Georg Christoph Lichtenberg, que Schopenhauer et Nietzsche prisaient tant, conseillait à ses lecteurs de donner à leur esprit l’habitude du doute et à leur cœur celle de la tolérance. On ne peut rêver meilleur conseil, ni plus difficile à suivre.
Le doute, comme la tolérance, requièrent une force d’âme peu commune. Spontanément, nous sommes portés à juger et à condamner. De l’aube au crépuscule, nous nous comportons en justiciers. Dans nos cauchemars, par un juste retour des choses, nous sommes convoqués devant des tribunaux imaginaires. Nos vies ne sont qu’un interminable et lamentable procès. Tantôt victimes, tantôt bourreaux, nous sommes perpétuellement en quête d’un dieu auquel sacrifier ce que nous aimons et maudissons le plus, trop myopes pour voir que c’est la même chose.
Bien avant Lichtenberg, Lao Tseu mettait déjà en garde ses disciples : « Celui qui veut parvenir à la vérité tout entière, disait-il, ne doit pas s’occuper du bien et du mal. Le conflit du bien et du mal est la maladie de l’esprit. »
Sans doute faut-il avoir beaucoup vécu et souffert (ce qui, contrairement à une opinion assez répandue, n’est pas toujours synonyme) pour saisir enfin que ce que nous condamnons sans appel à la fois en nous et chez autrui, ce que nous exécrons le plus – l’injustice, la lâcheté, le mensonge, l’arrivisme….- est indispensable. En effet, avec le temps, nos mauvaises actions se transforment en quelque chose d’utile, comme le fumier en terreau noir. « Il n’est rien de si bon sur cette terre, écrivait Anton Tchekov, qui n’ait quelque infamie à sa source première.«
Un proverbe vietnamien exprime la même idée avec une admirable simplicité : « La fleur de lotus ne s’épanouit que dans la boue. » Les Romains disaient : « Les roses poussent parmi les épines. »
D’un côté certes, nous sommes convaincus que seule l’absence absolue d’opinions et de sentiments nous apportera la paix de l’âme. Mais, de l’autre, nous aimons à nous rouler dans la fange et la fleur de lotus ne cesse pas de nous émerveiller.