L’hypnose, entretien avec Léon Chertok (2/2)

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RJ – En quoi l’hypnose peut-elle être utile à des psychanalystes ?

LC – L’hypnose, du fait qu’elle est le résultat d’une manipulation qui touche directement au corps, renvoie directement à tout ce registre de l’affect, du préverbal, de la symbiose. De ce point de vue, elle pourrait constituer un apport fondamental, en permettant de toucher des registres qui échappent habituellement au travail analytique. Cela ne veut pas dire, évidemment, que je pense qu’il faille remplacer la psychanalyse par l’hypnose, mais que les psychanalystes ont tout intérêt à se repencher sur cette question. D’un point de vue pratique, l’hypnose dont parfois des résultats spectaculaires sur des cas difficiles, cela n’est pas négligeable.

 

 

RJ – De quelle manière envisagez-vous l’intégration de l’hypnose dans la pratique analytique ?

LC – Disons d’abord qu’il n’y a pas de différence radicale entre une séance d’hypnose et une séance de psychanalyse. Freud a gardé le cadre, le praticable, de la situation hypnotique: la concentration, le silence, la position allongée, l’ambiance feutrée, autant d’éléments susceptibles de provoquer à eux seuls une transe légère. Ceux qui sont passés par le divan connaissent ces séances fécondes où l’on se trouve dans une sorte de rêverie où le vécu affectif émerge facilement et où les associations sont vraiment libres.

Les psychanalystes se sont toujours opposés à une utilisation de l’hypnose, en avançant l’argument classique: le transfert positif serait, dans la situation hypnotique, tellement puissant qu’il interdirait le travail analytique – en particulier l’analyse des résistances. Cela n’est pas prouvé.

 

 

RJ – Le désir d’hypnotiser n’est-il pas lié, chez le thérapeute, à des fantasmes infantiles de toute-puissance ?

LC – Vous savez, on peut dire cela de tout désir de guérir. On insiste très souvent sur la toute-puissance de l’hypnotiseur et l’obéissance aveugle de l’hypnotisé. C’est un mythe. L’hypnotiseur a un pouvoir, mais c’est celui que l’hypnotisé choisit de lui déléguer. Et celui-ci le fait dans la mesure où son économie le lui permet. On pourrait dire que la dépendance de l’analysé vis-à-vis de l’analyste est encore plus forte puisqu’elle va jusqu’à faire accepter au patient de passer des années sur le divan.

L’hypnose, entretien avec Léon Chertok (1/2)

Réalisé pour Le Monde en février 1980

 

L’hypnose est un sommeil artificiel provoqué généralement par un hypnotiseur qui disposerait de la volonté du sujet qui s’est abandonné à lui. Par ce qu’elle recèle de mystérieux sur le plan tant physiologique que psychologique, elle n’a cessé depuis deux siècles d’être au coeur de débats scientifiques et d’intrigues romanesques.

Il s’agit d’une technique connue et utilisée depuis des temps immémoriaux qui constitua sans doute une part importante de l’art de guérir tel qu’il était pratiqué par les sorciers, les guérisseurs et les chamans. En Europe, les grands chapitres de l’histoire de l’hypnotisme sont bien connus: Mesmer et son baquet, le marquis de Puységur et le sommeil hypnotique, les travaux de Braid en Angleterre, les découvertes de l’école de Nancy, le rôle essentiel qu’elle réservait à la suggestion, son opposition à la Salpêtrière dont le grand maitre, Charcot, refusait de dissocier hystérie et hypnotisme. Malgré le déclin de l’hypnotisme dans sa pratique, remplacé par des méthodes thérapeutiques suggestives diverses – et d’une certaine manière par la psychanalyse – l’intérêt qu’il suscite chez les spécialistes comme les profanes ne se dément pas.

Le docteur Léon Chertok (1911 – 1991) fut l’un des meilleurs connaisseurs de l’hypnotisme en France. Il le pratiqua notamment à l’Institut de psychiatrie La Rochefoucauld.

 

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RJ – L’hypnose apparait souvent comme une mystification, comme une pratique pour réunions foraines, d’où vient que vous vous y soyez intéressé ?

LC – Ne disons pas trop de mal des spectacles de foire. Après tout, c’est pour avoir assisté à de tels spectacles que des auteurs comme Braid, Charcot et Freud ont vu leur attention attirée vers les phénomènes hypnotiques. Ce qui me parait étonnant, c’est que l’on puisse, aujourd’hui encore, poser ce genre de question. Pour peu qu’on connaisse l’histoire de la psychothérapie, on ne peut qu’être intéressé par l’hypnose. Ne fût-ce que parce que la psychanalyse en est directement issue. En ce qui me concerne, j’avais eu l’occasion d’entrer en contact avec la technique hypnotique au cours de mes études de médecine à Vienne dans les années 1930. Mais, surtout, quinze ans plus tard, alors que j’étais à Paris au début de ma carrière de psychanalyste, je me suis trouvé en présence d’un cas d’amnésie. Un peu au hasard, je dirais en désespoir de cause, je me suis souvenu de l’hypnose. À mon grand étonnement, il a suffi d’une séance pour que l’amnésie disparaisse. Disons que je ne me suis jamais remis de ce succès thérapeutique.

 

 

RJ – L’hypnose peut aller d’une transe très légère au somnambulisme. Pourriez-vous nous dire quels sont les critères de l’état hypnotique ? Observe-t-on chez l’hypnotisé des modifications d’ordre physiologique ?

LC – Une des principales difficultés du problème de l’hypnose vient de ce qu’il n’y a pas à l’heure actuelle de critère objectif, physiologique, de l’état hypnotique, comme il en existe par exemple pour le sommeil. Cela ne veut pas dire que ces critères n’existent pas. Peut-être ne disposons-nous pas des instruments adéquats pour les mesurer. Nous ne pouvons que nous baser sur des données subjectives: le sentiment qu’a le sujet de se trouver dans un état de conscience différent, qui se traduit en particulier par des modifications du vécu corporel, du sentiment du temps et des espaces. Ces modifications peuvent prendre des formes variées, l’important est qu’il s’opère une distorsion par rapport au vécu habituel du sujet.

Un autre aspect, dans lequel on a longtemps voulu voir la caractéristique principale de l’hypnose, est la suggestibilité. C’est là une question extrêmement complexe, qu’il est difficile de résumer en quelques mots. En effet, il est vrai que l’on peut provoquer par suggestion hypnotique toutes sortes de phénomènes: hallucinations, modifications du comportement et même des modifications d’ordre physiologique – action sur la douleur (j’ai eu personnellement l’occasion de provoquer à deux reprises une anesthésie générale sans aucun adjuvant chimique, pour des opérations chirurgicales), sur la motricité (paralysies), des altérations tissulaires (brûlures), etc. Le sentiment d’être « téléguidé », passif, de ne plus avoir de volonté propre, fait souvent partie du vécu de l’expérience.

Pour autant, on ne saurait faire de la suggestibilité un critère de l’état hypnotique. Celle-ci n’est pas forcément proportionnelle à la profondeur de la transe et existe, d’ailleurs, également à l’état de veille.

Disons que l’hypnose est un état psycho-physiologique qui favorise, entre autres choses, ce que nous avons appelé une certaine « plasticité psychosomatique ». La suggestibilité désigne une aptitude à être influencé, de façon plus ou moins consciente, par des stimulations venues de l’extérieur. Les deux phénomènes se recoupent mais ne se recouvrent pas.

 

 

RJ – Comment faire la différence, dans le domaine de l’hypnose, entre pseudo-science et science réelle ?

LC – Les écrits naïfs ou charlatanesques sur la vie antérieure, les réincarnations, les dédoublements, force est de constater qu’ils sont légions. Mais je laisse le soin aux épistémologues de faire le tri.

Catwoman et son psychiatre

Article initialement publié dans La Nouvelle Quinzaine Littéraire.

 

 

Ce livre n’aurait sans doute jamais vu le jour si son auteur,  Jean-Michel Gentizon, psychiatre à Sainte-Anne, n’avait eu face à lui, dans son cabinet de consultation, une femme panthère venue trouver asile à l’hôpital après plusieurs jours d’errance diurne et nocturne dans les rues de Paris. Haletante, animale encore dans son apparence, elle retrouvait une forme humaine au fur et à mesure qu’elle lui racontait son incroyable histoire. Saisi de vertige, frappé de stupeur, le docteur Gentizon ne parvenait plus à savoir si, comme dans un film d’épouvante, c’était lui qui était devenu sa proie ou si, en l’apprivoisant au fil du temps, il ne l’arrachait pas à son animalité. À l’instar de Kafka, il épia inlassablement en elle les traces de ce qui avait été oublié, une histoire primitive d’un temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts.

 

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C’est d’ailleurs à cette « femme panthère qui lui fit éprouver le vertige du devenir animal » qu’il dédie cette enquête sur la lycanthropie. Ovide, déjà dans ses Métamorphoses, met en scène Lycaon, roi d’ Arcadie, qui défie la puissance de Zeus, à laquelle il ne croit pas et qu’il ne reconnaît pas. Transformé en loup, rejeté vers un monde d’errances, à jamais exilé de la parole, il  aura pour seul mode d’expression le cri ou le hurlement.

Dès lors, la lycanthropie relèvera de la mythologie et de la démonologie. Au seizième et dix-septième siècles, on assiste à de véritables épidémies de lycanthropie. Les inquisiteurs rivalisent de talent et de cruauté pour les éradiquer, traquant jusqu’au fond de leur être ces possédés du diable. Henri  de Boguet, Grand Inquisiteur s’il en fut et auteur du Discours exécrable des sorciers (1603), se vantera d’avoir fait périr à lui seul plus de six cents lycanthropes au cours de sa carrière.

Depuis que la psychiatrie s’est substituée à la démonologie, les lycanthropes se font de plus en plus rares, évincés des tableaux cliniques par les hystériques, les mélancoliques et autres déments. Mais la Raison n’en finit pas de surveiller et de punir celles et ceux qui la défient ou qui n’y ont pas accès. Un des derniers cas de lycanthropie, symptomatique d’un épisode de mélancolie délirante, est décrit de manière saisissante à la fin du dix-neuvième siècle par le docteur Morel. Il s’agit d’un jeune homme qui, dans son délire, se faisait une telle horreur à lui-même qu’il voulait l’inspirer à tous ses proches.

« Voyez cette bouche, disait-il, en écartant ses lèvres par l’introduction des doigts : c’est la gueule d’un loup, ce sont des dents de loup. J’ai des pieds fourchus. Voyez les grands poils qui me recouvrent le corps. Laissez-moi courir dans les bois et vous me tirerez un coup de fusil. » Cette métamorphose progressive de l’homme en animal désigne peut-être le moment où l’espoir est arrêté net et se présente comme un témoignage pétrifié de la contrainte sur tout ce qui vit.

Mais revenons à la femme-panthère qui troubla Jean-Michel Gentizon, comme chacun de nous a pu l’être en voyant le film de Jacques Tourneur, Cat People (La Féline, dans sa première version de 1942). Après des nuits et des jours d’errance dans Paris, poursuivie par des « ombres inquiétantes », hagarde, le regard traqué, elle semblait revenir d’une forêt de taillis. Elle était convaincue d’être une panthère. Elle ne reconnaissait plus son visage. Même son regard lui était devenu étranger. Témoin de sa propre défiguration en félin, elle martelait : « Même ce regard m’est devenu étranger ! » Elle voulait savoir ce qu’il y avait en dessous de son enveloppe corporelle. Des ordres hallucinatoires lui commandaient de se tuer. Des ordres qui semblaient faire écho à la conviction que son père, « envahissant, omniprésent et incestueux », était sur le point de mourir.

Plus tard, elle dira à son psychiatre:  « On me disait que j’avais un visage félin, que j’étais une féline. En réalité non, je ne suis pas féline, je suis orpheline. »

 

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L’un des mérites du livre de Jean-Michel Gentizon, outre ses rappels historiques et ses cas cliniques, est de ne pas nous enfermer dans une théorie : la vérité demeure inconnaissable, tout en nous rappelant que la lycanthropie guette chacun, ce que René Char a admirablement exprimé : « J’étais redevenu un animal primitif et si par hasard une femme s’était aventurée par là, je la violais. »

Il évoquait volontiers, nous dit Paul Veyne, cette sauvagerie et cette liberté du loup solitaire, « cette part jamais fixée, en nous sommeillante, d’où jaillira le multiple. » La fascination qu’exerce le lycanthrope est la juste mesure de nos pulsions de vie et de mort. Encore faut-il ne pas y succomber.

 

 

 

Jean-Michel Gentizon, De la lycanthropie, L’Âge d’Homme, 160 pages.

Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 7/7

7. La psychanalyse en accusation

 

 
En voulant ménager son ancien ami, c’est la psychanalyse, cette thérapie de riches oisifs, que Freud va conduire momentanément au banc de l’accusation. Et même un freudien aussi inconditionnel que Kurt Eissler regrettera la pusillanimité dont le Maître a fait preuve à cette occasion. À défaut de « forfaiture », il aurait pu établir qu’il y avait eu de la part de Wagner-Jauregg une faute professionnelle. Mais il aurait fallu pour cela qu’il  prît  nettement parti pour le lieutenant Kauders, ce qu’il se garda bien de faire.

Bref, le deuxième jour des débats fut une victoire complète pour Wagner-Jauregg et la Commission renonça à le poursuivre, ce qui suscita l’indignation d’Alfred Adler. Une fois encore, une solidarité invisible entre détenteurs du savoir et du pouvoir avait joué. On sait qu’elle est presque impossible à briser.

Signalons pour la petite histoire que le lieutenant Kauders devint un éditeur puissant en Allemagne, avant de devoir émigrer, en 1933, aux États-Unis. Là, il s’occupa de la publicité pour une grande entreprise et écrivit des livres pour enfants. Selon Eissler, c’était un homme d’une honnêteté exceptionnelle, rebelle à toute forme d’injustice et qui pensait que « vivre avec les autres est un jeu d’enfant…alors qu’il est tellement difficile de s’entendre avec soi-même… »

Je présume, ajoutait-il ironiquement, que c’est particulièrement vrai pour les psychiatres. Quant à Wagner-Jauregg, il ne pardonna jamais à Freud de ne pas avoir totalement épousé sa cause et, dans l’autobiographie qu’il rédigea à la fin de sa vie, il évoquait encore avec amertume cette « expertise vraiment défavorable. »

 

 

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Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 6/7

6. Freud entre en scène…

Après avoir écouté les explications de Wagner-Jauregg, le président de la Commission demande à entendre l’expert officiel : Sigmund Freud. Ce dernier est plutôt embarrassé : il tient à la fois à ne pas charger son ancien ami et à se démarquer des pratiques de son confrère. Autant vouloir résoudre la quadrature du cercle. Il commence par reprocher à Wagner-Jauregg d’étendre un peu trop le cadre de la simulation. Il feint de s’interroger : « Est-ce au psychiatre de jouer le rôle de mitraillette à l’arrière du front, rôle qui consiste à refouler les fugitifs », même si c’est ce qu’attend de lui l’administration militaire ? Bien des médecins, précise-t-il, ont abusé à cette occasion, non sans cruauté, de leur puissance. 
Mais il ajoute aussitôt que ce ne peut être le cas de Wagner-Jauregg : il le connaît depuis trente cinq ans et sait que « le sentiment humanitaire est pour lui le moteur du traitement des malades. » Karl Kraus, le pourfendeur de l’hypocrisie viennoise, qui suivait le procès, n’a pas manqué de ricaner. 

  
En fait, pour Freud, l’erreur de Wagner-Jauregg n’est pas d’avoir posé un diagnostic hâtif et, selon toute vraisemblance, erroné, ni même d’avoir soumis le lieutenant Kauders à des traitements qu’il juge certes pénibles (lui-même a pratiqué l’électrothérapie), mais bien d’avoir ignoré la psychanalyse et de ne pas s’en être inspiré dans ses thérapies. Ce à quoi Wagner-Jauregg a beau jeu de répondre : « Aucun simulateur ne vient se faire traiter chez le professeur Freud, tandis que, dans ma carrière, j’ai eu de nombreuses occasions de traiter les simulateurs. De plus, j’ai eu au cours de la guerre de riches expériences qui ont fait défaut au professeur Freud. »

Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 5/7

5. Ce qu’en pense Wagner-Jauregg

Wagner-Jauregg ne nie pas les faits : il en donne simplement une interprétation différente. L’électro-thérapie, dit-il, ne comporte aucun danger et se révèle souvent fort efficace. Les vomitifs également. Son travail consistait à distinguer les vrais traumatisés de guerre des simulateurs, et il demeure persuadé que le lieutenant Kauders était un menteur.

 

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Bien entendu, il ne lui serait jamais venu à l’idée que, si Kauders usurpait le rôle de malade, lui-même usurpait celui de thérapeute et qu’on aurait pu le qualifier de « tortionnaire » ou de « criminel de guerre ». Il était, au contraire, gravement affecté par des accusations qu’il jugeait sans fondement. Il avait accompli son devoir, un point c’est tout.

Bien des années plus tard, cependant, dans un accès d’honnêteté, il écrira dans son  auto-biographie : « Si tous les simulateurs que j’ai traités à l’hôpital, souvent de façon assez dure, s’étaient présentés pour m’accuser, cela aurait donné lieu à un procès impressionnant. »

Que l’aveu est facile quand la faute est oubliée !

 

Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 4/7

4. Le profil de Walter Kauders.

La confrontation eut lieu dans les bâtiments du Parlement, les 14 et 15 octobre 1920. Les principaux documents relatifs à l’affaire Kauders sont connus et ils ont été souvent reproduits, notamment par le directeur des Archives Freud, le psychanalyste Kurt R. Eissler. Ce dernier a même eu la chance de se lier, à partir de 1953, avec Walter Kauders à New-York. Les deux hommes ont beaucoup parlé et Eissler a ainsi pu vérifier les assertions de Kauders. Il le décrit comme un patriote, monarchiste de cœur, plutôt conservateur, qui aurait pu, sans la moindre difficulté, se soustraire aux obligations militaires – en 1914, il vivait et travaillait en Suisse – mais qui partit au front avec enthousiasme, se battit courageusement, fut blessé à plusieurs reprises, puis rendu progressivement à la vie civile.

En dépit de ses migraines et de sa difficulté à marcher, il sera convoqué par une Commission militaire qui décide de soumettre son cas à la sagacité de Wagner-Jauregg avant de statuer définitivement sur son sort. C’est dans ces circonstances que le lieutenant Kauders expérimentera les électro-chocs, ainsi que diverses substances nauséeuses et vomitives. Durant les deux mois passés dans la clinique universitaire, il tient le journal des « traitements » qu’il subit. Il le publiera après la guerre dans une revue militaire.

 

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Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 3/7

3. Sévices ou thérapie ?

 
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On accuse Wagner-Jauregg d’avoir humilié et torturé les soldats internés dans la clinique universitaire qu’il dirigeait. La presse de gauche se déchaîne contre lui.

Le journal Der Freie Soldat écrit:

« Le traitement des névroses de guerre est l’un des chapitres les plus atroces des soins apportés aux malades militaires autrichiens. »

Et un jeune lieutenant, Walter Kauders, porte plainte: enfermé pendant soixante-dix-sept jours avec de vrais fous, il aurait subi comme ses camarades des décharges électriques d’une violence inouïe. On l’aurait traité de vulgaire simulateur, alors qu’il avait été blessé à la tête. Et on n’aurait eu de cesse, après avoir tenté de le démasquer, de le renvoyer au front.

Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 2/7

2. Les deux protagonistes

Il y aurait une biographie comparée à écrire de Freud et de Wagner-Jauregg. Ils se connaissent de longue date, se tutoient et se respectent. Ils ont étudié la médecine ensemble avec les mêmes maîtres. Mais alors que Freud invente un nouveau rôle pour le psychiatre, celui de représentant des intérêts de son patient, et défriche un nouveau continent, l’inconscient, Wagner-Jauregg, lui, endosse les vêtements du psychiatre traditionnel. Il n’entend pas renoncer à son identité médicale. Rien d’étonnant dès lors si Freud se voit attribuer le prix Goethe en 1930 pour les qualités littéraires de son œuvre et si Wagner-Jauregg reçoit le prix Nobel de médecine en 1928 pour avoir trouvé un traitement, la malariathérapie, contre la syphilis. Freud mourra en 1939 à Londres et Wagner-Jauregg une année plus tard, à Vienne.
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La postérité retiendra le premier et oubliera le second. En 1920, cependant, Wagner-Jauregg est considéré comme l’une des plus éminentes personnalités scientifiques de son temps. Il dirige un hôpital et enseigne à l’Université. Et le voici sommé de se justifier devant une Commission d’enquête  et menacé de forfaiture. Que lui reproche-t-on au juste ?

Issei Sagawa, un esthète de l’horreur, épisode 1

La plupart des hommes mangent leur femme d’abord et la tuent ensuite. Pour avoir adopté la démarche inverse et franchi la frontière ténue entre le symbolique et le réel, Issei Sagawa a connu quelques ennuis avec la justice française et conquis une notoriété internationale. Les Rolling Stones eux-mêmes célébrèrent l’événement dans leur chanson Too Much Blood.

Issei Sagawa, rappelons-le, est ce jeune étudiant japonais, spécialiste de Shakespeare et de Kawabata, qui durant le mois de juin 1981, alors que François Mitterrand s’apprêtait à planter ses crocs dans la douce France, abattit d’un coup de fusil Renée, une Hollandaise âgée de vingt-cinq ans, la dépeça et pendant trois jours goûta aux différentes parties de son anatomie, sans négliger pour autant quelques voluptés nécrophiles.

Renée avait une passion pour les surréalistes et préparait un mémoire sur Marguerite Duras. Une manière comme une autre de se préparer à vivre un « amour fou ». Car Issei était persuadé d’atteindre en la mangeant une forme d’apothéose érotique. On ne connaîtra jamais l’opinion de Renée à ce sujet, mais on peut douter qu’elle l’ait partagée. Même les lectrices d’André Breton et de Marguerite Duras préfèrent les humiliations de la vieillesse à la splendeur d’une mort précoce.

Avant de tirer le coup de fusil fatal, Issei avait prié Renée de lui lire à haute voix un des plus beaux poèmes de l’expressionnisme allemand, Abend de Johannes Becher :

L’homme fort qui part pour l’Ouest avec le soleil levant
Je le loue avec joie
Il chasse une bête sauvage gorgée de sang dans le pays
Dans la journée dévore la ville
Se rassasie de cervelle
L’animal qui a déchiré la terre avec le mauvais désir ? 

 

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