Marcel Conche, tel qu’il était à dix-huit ans …

Intransigeant, vindicatif et déjà conscient de la passion philosophique qui l’habite.

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Par définition, les lettres d’amour sont bêtes. Si elles ne l’étaient pas d’ailleurs, ce ne seraient pas des lettres d’amour. J’étais donc curieux en ouvrant le volume des lettres adressées par Marcel Conche, élève au lycée de Tulle, à une jeune agrégée  de lettres classiques,  Marie-Thérèse Tronchon, qui après avoir été son professeur deviendra sa femme. Quinze années les séparent.

Et déjà dans ces lettres inédites  – il faut  » sauver  » celles qui témoignent de l’époque heureuse du courrier postal, dit Marcel Conche – pointe son génie. Il en faut pour asséner à sa fiancée une profession de foi aussi radicale que celle-ci :  » Ma confiance en la raison et en moi est totale. Je serai – sauf accident – ce qu’il me plaira d’être. Je n’ai pas imaginé de Dieu caché derrière les phénomènes pour surveiller mes actes. Je ne rends de comptes à personne. Je suis mon créateur et mon juge.  »

Pas la moindre trace de mièvrerie dans ces lettres, mais parfois des aveux émouvants :  » Je suis capable avec vous d’être heureux et cela me désespère, car adieu à toutes mes volontés baroques et pour toujours à cette philosophie glacée, adieu à moi-même, adieu à tout.  » Force lui est de reconnaître que son orgueil en prend un sacré coup : il est si difficile de s’abandonner à l’amour. Ce n’est pas Marie-Thérèse qui résiste, c’est lui. Il a voulu jouer avec le feu et il s’est brûlé. Il concède finalement :  » Je vous aime et c’est tout.  » Non sans ajouter : Pourtant…

Il en est de même pour la politique : elle le dégoûte. Et pourtant, il adhère au Parti communiste. Il reconnaît que c’est une faiblesse. Mais il pense, lui fils d’ouvrier agricole, donc fils d’esclaves, que faire de la politique  – le moins possible, car il déteste l’action – peut éventuellement briser les chaînes de l’éternelle soumission.

Il est question de mariage, car les fillettes  le dégoûtent autant que la politique, mais un mariage qui ne devrait pas durer plus de cinq ans.  » Au fond, concède-t-il, je crois que j’ai envie de vous épouser pour que vous me disiez quels remèdes il faut prendre et comment trouver sa place au théâtre.  » Difficile de faire moins romantique. Et il faut un sacré caractère pour écrire ( et il le pense vraiment ) à la femme qu’il aime qu’il est un bloc invulnérable, parfaitement insensible et que nul n’ébranlera jamais.  » Quant à la société, ajoute-t-il, c’est un oripeau vil et les autres sont des fantômes.  » Avec cette correspondance, Marcel Conche se livre tel qu’en lui-même et tel qu’il ne cessera de le faire, non seulement dans sa philosophie, mais aussi  dans son  » Journal étrange  » où l’on retrouve le jeune homme de dix-huit ans, décidé à ne pactiser avec rien.

 

 

Marcel Conche, Lettres à Marie-Thérèse 1942-1947 – 265 pages. HD Témoignages. 22 Euros.

Que nous reste-t-il de Marx et Heidegger ?

Nos larmes pour pleurer à supposer que nous leur ayons apporté un peu de crédit.

Une anecdote, pour commencer, qui mérite toujours d’être rappelée : en 1919, Freud avait rencontré un fervent communiste qui lui avait dit que l’avènement du bolchevisme amènerait quelques années de misère et de chaos, mais qu’elles seraient suivies de la paix et de la prospérité universelle. Dubitatif, Freud lui avait répondu qu’ il croyait à la première partie de ce programme, mais que la seconde relevait de la psychiatrie, comme toute forme d’utopie. Freud considérait l’histoire comme un système clos, sans probabilités inconnues. Ce qui va se passer est ce qui s’est passé. Plus encore que des  restaurations, l’histoire se nourrit de reproductions fidèles. D’où le dédain de Freud pour l’avenir et son pessimisme roboratif. Comme Marx semble naïf à côté de lui !

On ne répétera jamais assez à cette occasion la vieille blague soviétique : « Un communiste, c’est quelqu’un qui a lu Marx. Un anticommuniste, c’est quelqu’un qui l’a compris. »

Le monde entier en était revenu, mais les intellectuels français, comme pour Marx, continuaient à voir en Martin Heidegger un héros de la pensée. Il aurait certes commis de son propre aveu « une grosse bêtise » en flirtant avec le nazisme, mais sa pensée volait à une telle altitude, tel l’aigle sur la Forêt Noire, qu’il ne fallait pas s’arrêter à des détails aussi mesquins pour le juger. Il n’avait pas été compris. Il ne le serait jamais, sinon par des esprits malveillants ou bornés.

Guillaume Payen, philosophe et historien, ne s’en est pas laissé conter : son Heidegger, catholicisme, révolution, nazisme, vaste et passionnante enquête sur la vie et l’œuvre du philosophe, sonne le glas de son nationalisme militariste et son rêve de domination allemande de toute la terre portés par un dépassement de la métaphysique qui, au travers d’une méditation avec Hölderlin et d’une explication avec Nietzsche, allaient sauver l’Occident de la mort spirituelle qui le guettait. En des termes plus simples, Hitler pensait de même, agissant en conséquence, inquiet, comme Heidegger, de l’enjuivement de son peuple et soucieux de son rôle historique prééminent. Là encore, Freud nous a beaucoup appris sur les liens entre paranoïa et philosophie. Mais ni Heidegger, ni Hitler ne lui ont prêté la moindre attention : les délires sont tellement plus exaltants. Ils le sont aujourd’hui encore, sous une forme qui n’est pas moins terrifiante : chaque génération a droit à ses accès de folie avant de vider la coupe de l’amertume.

 

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Et comme l’Histoire nous sert souvent les mêmes plats, il n’est pas interdit de s’interroger sur l’islam, « ce communisme du vingt et unième siècle » selon la formule de Jules Monnerot, dont le Coran n’a rien à envier au Manifeste de Marx et d’Engels ni à Mein Kampf en matière de totalitarisme. La plus grossière erreur que nous ayons commise est sans doute de placer sur le même plan le judaïsme, le christianisme et l’islam, rendant, par là-même, impossible la critique du Coran.

La seule chose à retenir de l’Histoire, c’est qu’on n’apprend rien d’elle.