La découverte de l’anesthésie…

De nombreux historiens se sont penchés sur l’histoire de la douleur, comme sur celle de la peur, de la délicatesse, de l’ennui, du silence ou de l’amour. Ils estiment avec raison que laisser de côté le désir, l’aversion, la honte, la colère, bref l’histoire des émotions, revient à remplacer l’histoire de l’humanité par une reconstruction rationnelle contraire à la réalité. Si Alain Corbin nous a émerveillé avec son Histoire du silence, Javier Moscoso, lui, induit un sentiment de terreur à la lecture de son Histoire de la douleur qui comporte néanmoins quelques passages cocasses. Notamment sur le destin des trois dentistes qui, dans les années 1845, se disputèrent la gloire d’avoir « conquis la douleur » grâce aux effets narcotiques du protoxyde d’azote.

Usant d’une rhétorique guerrière, ces trois scientifiques britanniques se lancèrent dans une polémique violente et confuse, mais facile à résumer : Horace Wells eut l’idée, mais ne sut pas l’appliquer ; son patient hurla de douleur. William Morton obtint quelques succès expérimentaux, notamment avec son chien qui en conserva une peur panique face à son maître, mais ne sut pas les mettre en valeur. Jackson, enfin, qui n’eut ni l’idée, ni la possibilité de la développer, mais qui était plus malin que ses deux amis, parvint à déposer le brevet du produit. Chacun prétendit alors être le véritable et unique découvreur de l’anesthésie, nom qui ne fut inventé par aucun d’eux. La suite n’est guère glorieuse : l’amertume conduisit Horace Wells d’abord à l’alcoolisme, puis en prison et enfin au suicide. William Morton succomba pour sa part à un infarctus et Jackson finit ses jours dans un hôpital psychiatrique. Le philosophe David Hume, eut-il été encore vivant, n’aurait pas manqué de leur faire cyniquement remarqué que « le principal ressort de l’esprit humain est le plaisir dans la peine. »

Grâce à l’utilisation de l’éther, le chirurgien cessa de se comporter en bourreau  – il prit les poses d’un gentleman –  et le patient abandonna le rôle de martyr pour celui momentané de cadavre. Le lien supposé entre la souffrance et le péché fut définitivement rompu. Et la reine Victoria elle-même accoucha sous anesthésie. Les psychologues, bien sûr, ne voulurent pas être en reste : l’anesthésie chimique entraînait une altération de la conscience similaire à celle que l’on pouvait observer dans de nombreux cas de transe, qu’elles soient d’origine religieuse ou naturelle. Jusqu’à William James qui observa que le protoxyde d’azote et l’éther, surtout le premier, suffisamment mélangé d’air, sont d’énergiques stimulants de la conscience mystique.

« À celui qui les respire se manifeste une vérité toujours plus profonde, d’abîme en abîme. » Il n’était plus question de châtiments infligés par Dieu après la Chute et impliquant une purification, mais d’ étudier  les flux de la conscience et d’explorer le cerveau. La psychanalyse et la neuro-chirurgie prenaient le relais et la souffrance d’autres formes. On pourrait s’autoriser à parler de progrès si l’on ne considérait avec Schopenhauer ou Nietzsche que la souffrance seule nous mène à la perfection ou, plus rudement encore, « que le degré de souffrance que nous pouvons endurer détermine notre rang et notre autorité. »

 

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Bref, les philosophes semblent les seuls à même de supporter la douleur : je la leur laisse bien volontiers.

Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 2/7

2. Les deux protagonistes

Il y aurait une biographie comparée à écrire de Freud et de Wagner-Jauregg. Ils se connaissent de longue date, se tutoient et se respectent. Ils ont étudié la médecine ensemble avec les mêmes maîtres. Mais alors que Freud invente un nouveau rôle pour le psychiatre, celui de représentant des intérêts de son patient, et défriche un nouveau continent, l’inconscient, Wagner-Jauregg, lui, endosse les vêtements du psychiatre traditionnel. Il n’entend pas renoncer à son identité médicale. Rien d’étonnant dès lors si Freud se voit attribuer le prix Goethe en 1930 pour les qualités littéraires de son œuvre et si Wagner-Jauregg reçoit le prix Nobel de médecine en 1928 pour avoir trouvé un traitement, la malariathérapie, contre la syphilis. Freud mourra en 1939 à Londres et Wagner-Jauregg une année plus tard, à Vienne.
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La postérité retiendra le premier et oubliera le second. En 1920, cependant, Wagner-Jauregg est considéré comme l’une des plus éminentes personnalités scientifiques de son temps. Il dirige un hôpital et enseigne à l’Université. Et le voici sommé de se justifier devant une Commission d’enquête  et menacé de forfaiture. Que lui reproche-t-on au juste ?