Que nous reste-t-il de Marx et Heidegger ?

Nos larmes pour pleurer à supposer que nous leur ayons apporté un peu de crédit.

Une anecdote, pour commencer, qui mérite toujours d’être rappelée : en 1919, Freud avait rencontré un fervent communiste qui lui avait dit que l’avènement du bolchevisme amènerait quelques années de misère et de chaos, mais qu’elles seraient suivies de la paix et de la prospérité universelle. Dubitatif, Freud lui avait répondu qu’ il croyait à la première partie de ce programme, mais que la seconde relevait de la psychiatrie, comme toute forme d’utopie. Freud considérait l’histoire comme un système clos, sans probabilités inconnues. Ce qui va se passer est ce qui s’est passé. Plus encore que des  restaurations, l’histoire se nourrit de reproductions fidèles. D’où le dédain de Freud pour l’avenir et son pessimisme roboratif. Comme Marx semble naïf à côté de lui !

On ne répétera jamais assez à cette occasion la vieille blague soviétique : « Un communiste, c’est quelqu’un qui a lu Marx. Un anticommuniste, c’est quelqu’un qui l’a compris. »

Le monde entier en était revenu, mais les intellectuels français, comme pour Marx, continuaient à voir en Martin Heidegger un héros de la pensée. Il aurait certes commis de son propre aveu « une grosse bêtise » en flirtant avec le nazisme, mais sa pensée volait à une telle altitude, tel l’aigle sur la Forêt Noire, qu’il ne fallait pas s’arrêter à des détails aussi mesquins pour le juger. Il n’avait pas été compris. Il ne le serait jamais, sinon par des esprits malveillants ou bornés.

Guillaume Payen, philosophe et historien, ne s’en est pas laissé conter : son Heidegger, catholicisme, révolution, nazisme, vaste et passionnante enquête sur la vie et l’œuvre du philosophe, sonne le glas de son nationalisme militariste et son rêve de domination allemande de toute la terre portés par un dépassement de la métaphysique qui, au travers d’une méditation avec Hölderlin et d’une explication avec Nietzsche, allaient sauver l’Occident de la mort spirituelle qui le guettait. En des termes plus simples, Hitler pensait de même, agissant en conséquence, inquiet, comme Heidegger, de l’enjuivement de son peuple et soucieux de son rôle historique prééminent. Là encore, Freud nous a beaucoup appris sur les liens entre paranoïa et philosophie. Mais ni Heidegger, ni Hitler ne lui ont prêté la moindre attention : les délires sont tellement plus exaltants. Ils le sont aujourd’hui encore, sous une forme qui n’est pas moins terrifiante : chaque génération a droit à ses accès de folie avant de vider la coupe de l’amertume.

 

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Et comme l’Histoire nous sert souvent les mêmes plats, il n’est pas interdit de s’interroger sur l’islam, « ce communisme du vingt et unième siècle » selon la formule de Jules Monnerot, dont le Coran n’a rien à envier au Manifeste de Marx et d’Engels ni à Mein Kampf en matière de totalitarisme. La plus grossière erreur que nous ayons commise est sans doute de placer sur le même plan le judaïsme, le christianisme et l’islam, rendant, par là-même, impossible la critique du Coran.

La seule chose à retenir de l’Histoire, c’est qu’on n’apprend rien d’elle.

MEIN KAMPF EN ARABE

LA SAINTE ALLIANCE ENTRE LES MUSULMANS ET LES NAZIS RACONTEE PAR DEUX HISTORIENS ALLEMANDS

Avertissement: cet article a été publié pour la première fois dans le numéro 26 (janvier 2010) du Service Littéraire.

Il y a des histoires qu’on préférerait ne pas connaître. Des histoires qui nous atterrent. Des histoires dont on n’aurait jamais imaginé qu’un jour nous serions amenés à les évoquer. Ces histoires figurent dans le livre de deux chercheurs allemands: Matin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann. Il a pour titre Croissant fertile et croix gammée et traite du rapport entre les Arabes et le Troisième Reich. Il se lit avec un sentiment d’effroi et de stupéfaction. Tous ceux qui croient à une paix possible entre Israéliens et Palestiniens devraient s’y plonger. Et tous ceux, également, qui ne soupçonnent même pas les affinités, les complicités, entre les mouvement pan-islamistes et le nazisme.

J’aimerais, bien sûr, que tout ce que révèlent, au terme d’un travail de plusieurs années, ces deux historiens allemands soit erroné, que jamais le désir d’anéantissement du peuple juif par Hitler n’ait rencontré un tel assentiment de l’homme-de-la-rue arabe, ni qu’il ait joui d’une telle ferveur. J’aimerais que les intellectuels du Proche-Orient s’expriment sur ce livre. Ils ne le feront pas. Ils sont engagés, parfois malgré eux, dans un combat dont l’ampleur et la violence passent inaperçues aux yeux de tous ceux qui refusent l’idée d’un choc des civilisations. Ou, pour le moins, d’un projet de reconquête de l’Europe par les élites islamiques.

Ce qui rend également fascinante la lecture de cette enquête, ce sont les biographies succinctes des divers personnages rencontrés par les auteurs: Al-Husseini, le grand mufti de Jérusalem bien sûr, qui dès 1952 encouragea son lointain parent Yasser Arafat à prendre la relève. Ou encore Erwin Ettel, ambassadeur à Téhéran et SS-Brigadeführer qui échappa à la dénazification, et qui, sous le faux nom d’Ernst Krüger, fut engagé dans le prestigieux Die Zeit, en 1950, comme rédacteur chargé de la politique étrangère de l’Allemagne. Sait-on que Mein Kampf, avec l’accord de Hitler, fut traduit en arabe mais expurgé de quelques lignes où l’auteur disait refuser l’alliance avec « une coalition d’estropiés » ? Quant au terme d’antisémitisme, dont les experts du Moyen-Orient avaient très tôt déconseillé l’emploi, dans la mesure où les Arabes sont des sémites, il ne posa pas de réels problèmes non plus: on expliquait qu’il était simplement dirigé contre les juifs.

Laissons le mot de la fin à l’Égyptien Ahmed Hussein, membre des Frères Musulmans: « Cherche le Juif derrière toute perversion ». Comme bien d’autres leaders arabes, il se rendit en 1936 au Congrès de Nuremberg avec une association de ses « chemises brunes » parlementaires. De jeunes Irakiens furent également accueillis par Hitler personnellement et passèrent ensuite des vacances en tant qu’hôtes des Jeunesses hitlériennes. Même le plus retors des scénaristes n’aurait jamais inséré dans un film les scènes racontées par Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann. Mais sans elles, comment comprendre la suite de l’histoire ..?

Toujours disponible: Croissant fertile et croix gammée, le Troisième Reich, les Arabes et la Palestine, par Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann, Éditions Verdier, 340 pp.