Bukowski inédit: le grand feu

Inédit en français, extrait du recueil «Mocking Bird Wish Me Luck» (1972).

Copyright Yves Sarda pour la trad. française

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je suis en feu comme le cactus dans le désert

je suis en feu comme les paumes d’un acrobate

je suis en feu comme les crocs de l’araignée

je suis en feu à cause de toi et moi

je suis en feu en entrant au drugstore

je suis en feu je suis en feu

la fille me tend ma monnaie et

se moque de moi

je suis en feu seul dans mon lit

je suis en feu avec toi

je suis en feu en lisant un livre

sur Trotski, Hitler, Alexandre le Grand,

n’importe qui, tout humain mort vivant

marchant une fois sur la

terre

je suis en feu en regardant l’herbe

je suis en feu en regardant les oiseaux sur les fils télégraphiques

je suis en feu en répondant au téléphone –

je me lève d’un bond d’un seul quand il sonne

je brûle

je suis en feu en regardant du velours

je suis en feu en regardant un chat qui dort

je suis un truc impuissant qui brûle

parmi d’autres trucs impuissants qui brûlent

je suis couché sur le côté gauche et regarde les pierres tombales

alors je me couche sur le côté droit et regarde les pierres tombales –

elles sont toutes

en train de brûler

je suis en feu quand je colle un timbre sur une enveloppe

je suis en feu quand j’emballe des ordures dans un journal

je suis en feu à cause des héros, des nains, de la pauvreté et de l’espoir

je suis en feu à cause de l’amour et de la colère

je suis en feu comme une chauve-souris suspendue la tête en bas

comme un groom qui déteste les riches et sourit devant leurs pourboires

je suis en feu au supermarché

en regardant une femme plus que femme

se pencher pour choisir une salade de pommes de terre

je suis en feu comme une paire de ciseaux découpant les yeux du ciel

je suis en feu comme cent mille singes bouillis dans un seul coeur

et qui sanglotent à travers des siècles

d’impuissance

je suis en feu comme un couteau au tranchant sans tache dans un tiroir de

cuisine

je suis en feu comme un mendiant en Inde

un mendiant à New York

un mendiant à Los Angeles…

la fumée et la brûlerie s’élèvent

et la cendre est écrasée sous…

je suis en feu comme le cirque qui s’en est allé

le champion qui abandonne sur un genou

tout brûlant

tout seul

une seule

cendre

je suis en feu comme une baignoire sale dans un meublé isolé

je suis en feu comme le cafard que je tue avec ma chaussure

je suis en feu à cause des hommes, femmes et animaux

qui sont torturés et mutilés dans des lieux sombres et

solitaires

je suis en feu à cause des armées et des anti-armées

je suis en feu à cause de l’homme que je hais le plus au monde

je suis en feu sans aucune chance

la graisse est dans le feu, l’agneau est au-dessus

le sacrifice semble sans fin

l’épreuve semble sans fin

le soleil est en feu…

et l’horizon vitreux est rouge

et les pleurs

et les pleurs

et toi et moi

le soleil brûle tout :

les chiens, les nuages, la crème glacée

la fin

la fin de l’escalier

la fin de l’océan

le dernier cri

l’insecte dans le bocal

éclate en flammes

et l’intérieur du crâne

cède

en-fin

la fumée se

disperse

 

Charles Bukowski inédit: bon dieu les chiens aboient des couteaux

Inédit en français, extrait du recueil «The People Look Like Flowers At Last» (2008). Copyright Yves Sarda pour la traduction française.

 

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bon dieu les chiens aboient des couteaux

et sur les monte-charges

des bonhommes en meccano

décident de ma vie et de ma mort ;

les faucons louchent

et il n’y a rien à sauver ;

faites-nous connaître l’impossible

faites-nous savoir que les hommes forts meurent en meutes,

faites-nous savoir que l’amour s’achète et se garde

comme un chien-chien – un chien qui aboie des couteaux

ou un chien qui aboie de l’amour ;

faites-nous savoir que vivre sa vie

parmi des milliards d’idiots à la sensibilité moléculaire

est un art en soi ;

faites-nous connaître les matins les nuits et

la perfidie ;

laissez-nous partir avec l’hirondelle

laissez-nous lyncher le dernier espoir

laissez-nous trouver le cimetière des éléphants

et le cimetière des fous ;

laissez ceux qui chantent des chansons de leur invention

laissez les chanter aux idiots aux menteurs

et aux planificateurs stratégiques

dans un jeu trop ennuyeux pour les enfants ;

il n’y a qu’une unique façon de vivre

c’est seul,

et une unique façon de mourir, c’est pareil ;

j’ai entendu défiler leurs armées au pas

toutes ces années ;

que c’est fastidieux –

ce qu’ils visent et ce qu’ils ont gagné ;

que c’est fastidieux qu’ils soient mes maîtres

et me suivront sans doute dans la mort

ajoutant davantage de mort à la mort ;

la voie est entièrement creuse –

je touche un petit anneau à mon doigt

et respire l’air

battu.