MÉMOIRES D’UN OBSÉDÉ SEXUEL …

En 1888, un vieil Anglais fortuné demanda à un éditeur hollandais spécialisé dans la littérature érotique de publier à ses frais et anonymement un énorme manuscrit dans lequel il avait consigné sa vie sexuelle. Il ne devait pas être tiré à plus de six exemplaires. Il n’est pas certain que l’éditeur ait respecté la requête de son client pour le tirage, mais il préserva son anonymat. Il le préserva si bien qu’aujourd’hui encore, en dépit des investigations des plus fins limiers de la critique britannique, un doute subsiste sur l’identité de l’auteur de Ma Vie Secrète. Nul doute, en revanche, sur le prodigieux intérêt et la valeur littéraire de ce document : nous nous trouvons en présence, tout comme pour le journal d’Amiel, d’un livre à proprement monstrueux, plus de onze volumes qui totalisent plusieurs milliers de pages dans l’édition anglaise (Grove Press, 1966) et qui, sans apprêt, avec un naturel confondant, ressassent un thème unique : la jouissance sexuelle.

Michel Foucault, qui en avait préfacé des extraits, me disait combien il était fasciné par ce récit méticuleux, rédigé dans le seul souci de restituer ce qui s’est passé, comment, selon quelle intensité et avec quelle qualité de sensation. Il situait Ma Vie Secrète à la confluence de trois courants : celui de l’examen de conscience prôné par l’Église, celui de la recherche acharnée d’une certaine vérité du plaisir telle qu’elle s’exprime chez Rétif et Sade, celui enfin de la sexologie naissante : Krafft-Ebing n’est pas loin. Walter, le narrateur de Ma Vie Secrète , tient son journal depuis son plus jeune âge.

« Cette habitude, note-t-il, m’a peut-être incliné plus tard à consigner ma vie intérieure et secrète. » Il insiste sur le fait qu’il écrit sans égards pour ce que le monde appelle la décence : « La décence et la volupté dans leur pleine acception ne peuvent coexister : l’une tuerait l’autre. »
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À l’opposé d’Amiel qui conjugue analyse psychologique et impuissance, Walter ne prétend pas expliquer ses actes. Sa conduite, comme celle de ses partenaires, lui paraît après-coup souvent étrange, folle ou absurde : il se bornera donc à la décrire. Il se situe d’emblée au-delà de toute morale. Nulle trace de puritanisme chez lui, ni de perversité, mais un goût immodéré pour l’autre sexe : « Les femmes ont été le plaisir de ma vie. J’aimais le con, mais aussi qui le portait. J’aimais bien la femme que je foutais et pas seulement le con que je foutais, et c’est là une grande différence. » Observateur de la luxure à laquelle il s’abandonne sans retenue, Walter a compris très jeune déjà que toutes les filles, riches ou pauvres, corsetées ou dépravées, « se languissent en secret de la chose« .

Ce qu’il y a de plus saisissant dans ses confidences – il ne prétend jamais être un Casanova ou un Hercule du sexe -, c’est la manière dont, « par sa ruse concupiscente » et ses « rapides assauts obscènes« , il parvient à ses fins. Il lui arrive quand on lui résiste de bousculer une fille ou de l’acheter, mais dénué de tout scrupule, il s’en accommode fort bien. En revanche, il éprouve une certaine gêne et pas mal de répugnance à associer d’autres hommes à ses expériences érotiques. Il avoue avoir hésité plus d’une fois à détruire le récit qu’il fit de ce type d’expériences, mais convaincu d’après sa philosophie qu’en matière de luxure tous les besoins sont naturels, il ne censura pas son manuscrit.

« Il n’y a pas, commente-t-il, plus de mal à ce qu’un homme caresse la bite d’un autre ou à ce qu’une femme titille le clitoris de sa compagne qu’il n’y en a dans une banale poignée de mains. Cependant l’éducation et les préjugés sont tels que je ne puis évoquer ce caprice sexuel sans déplaisir.« 

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N’éprouve-t-on pas une certaine lassitude, voire un sentiment d’écoeurement, face aux assauts coïtaux mille fois répétés de cet insatiable Anglais ? Paradoxalement, non. Car d’une part, il ne cherche jamais à se mettre en valeur – rien d’un fanfaron du vice chez lui – et, d’autre part, il excelle à décrire  des situations certes convenues, souvent exploitées dans la littérature érotique, mais qui, avec lui, donnent au lecteur l’illusion de la nouveauté et du naturel. Il parvient à nous faire partager ses angoisses, notamment quant à la taille de son pénis, ses craintes concernant les maladies vénériennes, son indifférence haineuse à l’égard de son épouse, ses instants de folie, avec une spontanéité redoutable. Dès lors qu’un homme se livre avec une telle franchise, fût-il, le pire des criminels, on le suivrait au bout du monde. « Mon sens de l’honneur était puissant, ma lubricité plus puissante encore. » Tout  son personnage tient dans cet aveu.

Ma galerie de nihilistes 4: Kitamura, de l’idéalisme au nihilisme…

En ouvrant au hasard le beau livre de Maurice Pinguet, un proche de Michel Foucault, sur la mort volontaire au Japon, j’y ai fait la connaissance de Kitamura Tôkoku ( 1868-1894) un fils de samouraï nourri de Byron et d’Emerson. Il était obsédé par l’idée que nourrir  de grands rêves, concevoir une œuvre immortelle, mais n’être pas en mesure d’y parvenir, devait s’expier. Dans un essai qu’il publia un an avant sa mort, il écrivit qu’une part de vengeance entre fatalement dans le suicide. On s’en prend à soi-même des torts qu’on s’est infligés. Et quel plus grand tort que de ne pas devenir ce qu’on croyait, ce qu’on voulait être ? Il y a sans doute, tapie au plus profond de nous , une culpabilité de non-création qui sabote toute idée de bonheur ou de plaisir. L’idéalisme conduit au nihilisme et nourrit le ressentiment en mesurant ce qui existe à ce qui devrait exister. Un moment vient où le rêveur venge son rêve : il s’y sacrifie.

Si tel était plus souvent le cas, nous assisterions à une réjouissante hécatombe de suicides. Mais les hommes ont pris la fâcheuse habitude de rejeter la faute sur autrui et leur condamnation du monde se met plutôt au service de la satisfaction qu’ils prennent à combatte le Mal sous quelque forme – politique, morale, religieuse…- qu’il se présente. Rares sont ceux qui dédaignent ce subterfuge. D’ailleurs, on les oublie vite, mettant au compte d’une mélancolie morbide leur lucididité. Tel fut le destin de Kitamura. Ne parvenant pas à convaincre sa jeune épouse qu’ un suicide à deux leur épargnait bien des déboires et des désillusions, il tenta de s’égorger d’un coup de dague le 28 décembre 1893, mais on le secourut, on l’hospitalisa et la blessure se cicatrisa. Il estimait sa vie ratée. Rater son suicide était une humiliation de trop : il se pendit tout simplement à l’arbre d’un de ses jardins. Un fils de samouraï ne tergiverse pas avec la mort.

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C’est l’occasion ou jamais de rappeler ce que le plus grand romancier de l’époque, Natsume Sôseki, prophétisait dans Je suis un chat (1905) : « La plupart des gens n’ont pas une grande intelligence et ils laissent les choses suivre leur cours naturel, puis le monde et ses difficultés finissent par les tuer. Mais les hommes de caractère ne se satisfont pas d’une mort à petit feu. Ce qu’ils veulent, c’est quitter ce monde d’une façon qui portera leur marque personnelle. »
J’ajoute qu’au prêt-à-porter de la mort naturelle succédera l’élégance du suicide longuement élaboré et pensé. Que n’enseigne-t-on d’ailleurs dans les écoles la Suicidologie au lieu de la Morale !

Quand je faisais mes gammes…

Le 4 février

 

J’ai eu ce qu’il est convenu d’appeler une enfance préservée, une enfance bourgeoise. Père professeur, mère au foyer. La littérature et le cinéma nous ont habitués à cette image du fils unique, choyé, pris entre les exigences affectives d’une mère trop aimante et faible et d’un père à la fois fier et jaloux de cette unique offrande à la postérité. En ce qui me concerne, cette image est d’une fidélité remarquable; je n’y vois rien à ajouter.

L’éducation que j’ai reçue donne des candidats à la névrose et à la littérature. Je n’ai échappé ni à l’une, ni à l’autre.

 

Le 5 février

 

Mercredi soir, conférence de Pierre Burgelin sur la crise de l’humanisme. Tous les poncifs (mort de Dieu = mort de l’homme, Michel Foucault et Jean-Luc Godard…) y sont passé. Burgelin est professeur de théologie à l’Université de Strasbourg. Produit d’un humanisme distingué, il pourrait être à lui-même son propre objet de conférence.

Une certitude: les Blancs sont aujourd’hui les derniers anthropophages. Comme tous les anthropophages, ils n’en sont pas conscients.

 

 

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Le 22 février

 

Au restaurant vietnamien, la serveuse nous apprend qu’on appelle le chef de cuisine chargé de préparer le repas du personnel le « communard ».

Quiconque a appris à penser ne pense plus qu’à la mort.

Car l’homme authentique, dit Zarathoustra, veut deux choses: le Danger et le Jeu.

C’est au coeur de nos retranchements que nous sommes les plus vulnérables.

 

Le 25 mars

Rien n’est dit qui n’ait trouvé sa forme.

Il n’est pas plus vile action que de marchander son passé. Il n’en est pas de plus difficile que de le mettre à jour.

 

Le 25 avril

 

Toute civilisation est d’une certaine manière décadente.

Post coïtum, omne animal triste est… à l’exception de la femme et du coq. Pourquoi cette citation de Galien est-elle toujours donnée incomplète ?