DOMINIQUE NOGUEZ, L’AMI PERDU…

Après la mort de Clément Rosset, celle de Dominique Noguez. Lui aussi venait chez Yushi, ma cantine japonaise. Et nous avions travaillé ensemble pour un autre ami , Frédéric Pajak . Nous nous retrouvions avec une joyeuse équipe (Frédéric Pagés, Denis Grozdanovitch, Arnaud Le Guern, Frédéric Schiffter) au premier étage d’un restaurant chinois pour préparer les numéros de L’Imbécile. Pajak était un tyran dont nous nous accommodions fort bien. Et Noguez pratiquait un humour décalé et macabre  qui me ravissait. J’avais il y a bien longtemps publié un de ses meilleurs livres : Ouverture des veines et autres distractions, qui, passé inaperçu en France, avait connu un beau succès en Russie.
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Son immense culture littéraire et cinématographique rendait Dominique de plus en plus étranger à notre époque barbare. Il était sans doute un des derniers écrivains à envoyer de vraies lettres à ses amis et non des mails avec un like. Ses lettres avaient un parfum d’éternité. Pour donner une vague idée de ce qu’était la littérature au temps de Noguez, je livre ici la dernière lettre qu’il m’a envoyée à la suite de ma fiction sur Amiel.

Cher Roland,

Notre professeur de philosophie (celui qu’eut aussi le camarade Schiffter) nous faisait réserver les pages de gauche du cahier où nous prenions son cours à des citations qu’il nous dictait de temps en temps. La première fut :  » Ce qu’on dit de soi est toujours poésie » ( Amiel ).

Depuis, je n’ai guère progressé dans la connaissance de ce sage sans illusion. Sauf qu’après avoir lu ton beau livre prosélyte, j’inscris aussitôt Amiel dans la liste des œuvres immenses qu’il me reste à lire de toute urgence, en plus de celles du duc de Saint-Simon, d’Hermann Broch ou du bon vieux Tolstoï ( pourvu qu’on ne m’empêche pas de continuer à picorer chez les légers et les cinglants, chez Renard, Rigaut, Radiguet, Nimier, Cioran, Frédérique, Ylipe, etc. ).

Le fait de n’être pas encore familier d’Henri-Frédéric me donne un handicap et un plaisir. Handicap de ne pouvoir déterminer la justesse de ton raccourci ou l’importance de ta dette – bref, de ne pouvoir déterminer si ton Amiel est plus jaccardien que Jaccard n’est amiélien  ( ou l’inverse ). Et le plaisir, c’est de pouvoir supposer que ton court opus est aux dix-sept mille pages du journal d’Amiel ce qu’une fiole de grand armagnac est aux hectares de vigne gersoise ou landaise dont il est la subtile émanation.

Tel quel, en tout cas, cet hommage a l’élégance marmoréenne d’une stèle, mais l’on devine sur les joues de l’impassible sculpteur le rosissement et le frémissement d’un début d’émotion.

Amiéliennes pur sucre ou non, bien des formules de ce livre donnent à penser , depuis l’idéal de Marie prête à vivre  » pour celui qu’elle aime, même sans lui « , jusqu’à cette idée si séduisante d’  » un écrivain qui ne s’aime pas et qui répugne à prendre ses lecteurs dans les filets de son œuvre « .

Merci, merci, merci pour   » Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel « .

Je t’embrasse,

Dominique.

P.-S. Autre beauté du livre  » …et le jour se retira de moi comme la lumière des vallées après le soleil couchant. « 

Ce post-scriptum m’a d’autant plus ému que je savais que Dominique perdait la vue. Et moi, aujourd’hui, un ami. Oui, avec cette perte et celle de Clément Rosset ( ils étaient ensemble à Normale Sup ) la joie se retire. Et un pan de la culture française, réduite à si peu de chose aujourd’hui ) disparaît, ce qui est beaucoup plus inquiétant que les changements climatiques, cet attrape-nigaud pour les bobos.  Je conclurai en disant que Dominique et moi partagions la même fascination pour le Japon et sa culture que nous placions au-dessus de tout. S’il me fallait lire un texte à son enterrement, il serait extrait des Cent vues du Mont Fuji d’Osamu Dazai. Sans doute est-ce là que nous nous retrouverons.

Mésaventures d’un Don Juan japonais…

Souvenirs du pays du Soleil Levant…

 

On se prend pour Don Juan. On se réjouit des lettres exaltées que des inconnues vous envoient. Parfois, on leur répond. Alors se met en place un scénario qu’on croit connaître, mais dont, finalement, on s’aperçoit qu’il n’a pas été écrit pour nous. On aimerait néanmoins être à la hauteur du rôle qui nous a été confié. On aimerait plus encore connaître le scénariste qui a inventé la machiavélique histoire dans laquelle nous avons eu la faiblesse de nous glisser.

Le Don Juan qui va nous égrener sa Confession amoureuse est un peintre japonais. Après dix années passées en Europe, le voici de retour à Tokyo, auréolé de la gloire que lui ont value ses expositions à l’étranger. Il vit dans une fièvre érotique constante, se promenant pendant des heures dans les rues de Shibuya, traînant dans les boîtes et les cafés en quête d’aventures. Il lui arrive de ne pas voir sa femme pendant plusieurs jours, nous confie-t-il. Jusque-là, rien que de très banal.

Ce qui va suivre l’est beaucoup moins. Il répondra à la lettre d’une inconnue, une certaine Takao, qui s’est entichée de lui. Non sans hésitation, il se rend au rendez-vous qu’elle lui a fixé. Takao est encore une gamine impétueuse et arrogante, ce qui n’est pas pour lui déplaire. Elle l’entraînera aussitôt dans un « love hotel ». Ce qu’elle veut, c’est faire à un homme ce que les hommes lui ont fait jusqu’alors. Notre peintre est désemparé. Il joue le jeu avant de prendre la fuite. Mais personne ne peut échapper au scénario de la séduction et de la mise à mort et Don Juan moins que quiconque. Il croyait jouer avec les femmes et ce sont elles qui vont se jouer de lui. Nous avons beau être dans le Tokyo des années 30, même les jeunes filles en kimono à la politesse exquise et à la soumission affichée connaissent les règles du jeu : prendre l’homme au piège de ses désirs et s’amuser ou s’émouvoir du pantin qu’elles ont dorénavant sous les yeux. Les moins cyniques proposeront alors à notre Don Juan, dans la plus pure tradition japonaise, un suicide à deux, suicide qui ne sera qu’une mascarade de plus.

On ne sera pas vraiment surpris que cette Confession amoureuse ait été écrite par une femme, la romancière Chiyo Uno, souvent comparée à Colette. Elle se lit avec la même fébrilité qui s’est emparée de notre Don Juan à son retour au Japon, tant elle est habilement construite, passant des paroxysmes de la passion à l’écoeurement face aux ridicules de l’amour. Elle nous offre surtout trois portraits de jeunes filles qui, chacune à leur manière, bravent rageusement les conventions d’une société encore fermée sur elle-même et dont on découvre, à travers leur éducation sentimentale, l’envers du décor.

 

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Chiyo Uno – Confession amoureuse, Denoël, paru le 23 janvier 1992

 

Ma galerie de nihilistes 4: Kitamura, de l’idéalisme au nihilisme…

En ouvrant au hasard le beau livre de Maurice Pinguet, un proche de Michel Foucault, sur la mort volontaire au Japon, j’y ai fait la connaissance de Kitamura Tôkoku ( 1868-1894) un fils de samouraï nourri de Byron et d’Emerson. Il était obsédé par l’idée que nourrir  de grands rêves, concevoir une œuvre immortelle, mais n’être pas en mesure d’y parvenir, devait s’expier. Dans un essai qu’il publia un an avant sa mort, il écrivit qu’une part de vengeance entre fatalement dans le suicide. On s’en prend à soi-même des torts qu’on s’est infligés. Et quel plus grand tort que de ne pas devenir ce qu’on croyait, ce qu’on voulait être ? Il y a sans doute, tapie au plus profond de nous , une culpabilité de non-création qui sabote toute idée de bonheur ou de plaisir. L’idéalisme conduit au nihilisme et nourrit le ressentiment en mesurant ce qui existe à ce qui devrait exister. Un moment vient où le rêveur venge son rêve : il s’y sacrifie.

Si tel était plus souvent le cas, nous assisterions à une réjouissante hécatombe de suicides. Mais les hommes ont pris la fâcheuse habitude de rejeter la faute sur autrui et leur condamnation du monde se met plutôt au service de la satisfaction qu’ils prennent à combatte le Mal sous quelque forme – politique, morale, religieuse…- qu’il se présente. Rares sont ceux qui dédaignent ce subterfuge. D’ailleurs, on les oublie vite, mettant au compte d’une mélancolie morbide leur lucididité. Tel fut le destin de Kitamura. Ne parvenant pas à convaincre sa jeune épouse qu’ un suicide à deux leur épargnait bien des déboires et des désillusions, il tenta de s’égorger d’un coup de dague le 28 décembre 1893, mais on le secourut, on l’hospitalisa et la blessure se cicatrisa. Il estimait sa vie ratée. Rater son suicide était une humiliation de trop : il se pendit tout simplement à l’arbre d’un de ses jardins. Un fils de samouraï ne tergiverse pas avec la mort.

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C’est l’occasion ou jamais de rappeler ce que le plus grand romancier de l’époque, Natsume Sôseki, prophétisait dans Je suis un chat (1905) : « La plupart des gens n’ont pas une grande intelligence et ils laissent les choses suivre leur cours naturel, puis le monde et ses difficultés finissent par les tuer. Mais les hommes de caractère ne se satisfont pas d’une mort à petit feu. Ce qu’ils veulent, c’est quitter ce monde d’une façon qui portera leur marque personnelle. »
J’ajoute qu’au prêt-à-porter de la mort naturelle succédera l’élégance du suicide longuement élaboré et pensé. Que n’enseigne-t-on d’ailleurs dans les écoles la Suicidologie au lieu de la Morale !

Issei Sagawa, un esthète de l’horreur, épisode 3

Quand la compagne de Patrick Duval apprit qu’il avait écrit au « Japonais cannibale », elle fut prise d’un violent dégoût et le menaça de rompre. Elle le soupçonnait d’avoir, lui aussi, des pulsions perverses. Ce qui ne détourna pas Patrick Duval de poursuivre sa correspondance avec Sagawa – elle est reproduite dans son livre –, ni de se rendre au Japon pour le rencontrer. Le chapitre consacré aux divers rendez-vous reportés par Sagawa et à la terreur qu’éprouve Duval est d’une cocasserie digne des voyages de la famille Fenouillard. Finalement, il se trouve face à un Japonais qui lui fait penser par son physique à Marguerite Duras. Il note que son regard est direct et franc. Et quand il lui serre la main, une main si petite qu’elle pourrait être celle d’un enfant de sept ans, il se demande : « Comment de si petites mains ont-elles pu accomplir de telles horreurs ? » Il va chercher à comprendre. Là où il n’y a sans doute rien à comprendre. Simplement à admirer la beauté du geste.

Peut-on aimer sans dévorer ? Et l’amour n’est-il pas le plus abominable des crimes ? L’assassin est toujours celui qui veut l’amour total.

 

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Issei Sagawa, un esthète de l’horreur, épisode 2

Ce qui s’est passé ensuite, Sagawa ne s’est pas privé de le raconter et de le commenter à maintes reprises. Il voulait, confie-t-il au journaliste Patrick Duval, sentir le goût unique de la vie de Renée. Il lui raconta également que quatre jours après n’avoir mangé que la chair de Renée – il ne cache pas une certaine déception : trop de ressemblance avec le bœuf –, il eut envie d’une salade niçoise. Il se balada dans Paris. Il y avait une fête sur le pont Neuf. On entendait la Sixième symphonie de Beethoven. Il jeta la trousse de maquillage de Renée dans la Seine. « J’avais l’impression, dit-il, que l’esprit de Renée flottait sur la Seine. C’était très poétique, très beau. »

Arrêté dans des circonstances rocambolesques – il avait découpé en petits morceaux le cadavre de Renée et, muni de deux valises, s’était rendu en taxi au bois de Boulogne pour les jeter dans le lac –, il sera incarcéré à la prison de la Santé où son père, un riche industriel, lui apportera Crimes et Châtiments de Dostoïevski. Suivant l’avis de trois experts psychiatres, le juge Bruguière prononcera le 30 mars 1983 une ordonnance de non-lieu. Sagawa, pour les Français, ne relève pas de la justice mais de la psychiatrie. Au Japon, en revanche, où il retourne en toute légalité, les psychiatres ne cachent pas leur perplexité : rarement criminel aura été aussi normal. « Quant à ses compatriotes, écrit Patrick Duval, ils l’accueillent comme une sorte de champion de l’horreur, un phénomène digne du livre des records ». Auréolé de cette gloire inattendue, Sagawa commente pour la presse les faits divers les plus macabres, tourne dans des films porno, fait de la publicité pour des restaurants de viande, peint et écrit des livres aux titres évocateurs :  J’aimerais être mangé, Excusez-moi d’être en vie ou Ceux que j’ai envie de tuer. Dans l’un d’eux, comble de l’ironie morbide, il dessine des jambes de femme dont le mollet est entaillé. Avec pour légende : « Je n’ai pas assez mangé ».

 

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Il déclare à la télévision allemande : « L’esprit japonais est très différent du reste du monde. Les Japonais oublient au fur et à mesure que la société change. Les Européens, eux, n’oublient jamais. Alors qu’au Japon, je suis devenu un clown, ici, en Europe, je reste un cannibale. D’un côté, dit-il encore, je regrette d’avoir tué Renée, mais de l’autre, j’avais raison : c’était vraiment bon. »

Issei Sagawa, un esthète de l’horreur, épisode 1

La plupart des hommes mangent leur femme d’abord et la tuent ensuite. Pour avoir adopté la démarche inverse et franchi la frontière ténue entre le symbolique et le réel, Issei Sagawa a connu quelques ennuis avec la justice française et conquis une notoriété internationale. Les Rolling Stones eux-mêmes célébrèrent l’événement dans leur chanson Too Much Blood.

Issei Sagawa, rappelons-le, est ce jeune étudiant japonais, spécialiste de Shakespeare et de Kawabata, qui durant le mois de juin 1981, alors que François Mitterrand s’apprêtait à planter ses crocs dans la douce France, abattit d’un coup de fusil Renée, une Hollandaise âgée de vingt-cinq ans, la dépeça et pendant trois jours goûta aux différentes parties de son anatomie, sans négliger pour autant quelques voluptés nécrophiles.

Renée avait une passion pour les surréalistes et préparait un mémoire sur Marguerite Duras. Une manière comme une autre de se préparer à vivre un « amour fou ». Car Issei était persuadé d’atteindre en la mangeant une forme d’apothéose érotique. On ne connaîtra jamais l’opinion de Renée à ce sujet, mais on peut douter qu’elle l’ait partagée. Même les lectrices d’André Breton et de Marguerite Duras préfèrent les humiliations de la vieillesse à la splendeur d’une mort précoce.

Avant de tirer le coup de fusil fatal, Issei avait prié Renée de lui lire à haute voix un des plus beaux poèmes de l’expressionnisme allemand, Abend de Johannes Becher :

L’homme fort qui part pour l’Ouest avec le soleil levant
Je le loue avec joie
Il chasse une bête sauvage gorgée de sang dans le pays
Dans la journée dévore la ville
Se rassasie de cervelle
L’animal qui a déchiré la terre avec le mauvais désir ? 

 

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