Walter Benjamin en toutes lettres

Personne n’a mieux portraituré Walter Benjamin que Frédéric Pajak dans son Manifeste incertain ( 1 ) où il le suit dans ses pérégrination parisiennes, ses tentatives toujours avortées d’obtenir, lui le juif berlinois traducteur de Baudelaire et de Proust, la nationalité française jusqu’à Portbou dans les Pyrénées où il se donnera la mort, le 26 septembre 1940. Cet homme traqué, fuyant la barbarie, laisse un dernier mot : « Dans une situation sans issue , je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village des Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever. »

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Walter Benjamin par Frédéric Pajak

 

Il a quarante-huit ans. Il est pratiquement inconnu. Intuitivement, il sait qu’il lui faut mettre le meilleur de lui-même dans ses lettres. La dernière, celle d’un homme désespéré, sera aussi la plus bouleversante, car il est allé aussi loin que possible, sans retour en arrière, dans ce qu’il désignait en allemand comme la Katastrophe et qu’il n’a eu de cesse de cerner et d’approfondir. La morphine l’en délivrera. Bizarrement, personne ne retrouvera le corps de Walter Benjamin. Il est probable que sa dépouille ait été jetée dans la fosse commune. Mais le mystère demeure, certains, comme Stephen Schwartz, assurant qu’il aurait été assassiné par les agents du NKVD, le service secret de l’URSS. La mort qui ,en général , nous rend à l’obscurité, l’a transformé en mythe et on ne compte plus les études ni les films qui lui ont été consacrés. Cet exilé, vivant d’une modeste rente paternelle, a rejoint dans l’imaginaire Franz Kafka qu’il comparait volontiers à Laurel , qui aurait trouvé son Hardy avec Max Brod. Impossible, disait Walter Benjamin, de bien comprendre Kafka « sans parvenir à dégager les côtés comiques de la théologie juive« .

Le comique est souvent présent dans la vie de Walter Benjamin en quête de ce visa exceptionnel  qui serait un sésame pour les États-Unis. Au consulat américain, on lui remet un questionnaire qui comporte la question : « Êtes -vous le ministre d’un culte ou le professeur d’un collège ou d’une académie ? »

Il rédige alors ses dix-huit thèses sur le concept d’histoire, mais refuse de les publier, « car elles ouvriraient la porte à d’enthousiastes équivoques ». Il goûtait particulièrement ce moment où des insurgés, lors de la Révolution de Juillet, tirent sans se concerter dans divers lieux de Paris sur les horloges « afin d’arrêter le temps ». Nostalgique, il regrette le temps où les flâneurs, dans les passages parisiens, se promenaient avec une tortue et marchaient au rythme de l’animal. Le flâneur, et il en était un, est un ennemi passif de la société : il déambule, contemple les marchandises, mais ne consomme pas. S’il est un prophète pour notre temps, c’est bien lui.

W. G. Sebald,  dans ses Séjours à la campagne, se demande dans quelles eaux troubles et mensongères notre vision de la littérature aurait continué à patauger si, peu à peu édités, les écrits de Walter Benjamin et de l’École de Francfort, ce centre juif consacré à la recherche en histoire intellectuelle et sociale n’étaient venus nous ouvrir d’autres perspectives. Pour le savoir, rien de tel que de lire les Lettres sur la littérature que Walter Benjamin écrivit de 1937 à 1940 à Max Horkheimer, alors réfugié à New York. Ces lettres, admirablement éditées, restituent de manière impitoyable l’ambiance de l’époque où le défaitisme le dispute au conformisme. « Le conformisme des hommes de lettres leur dissimule le monde dans lequel ils vivent. Et ce conformisme est le fruit de la peur. »

Même pour les intellectuels du parti communiste , il reste un juif allemand marxiste certes, mais dont on se méfie. Cet intellectuel sans attaches, ce penseur sans abri, cet écrivain tout en paradoxes et en subtilité, ce critique trop clairvoyant embarrasse chacun. Nombreux sont ses  proches qui veulent l’aider, notamment à obtenir la nationalité française, mais aucun n’y met beaucoup de ténacité.

Dans le mouchoir de poche de sa chambre de bonne sous les toits de Paris – il y gèle l’hiver et y étouffe l’été – il contemple cette ville qui le tue et à laquelle il est entrain de consacrer une étude sublime et inachevée: Paris, capitale du XIX siècle. Le Livre des Passages.

Il livre aussi à Max Horkheimer ses jugement sur les écrivains qu’il côtoie – de Cocteau à Claudel – et le jugement qu’il porte sur leurs œuvres. D’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit et catholique personnaliste, il dit que le bénéfice que l’on tire de ses essais est médiocre. Il observe que la psychanalyse pousse beaucoup de ses amis dans les bras de l’obscurantisme. Que dirait-il des lacaniens aujourd’hui ?  À propos de Céline, il se demande si son nihilisme médical qui fait parfois penser à celui de Gottfried Benn n’est pas devenu une position de réserve du fascisme.

Si Benjamin privilégie la lettre – et la censure l’oblige parfois à écrire en français – c’est qu’elle témoigne sur le vif et à l’instant de l’effroi que suscite chez lui la double montée et du fascisme et de la lâcheté qu’elle provoque. Il les décrit dans leurs ressorts à la fois intimes et sociaux. En tant que document historique, ces lettres ont une valeur inestimable. Mais, à mon sens, elles n’en ont que plus dans la situation présente que nous vivons au quotidien. Si , pour Walter Benjamin, la qualité d’un texte se reconnaît à son pouvoir prophétique, il ne fait aucun doute qu’il est un prophète pour notre temps.
(1) Manifeste incertain 3 de Frédéric Pajak. Les Éditions Noir sur Blanc.

 

Lettres sur la littérature de Walter Benjamin. Éd. établie et préfacée par Muriel Pic, traduite de l’allemand par Lukas Bärfuss. Éd. Zoé. 150 pages.

 

 

Article initialement publié dans La Nouvelle Quinzaine littéraire.

Issei Sagawa, un esthète de l’horreur, épisode 2

Ce qui s’est passé ensuite, Sagawa ne s’est pas privé de le raconter et de le commenter à maintes reprises. Il voulait, confie-t-il au journaliste Patrick Duval, sentir le goût unique de la vie de Renée. Il lui raconta également que quatre jours après n’avoir mangé que la chair de Renée – il ne cache pas une certaine déception : trop de ressemblance avec le bœuf –, il eut envie d’une salade niçoise. Il se balada dans Paris. Il y avait une fête sur le pont Neuf. On entendait la Sixième symphonie de Beethoven. Il jeta la trousse de maquillage de Renée dans la Seine. « J’avais l’impression, dit-il, que l’esprit de Renée flottait sur la Seine. C’était très poétique, très beau. »

Arrêté dans des circonstances rocambolesques – il avait découpé en petits morceaux le cadavre de Renée et, muni de deux valises, s’était rendu en taxi au bois de Boulogne pour les jeter dans le lac –, il sera incarcéré à la prison de la Santé où son père, un riche industriel, lui apportera Crimes et Châtiments de Dostoïevski. Suivant l’avis de trois experts psychiatres, le juge Bruguière prononcera le 30 mars 1983 une ordonnance de non-lieu. Sagawa, pour les Français, ne relève pas de la justice mais de la psychiatrie. Au Japon, en revanche, où il retourne en toute légalité, les psychiatres ne cachent pas leur perplexité : rarement criminel aura été aussi normal. « Quant à ses compatriotes, écrit Patrick Duval, ils l’accueillent comme une sorte de champion de l’horreur, un phénomène digne du livre des records ». Auréolé de cette gloire inattendue, Sagawa commente pour la presse les faits divers les plus macabres, tourne dans des films porno, fait de la publicité pour des restaurants de viande, peint et écrit des livres aux titres évocateurs :  J’aimerais être mangé, Excusez-moi d’être en vie ou Ceux que j’ai envie de tuer. Dans l’un d’eux, comble de l’ironie morbide, il dessine des jambes de femme dont le mollet est entaillé. Avec pour légende : « Je n’ai pas assez mangé ».

 

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Il déclare à la télévision allemande : « L’esprit japonais est très différent du reste du monde. Les Japonais oublient au fur et à mesure que la société change. Les Européens, eux, n’oublient jamais. Alors qu’au Japon, je suis devenu un clown, ici, en Europe, je reste un cannibale. D’un côté, dit-il encore, je regrette d’avoir tué Renée, mais de l’autre, j’avais raison : c’était vraiment bon. »

Issei Sagawa, un esthète de l’horreur, épisode 1

La plupart des hommes mangent leur femme d’abord et la tuent ensuite. Pour avoir adopté la démarche inverse et franchi la frontière ténue entre le symbolique et le réel, Issei Sagawa a connu quelques ennuis avec la justice française et conquis une notoriété internationale. Les Rolling Stones eux-mêmes célébrèrent l’événement dans leur chanson Too Much Blood.

Issei Sagawa, rappelons-le, est ce jeune étudiant japonais, spécialiste de Shakespeare et de Kawabata, qui durant le mois de juin 1981, alors que François Mitterrand s’apprêtait à planter ses crocs dans la douce France, abattit d’un coup de fusil Renée, une Hollandaise âgée de vingt-cinq ans, la dépeça et pendant trois jours goûta aux différentes parties de son anatomie, sans négliger pour autant quelques voluptés nécrophiles.

Renée avait une passion pour les surréalistes et préparait un mémoire sur Marguerite Duras. Une manière comme une autre de se préparer à vivre un « amour fou ». Car Issei était persuadé d’atteindre en la mangeant une forme d’apothéose érotique. On ne connaîtra jamais l’opinion de Renée à ce sujet, mais on peut douter qu’elle l’ait partagée. Même les lectrices d’André Breton et de Marguerite Duras préfèrent les humiliations de la vieillesse à la splendeur d’une mort précoce.

Avant de tirer le coup de fusil fatal, Issei avait prié Renée de lui lire à haute voix un des plus beaux poèmes de l’expressionnisme allemand, Abend de Johannes Becher :

L’homme fort qui part pour l’Ouest avec le soleil levant
Je le loue avec joie
Il chasse une bête sauvage gorgée de sang dans le pays
Dans la journée dévore la ville
Se rassasie de cervelle
L’animal qui a déchiré la terre avec le mauvais désir ? 

 

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François Roustang et les manigances de Lacan…

En dépit de ses quatre-vingt treize ans, François Roustang n’a rien perdu de son esprit malicieux et iconoclaste. Une soirée avec lui chez Yushi, notre cantine de la rue des Ciseaux, est une leçon de vie : on en sort rasséréné avec une seule envie, celle de danser. D’ailleurs, nous a-t-il raconté, rien ne lui a fait plus plaisir que d’être invité dans un club de danse pour y parler de ses livres. L’hypnose, la magie, la poésie, la danse…si le divin doit s’inviter chez l’homme, ce ne peut être que sous cette forme. Par ailleurs, cet ancien jésuite ne croit ni en Dieu, ni en la résurrection, ni dans les rites et encore moins dans le Moi cette baudruche gonflée d’orgueil. Il n’éprouve aucune empathie pour ses patients qui ne sont le plus souvent que des maladroits qu’un geste suffit à guérir, voire une parole cinglante  – une incitation au suicide par exemple  – à réconcilier avec les petites choses, les toutes petites choses de la vie. Toute explication est inutile, voire néfaste : elle n’aboutit qu’à retarder ce moment décisif où nous devons tout lâcher, ne plus penser et ne plus vouloir, ne plus nous demander comment nous pourrions nous en sortir et même si nous pouvons nous en sortir. Sans appui dans le passé, sans espoir dans le futur, démuni au plus fort de l’incertitude et du doute : c’est là la Voie à atteindre, nous dit en rigolant François Roustang, ce moine taoïste qui aurait tout appris de Maître Eckhardt et de la mystique rhénane. Une séance suffit le plus souvent. Et quand il raconte comment elles se passent, c’est à mourir de rire : il demande simplement à ses patients d’apprendre à s’asseoir correctement dans leur fauteuil ou, dans les cas les plus lourds, à se couper la tête. Ce que son patient doit affronter, c’est l’impossible. Et d’ailleurs, il n’y parvient jamais, ajoute Roustang en souriant.

Il a beaucoup appris de Lacan qui, lui aussi, était un Maître Zen. Il reconnaît n’avoir jamais compris le moindre mot de ce qu’il disait, sinon que l’analyste ne doit s’autoriser que de lui-même. C’est Lacan qui, après l’avoir lu, lui avait téléphoné pour le voir. Il voulait qu’il intègre son École. Il le flattait un peu trop pour être crédible, lui a fait remarquer Roustang. C’etait un redoutable manipulateur qui dissimulait sa faiblesse en humiliant les faibles et en neutralisant par des flagorneries ceux qui auraient pu lui porter ombrage. Le profil parfait de celui qui veut fonder une secte. François Roustang qui avait déjà passé vingt ans chez les Jésuites, connaissait trop bien tous les trucs pour s’y laisser prendre. Il a fait une analyse avec Serge Leclaire, analyse qui l’a libéré du fardeau de la religion, de toute religion, et même du lacanisme. Il n’a jamais songé à avoir des disciples, jugeant la chose plutôt grotesque. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne porte pas Jacques-Alain Miller dans son cœur.

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À propos de Lacan, une anecdote. On ignore, en général, qu’il était un peu sourd. Lors d’un congrès, François Roustang était assis à côté de lui. Lacan lui a alors demandé de lui filer des notes pour qu’il puisse suivre les débats. Pendant toute une matinée, ils n’ont donc pas cessé d’échanger des petits mots. À la fin du congrès, tous les fidèles lieutenants de Lacan ont absolument voulu savoir quels étaient ces mystérieux échanges. Roustang s’est borné à dire d’un air mystérieux :  » C’est une affaire entre lui et moi « . Ce qui lui a valu le respect de toute l’assemblée.

Conversation avec Henri Cartier-Bresson

Ce 18 juin 2001

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Hier soir, j’ai trinqué à l’anarchie avec Henri Cartier-Bresson. Il a eu un parcours assez classique: catholique (sans la foi), communiste (sans la carte du parti), anarchiste (avec humour) et maintenant bouddhiste – il avait été marqué tout comme je l’ai été par le livre de Serge Kolm. Me confie qu’il était très lié à Masud Khan, ce psychanalyste pakistanais formé par Winnicott et qui travaillait à Londres. Henri répète souvent: « Masud me manque ». Mais jamais il n’aurait entreprit une analyse: « Ça coupe les couilles », dit-il. Je démens. D’ailleurs, Masud lui avait affirmé: « L’analyse, ce n’est pas pour vous ». Masud avait raison.

Henri me dit qu’il n’y a plus que deux écrivains qu’il peut encore lire sans ennui avant de s’endormir: Proust et Saint-Simon. Il m’avoue avoir été marqué, malgré tout et presque contre son gré, par André Gide.

Nous parlons aussi de Louise Brooks et de Wittgenstein – « les deux plus lucides du siècle », dit-il. Je lui demande s’il aimerait revenir sur terre après sa mort. Cette question n’a pas de sens pour lui, en bon bouddhiste il ne croit pas à la mort. Martine Frank, sa compagne, qui a été analysée (« il le fallait pour vivre avec Henri ») intervient: « Revivre ? Ça jamais !..

-Même pas avec moi ? », demande Henri en lui envoyant délicatement un baiser.

 

Il ne se mettra que deux fois en colère lors de cette soirée organisée par Isabelle Huppert: la première lorsqu’il parle de la morale judéo-chrétienne, « une vraie saloperie »; la seconde lorsqu’une femme l’interrompra pour lui dire qu’elle est aussi photographe. « Mais c’est de la foutaise ! … Apprenez plutôt le dessin ! et la géométrie ! »

George Steiner juge Michel Foucault

La vie intellectuelle française serait un magasin de farce et attrapes, selon George Steiner. Ou un théâtre grotesque avec des stars arrogantes qui jouent des comédies bouffonnes. Un temps, les soliloques quasi impénétrables de Lacan sur les nœuds du fil rouge freudien firent salle comble. Puis monta sur scène un mandarin caméléon du nom de Michel Foucault dont les traits peu engageants s’étalèrent sur le papier glacé des magazines avant qu’il ne finisse au Collège de France.

Ce qu’il reste après l’avoir lu ? Juste une impression intolérable de verbosité, d’arrogance et de la plus obscure platitude. La seule question: « Pourquoi s’emmerder avec tout ça ? »

Il n’y a pas là la moindre idée qu’on puisse soumettre à un examen rationnel. Si j’avais un conseil à donner à Michel Foucault,  poursuit Steiner, ce serait de proposer des versions abrégées et simplifiées de ses livres et de les faire réviser par des maîtres de la clarté logique comment le furent en leur temps Russell et Quine. On verrait alors qu’il n’y a rien de neuf chez Foucault: tout juste une resucée de Frances Yates et de Kuhn. Par ailleurs, l’indifférence dédaigneuse de Foucault par rapport à ses sources est typique de l’esprit français.

S’il fallait néanmoins lui concéder quelque chose, ce serait d’avoir comme Nietzsche – mais avec moins de finesse et de profondeur – contribué à montrer les masques cruels et éphémères sous la peau d’une normalité sociale qui relève de l’évident, mais qui n’est bien sûr qu’une construction intellectuelle à des fins de coercition.

George Steiner avait visiblement un compte à régler avec Michel Foucault. J’en sais un peu plus sur leur relation grâce à Pierre-Emmanuel Dauzat, mais je me garderai bien de divulguer ce qu’il m’a confié. Chacun d’ailleurs peut le deviner. Quant aux critiques de Steiner sur l’esprit français,  je les partage. Comme d’ailleurs la plupart des intellectuels anglo-saxons.

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Tout en ajoutant que cette imposture permanente ne contribue pas peu au charme de la vie parisienne.

À l’heure du thé…

g_PP10Mones02Vers seize heures trente, j’ai sonné à la porte de son apparentement de la rue de Vaugirard au huitième étage qui grâce à ses larges baies vitrées était de plain pied avec le ciel et les toits de Paris. Il avait préparé un thé avec des petits gâteaux. Et nous avons passé plus de deux heures à bavarder et, le plus souvent, à rire. De tout et de rien. Par exemple, du petit sac que je portais en bandoulière et d’où émergeait un livre. Foucault m’a d’abord demandé si c’était un havresac, tout en ajoutant qu’il aimait ce mot sans en connaître la définition exacte. En fait, un havresac se porte sur le dos à l’aide de bretelles. Nous avons convenu qu’il s’agissait plutôt d’une sacoche d’écolier que d’un havresac  – qui fait plus militaire. Je note cela, car rien n’est plus faux, ni plus stupide que d’imaginer qu’entre intellectuels les discussions vont forcément porter sur des sujets graves et vite devenir lassantes. Ce n’est jamais – et j’insiste sur jamais – le cas. Quiconque aborderait un sujet sérieux, serait immédiatement disqualifié. C’est même à cela qu’on reconnaîtrait sa bêtise.

Mais revenons à Foucault. Il s’est installé sur son divan de manière très décontractée pendant que nous bavardions et rejetait souvent la tête en arrière pour rire. Avec son crâne rasé, son teint hâlé, sa sveltesse, son élégance discrète, il aurait été parfaitement à sa place dans un film noir américain.

Il quitte rarement son interlocuteur des yeux et on perçoit aussitôt chez lui une curiosité sans cesse en éveil et un jugement rapide. Comme moi, il aime les cancans surtout s’ils sont empreints d’une certaine malice. Ainsi, il m’a appris qu’André Fontaine, qu’il surnomme Monsieur de Norpois, a voulu se présenter au Collège de France. Foucault, tout en estimant qu’il n’y a pas de politologues sérieux en France aujourd’hui, était favorable à sa candidature. C’est Raymond Aron qui s’y est opposé. À propos du Collège de Philosophie, il m’a dit avec pas mal d’ironie dans la voix et le regard que c’était tout à fait normal que Derrida le dirige, puisque  » c’est le plus grand philosophe vivant « .

Nous avons peu parlé des hommes politiques français: « Je n’attends rien d’eux, m’a-t-il dit. Ils sont démagogues, malhonnêtes et cyniques…moins par nature vraisemblablement que par fonction. »AVT_Michel-Foucault_7980

Il ne comprend pas que Robert Badinter ne l’ait pas associé à la réforme du Code pénal  (on ne sait pas ce qu’est la justice, mais il faut un Code pénal, a-t-il précisé en observant mon regard dubitatif), ni pourquoi Jean-Pierre Chevènement s’est répandu en calomnies sur son compte. Michel Foucault est plus susceptible qu’il n’y paraît, ai-je alors songé. Et beaucoup trop mobile pour appartenir à une cause, un parti, une foi. En somme : irrécupérable. Cela me l’a rendu encore plus proche.
La conversation s’est poursuivie, alors que la nuit tombait sur Paris. Il a allumé la lumière. Et nous nous sommes mis à parler de l’Iran et de la révolte des masses.

Vous en saurez plus demain.