui, ce que nous exécrons le plus – l’injustice, la lâcheté, le mensonge, l’arrivisme….- est indispensable. En effet, avec le temps, nos mauvaises actions se transforment en quelque chose d’utile, comme le fumier en terreau noir. « Il n’est rien de si bon sur cette terre, écrivait Anton Tchekov, qui n’ait quelque infamie à sa source première.« 

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Un proverbe vietnamien exprime la même idée avec une admirable simplicité : « La fleur de lotus ne s’épanouit que dans la boue. » Les Romains disaient : « Les roses poussent parmi les épines. »

D’un côté certes, nous sommes convaincus que seule l’absence absolue d’opinions et de sentiments nous apportera la paix de l’âme. Mais, de l’autre, nous aimons à nous rouler dans la fange et la fleur de lotus ne cesse pas de nous émerveiller.

 

 

UN PESSIMISTE SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE …

ChallemelUn écrivain qui, après avoir achevé son oeuvre, renonce à la publier, mérite notre sympathie. Ce fut le cas de Paul-Armand Challemel-Lacour dont les Études et réflexions d’un pessimiste furent éditées en 1901, soit cinq ans après sa mort. Sous un titre un peu austère, on découvre une galerie de portraits férocement désabusés : Leopardi, Chamfort, Heine, Schopenhauer, Swift, Pascal se côtoient dans une ambiance tamisée crépusculaire.

Des anathèmes contre le genre humain fusent de toutes parts, et la devise de ce joyeux groupe pourrait bien être celle de Schopenhauer : « Le bonheur est de ne pas naître. »

Cioran m’avait offert ce viatique dès la première visite que je lui rendis, un bréviaire pour âmes ulcérées, un réquisitoire contre le progrès, un éloge de la paresse, de la maladie et de la folie qu’il avait jugé bon de me confier.

Le destin de son auteur avait aussi de quoi intriguer. Challemel-Lacour prouve qu’il est possible d’embrasser le nihilisme sans pour autant être réactionnaire, que la lucidité la plus aigüe ne met pas nécessairement un frein à l’engagement, et même à l’engagement en politique. Brillant normalien, né en 1827 à Avranches dans une famille miséreuse, il avait goûté aux geôles du Second Empire avant d’être condamné à l’exil pendant sept ans pour avoir professé des idées républicaines. Exil fécond. C’est à Zurich, où il enseignait la littérature à l’École Polytechnique, qu’il traduit Leopardi et s’initie à la philosophie de Schopenhauer.

 

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La satisfaction du professeur

« Toute vie est une expiation ; toute forme étouffe son gémissement ». C’est là un extrait de ses écrits de jeunesse. Rien de surprenant dans la séduction qu’exerça sur lui le bossu de Recaneti qui se comparait à une grenouille vêtue de noir.

« Il ne me répugne pas d’interroger ceux qu’on interroge guère, les fous, les malades, les dédaignés, les calomniés ; aussi n’ai-je rien eu de plus pressé que de m’assurer si vraiment Leopardi avait été malade, et j’ai été, je l’avoue, satisfait au-delà de mon attente ; sa vie a été une longue torture, un enchaînement de souffrances sans nom ; j’ai trouvé là où je n’espérais qu’une maladie ordinaire, un malheur prodigieux ; et tant d’infortune m’a fait pressentir aussitôt tout un trésor inconnu de vérité. »

Mais Challemel-Lacour ne se borna pas à faire connaître Leopardi à ses compatriotes. Il les invita à le suivre à l’Hôtel d’Angleterre, à Francfort, pour dîner avec le diable, ou, si l’on préfère, avec Arthur Schopenhauer. Dans un article de la Revue des Deux Mondes, daté du 15 mars 1870, il raconte son pèlerinage à la Mecque du pessimisme et la soirée qu’il passa en compagnie du « vieil Allemand qui, d’ordinaire silencieux, trouva bon ce jour-là d’essayer sur moi l’enchantement satanique de ses raisonnement. »

L’article, intitulé « Un bouddhiste contemporain en Allemagne » eut un tel retentissement que l’on tint Challemel-Lacour pour responsable de l’épidémie pessimiste de la fin du siècle. « Chaque fois que les paroles de Schopenhauer me reviennent à l’esprit, racontait-il, un frisson que je connais bien me parcourt de la tête aux pieds, comme si un souffle glacé sortait de la porte du néant. »

Il n’avait pas seulement rencontré Schopenhauer à l’Hôtel d’Angleterre, mais Diogène et Pyrrhon.

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En 1869, Challemel-Lacour achève ses Études et réflexions d’un pessimiste.

Un an plus tard, après la chute du Second Empire, il participe activement à la reconstruction de la République. Il sera successivement député, ministre des Affaires étrangères et président du Sénat. Dans ses rares moments de liberté, il polit et repolit son livre. Ses amis et proches collaborateurs savaient que cet homme affable, dévoué aux causes les plus généreuses, était profondément désespéré, mais ils ignoraient l’existence de ce manuscrit.

Il y auraient découvert des pages fort drôles sur l’antipathie que suscitaient chez lui les hommes sérieux, les politiciens, mais surtout les philosophes qui écrivent sur la morale avec une plume pleine d’onction et des accents de prédicateurs des beaux quartiers. Toute la littérature pouvait être résumée, selon lui, à une dizaine de grands hommes, qui partagent la même aversion pour le sérieux. « Leur grand souci a été de tuer le temps, de tromper ou d’assoupir l’ennui qui les accablait. Quant à l’immortalité qui leur est échue, ils s’en moquaient. »

 

La haine de l’imprimerie

Pourquoi a-t-il renoncé à la publication de ses études ? Pour ne pas inoculer à la France vaincue le venin du nihilisme ? Parce qu’il jugeait vain de partager des idées dont il savait qu’elles étaient faites pour ne pas être entendues ?

Lui-même y a répondu, à sa manière, dans l’Oraison funèbre de son double, qui ouvre le livre:

« Il a toujours affiché une extrême aversion pour toute espèce de publicité… Je ne lui ai jamais vu le moindre prosélytisme. Était-ce mépris ou respect du public, je ne saurais le dire. Il détestait l’imprimerie et ne croyait pas qu’elle fût le salut de l’humanité. Au lieu de partager le juste enthousiasme que les bienfaits de cette sublime invention doivent inspirer, il la signalait comme l’ère de la décrépitude et comme ouvrant l’ère du plus triste et du dernier des âges, l’âge du papier. Depuis qu’on imprime, disait-il, nous ne faisons plus que nous entregloser ; et ce mot qu’il empruntait à Montaigne résumait tous ses dédains pour notre littérature de seconde main, pour la demi-science et la stérilité du génie que manifeste l’abondance des livres modernes. »

 

 

Conversation sur les femmes…

Je retranscris à la hâte ce dialogue saisi sur le vif au premier étage du Flore entre deux jeunes philosophes.

– Comment donner tort à Schopenhauer quand il affirme que les femmes sont de grands enfants myopes, privés de mémoire et imprévoyants, vivant seulement dans le présent, dotées d’une intelligence semblable à celle des animaux avec tout juste un peu de raison, menteuses par excellence et nées pour demeurer perpétuellement sous tutelle ?

– Jolies fleurs qu’il leur envoie ! Mais aujourd’hui la femme ne veut  plus être traitée avec des fleurs : la galanterie est passée de mode. Elle veut sentir la force et plus tu lui en dis et plus tu lui en fais, plus elle t’aime. Si tu restes face à elle timide et respectueux, elle te considère aussitôt en son for intérieur comme un imbécile et commence à te faire la leçon. Tu dois faire la moue, te donner l’air d’un homme important, forcer le geste et la voix, mettre de côté trois ou quatre paradoxes, le plus efficace aiguillon de l’attention, et les sortir au bon moment d’une façon brève et impérieuse. Par ailleurs, laissons-lui croire qu’elle est un esprit fort, puisque de nos jours elle fait l’athée comme elle faisait autrefois la dévote…

Je ne suis pas intervenu dans cette conversation, soulagé seulement de savoir que j’avais toujours quelques paradoxes à ma disposition  et qu’ils m’avaient maintes fois sauvé de situations inextricables. Quand je me suis levé pour sortir, j’ai encore entendu cette phrase : « La philosophie mène un honnête homme tout droit au gibet. »

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Je me suis alors demandé où elle allait mener ces deux godelureaux, imprégnés de Schopenhauer et si visiblement mal à l’aise dans leur époque. Je n’ai toujours pas la réponse.

Mauvaises pensées: Exercice de misogynie collective…

Schopenhauer comparait l’acte sexuel à un crime, viol ou meurtre, suggérant que les aspects les plus insupportables de la femme sont une punition méritée par l’homme, cette dernière n’en finissant pas de se venger des violences qu’elle a subies. Seul le renoncement à la procréation, c’est-à-dire le suicide de l’humanité, serait à même de mettre un terme à cette immémoriale haine des sexes.

Même son ce cloche chez Octave Mirbeau, si apprécié par Bunuel : « La femme n’est pas un cerveau, elle est un sexe, rien de plus. Elle n’a qu’un rôle dans l’univers : celui de faire l’amour. » Elle est l’instrument de l’inconscient ou de la volonté qui mène le monde. Son individualité s’efface derrière sa fonction, qui est de perpétuer l’espèce. Créature maléfique, fatale par sa beauté qui transforme les hommes en pourceaux ou en pantins, elles les attire comme l’araignée dans sa toile.

On comprend dès lors ce personnage de Maupassant qui, d’abord effrayé par le mariage, puis écoeuré  par le « souffle léger des pourritures humaines » qu’exhale pourtant sa fraîche épouse, renonce à la chair en faveur du végétal : « Oh ! la chair, s’écrie-t-il, fumier séduisant et vivant, putréfaction en marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit….Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bons  ? »

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Plus cynique, Baudelaire aimait raconter l’histoire de cet homme qui va au tir au pistolet, accompagné de son épouse. Il ajuste une poupée et souffle à sa compagne : « Je me figure que c’est toi. » Il ferme les yeux et abat la poupée. Puis, il dit en baisant la main de sa femme « Cher ange, que je te remercie pour mon adresse ! »

J’ouvre au hasard les carnets d’Imre Kertész et je tombe sur cette citation : « On ne passe pas d’une âme à l’autre : on y entre par effraction et on s’enfuit. Encore heureux  – si par peur ou par vanité – on ne devient pas un assassin. »

Ma galerie de nihilistes 5: Giuseppe Rensi ou la volupté de l’extinction…

Comme notre ami Philipp Mainländer qui aspirait à une philosophie de l’auto-anéantissement de l’espèce, Giuseppe Rensi (né à Vérone en 1871 et mort à Gènes en 1941) soutenait, en schopenhauerien convaincu, qu’il n’y rien de plus grotesque que la suggestion qu’il faut agir, améliorer le monde, le faire progresser. À l’opposé de Hegel et des néo-hégéliens, il soutenait que tout ce qui est réel est irrationnel  et que les causes perdues ont autant, sinon plus, le droit de leur côté que les causes gagnées. D’ailleurs, il devrait sembler évident à chaque penseur que le monde n’est du point de vue esthétique qu’un musée de caricatures, du point de vue intellectuel un asile d’aliénés et du point de vue moral une auberge de chenapans.  9788893140201

Ce professeur de philosophie à Gènes était tout à fait conscient que le succès n’advient qu’aux philosophes du oui, ceux qui sont assez naïfs ou retors pour justifier – au moins en dernier recours – les choses, le monde, la vie. Sous Mussolini, il insista sur l’impossibilité de donner un fondement à la politique, ce qui ne dissuada pas le Duce de l’arrêter, ainsi que sa femme. Les censeurs ne supportaient de l’entendre rappeler avant chaque cours que toute idée politique, dès lors qu’elle se réalise, se corrompt et se dénature nécessairement. Sous les masques idéologiques apparaît à l’état de substance chimique quasiment pure ce à quoi se réduit forcément l’art d’exercer le pouvoir : la violence arbitrairement légitimée par la loi.

Terminons  sur une note optimiste (une fois n’est pas coutume). Giuseppe Rensi disait que quand il retrouvait après plusieurs années une personne qu’il avait connue beaucoup plus jeune, il se demandait aussitôt en l’observant quel terrible malheur avait dû la frapper. C’est une expérience que chacun d’entre nous a pu faire. Et la conclusion qui s’impose est que la sensibilité humaine n’est rien d’autre qu’une lente concentration des radiations de la souffrance ou, si l’on préfère, une pile chargée de douleur. Rassurons-nous : elle ne dure jamais bien longtemps ! Quant à la changer en procréant, mieux vaut ne pas y songer. Les enfant que je n’ai pas eus ne sauront jamais le bonheur qu’ils me doivent.

Ma galerie de nihilistes 3: LEONID ANDREÏEV, L’APÔTRE DE L’AUTODESTRCTION

Leonid Andreïv a vingt ans lorsqu’il écrit dans son journal intime, à la date du premier août 1891 qu’il aspire à être l’apôtre de l’autodestruction : « Je veux montrer toute l’inconsistance de ces fictions qui jusqu’à présent ont permis à l’humanité de ne pas sombrer : Dieu, la morale, l’au-delà, l’immortalité de l’âme, le bonheur pour tous… »

Ce qu’il souhaite, c’est que ses futurs lecteurs pâlissent de terreur en lisant ses livres, qu’ils perdent la raison et, si possible, qu’ils se tuent ensuite ou, à défaut, qu’ils le tuent. Peu avant sa mort, en 1919, Leonid Andreïv reviendra sur cette déclaration de guerre, surpris d’observer que ce qui n’aurait pu être après tout qu’une bravade de lycéen nourri de Schopenhauer et de Nietzsche ait tracé son destin. Il voyait bien ce que ces rêveries romantiques avaient de puéril,  mais comme il l’expliquait à son ami Maxime Gorki, il demeurait persuadé qu’un homme qui n’a jamais essayé de se tuer ne vaut pas grand’chose. D’ailleurs, lui-même se jeta sous un un train de marchandise. Le grotesque frôlant souvent le sublime, il tomba entre les rails et le train passant sur lui le laissa dans le coma.

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Son nihilisme viscéral l’amena très vite à comprendre que les communistes ne rêvaient que d’instaurer à leur tour une dictature plus impitoyable que celle des tsars. Exilé en Finlande dès 1918, il écrivit un article – S.O.S. – qui fit le tour du monde et dans lequel il suppliait l’Europe et les États-Unis de combattre Lénine. Une année plus tard, alors qu’il s’apprêtait à faire une tournée de conférence aux États-Unis pour révéler la vraie nature du bolchevisme, il mourut des suites d’un coup de revolver qu’il s’était tiré dans le cœur. Il appartenait à cette catégorie d’hommes qui ne ratent aucune cible.

Christiane Taubira chez Laurent Ruquier

Juste après sa démission du gouvernement, Madame Taubira ne pouvait pas rater son rendez-vous avec son fan club Ruquier-Salamé-Moix, tous trois pétris d’admiration et de respect pour cette « icône de la gauche », ce qui aurait pu devenir pesant si elle n’avait pas aussitôt pris le parti de l’insolence en se moquant de la vacuité des questions de Ruquier et en appelant Yann Moix « Monsieur Moi » et Léa Salamé, « Salomé ». Mais quand on est porté par une telle ferveur, on ne s’en offusque pas. Et Madame Taubira aurait pu sortir triomphante de On n’est pas couché.

Sauf que…

Sauf qu’elle a fini par lasser tout le monde avec un son irrépressible désir d’occuper le terrain et de ne jamais laisser à ses interlocuteurs la possibilité de déceler la moindre faille dans son armure. Sans doute a-t-elle lu le petit livre du philosophe Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison.  Et elle l’a mis en pratique avec brio, mais en oubliant que l’élégance suprême consiste parfois à donner raison à ceux qui tentent, maladroitement certes, de vous mettre en difficulté. Une humilité, même feinte, attire plus la sympathie qu’un orgueil démesuré. Comme Madame Taubira n’en finissait pas de dresser un bilan somptueux de ses quatre années comme Garde des Sceaux, j’ai fini par éprouver une infinie compassion pour François Hollande, Manuel Valls et tant d’autres qui devaient s’étrangler en subissant son flot de paroles et n’avoir plus qu’une envie : la faire taire. Ou filer à l’anglaise.

 

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Cioran disait que ce qui vous tenait à cœur, on ne pouvait que le murmurer à l’oreille d’agonisants. J’ignore de ce que murmure Christiane Taubira à la jeunesse, mais sa manière de revenir de manière pompeuse sur les symboles de la République et sur les principes relève plus du mauvais théâtre que de la conviction intime. Ce qu’on perçoit dans son discours, c’est qu’elle et elle seule veut être un Symbole de la Gauche, alors qu’elle n’en est juste que le bulldozer. Quand ce n’est pas le bouledogue.

Marcel Proust et le charme vénéneux d’Albertine

On se souvient peut-être que le narrateur ayant enfin réussi à capturer Albertine, l’insaisissable Albertine, et à l’installer dans l’appartement de ses parents, constate désabusé : « Je sentais que ma vie avec Albertine n’était pour une part, quand je n’étais pas jaloux, qu’ennui et et pour l’autre part, quand j’étais jaloux, que souffrance. » – réflexion qui, bien sûr, évoque aussitôt Schopenhaueur.

Mais Albertine a le don de déjouer les sombres prédictions du philosophe, d’aiguiser les souffrances, de semer le trouble  autour d’elle, de jouer sur des identités multiples et contradictoires, de telle sorte qu’elle s’impose, avec Charlus, comme le personnage le plus fascinant de La Recherche, roman qui n’aurait vraiment pas été son genre.

Son genre à elle, c’est plutôt le genre adolescente effrontée, une espèce nouvelle au début du vingtième siècle, une adolescente qui se moque aussi bien des codes sociaux  – elle n’a rien à y perdre, elle est issue de la petite bourgeoisie – que des normes sexuelles. Proust note que son « charme incommode était ainsi d’être à la maison moins comme une jeune fille que comme une bête domestique…  » Elle aura, en outre, la bonne grâce de ne jamais vieillir, d’échapper par la mort à sa condition de femme, de demeurer l’emblème d’une liberté démultiplicatrice.

La mort d’Albertine induira un travail de deuil sublimement pervers, comme si une nouvelle guirlande de fillettes était seule en mesure d’apaiser le narrateur. Que l’on songe seulement à celle qu’il ramassera dans la rue et qui lui vaudra les foudres publiques du chef de la Sûreté, avant que ce dernier ne lui donne en privé des conseils de prudence…

 

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Désormais, Marcel est convaincu qu’une femme « est d’une plus grande utilité pour notre vie, si elle y est, au lieu d’un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n’y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu’elle nous découvre en nous faisant souffrir ».

Nous devons à Proust un traité sur le sadisme aux vertus inégalables. À vrai dire, nous lui devons tout.

Cioran et Leopardi: l’homme est un animal taré…

Dans une revue italienne,  Mario Andrea Rigoni qui fut l’ami et le traducteur de Cioran – et également un des meilleurs connaisseurs de Leopardi – dit ce qui unit ces deux penseurs et il le dit si bien que je lui laisse la parole.

Cioran et Leopardi partageaient l’expérience capitale de l’ennui, c’est-à -dire du sens de la vacuité universelle des choses qu’ils percevaient…non seulement au niveau de leur pensée, mais de leur chair même. C’étaient tous deux des sceptiques, dépourvus de toute illusion, bien qu’ils aient reconnu la nécessité de celle-ci pour la vie et pour l’histoire. Ils voyaient l’homme comme un animal taré dés l’origine et ayant quitté la voie de la nature jusqu’au point de constituer une anomalie menaçante marchant fatalement vers sa propre destruction. Telle fut la cause première de leur anti-historicisme et de leur anti-humanisme radical.

Si l’on n’a pas qu’entrevu cela, autant renoncer à lire Leopardi, Schopenhauer ou Cioran. Les innombrables ouvrages sur le développement spirituel et l’amour des enfants –  j’ai pu vérifier de visu l’horreur qu’inspirait la procréation à Cioran quand mon ami Christian Delacampagne est venu lui rendre une visite accompagné de sa femme enceinte – devraient suffire en cette période de Noël qui est un vrai cauchemar pour tout nihiliste conséquent… à moins qu’il n’ait suffisamment d’humour et d’argent pour se cloîtrer dans un palace helvétique.

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C’est d’ailleurs ce à quoi Cioran aspirait.