L’Internationale des Désenchantés …

Je me sens proche de Thomas Bernhard : il appartient, lui aussi, à L’Internationale des Désenchantés. Il incarne la figure la plus aboutie du dénigreur et, en même temps, il n’est jamais dupe de ses sarcasmes. En pensant à lui, je me demandais si tout grand écrivain ne finit pas toujours dans la peau d’un humoriste. L’heure arrive inéluctablement où nous ne sommes plus capables de prendre nos balbutiements au sérieux, où nos voluptés, nos élans, nos passions, nos convictions nous semblent grotesques et où le grotesque nous semble plaisant.

Voyez-vous, dirait Thomas Bernard, rien ne résiste à un examen quelque peu attentif : ni la dignité à laquelle nous sacrifions nos plaisirs, ni nos plaisirs auxquels nous sacrifions notre dignité. Seule une bienveillante ironie universelle serait de mise, mais Dieu que nous peinons pour y parvenir ! Un rien nous agace et l’impassibilité est réservée aux cadavres. Cette rigidité cadavérique, dirait encore Thomas Bernhard, atteint notre vie spirituelle  – expression d’une sottise réjouissante – bien avant notre mort. Nous ne sommes, pour faire bref, que de pauvres automates irresponsables répétant des âneries et des professions de foi inscrites dans nos neurones durant notre enfance, susceptibles de se métamorphoser pendant notre jeunesse et dépérissant ensuite à une allure folle.

 

 

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Nous commençons notre vie avec Freud et nous l’achevons avec Pavlov. D’ où le caractère stéréotypé de tout ce que nous entreprenons, de tout ce que nous percevons. Celui qui fait éclater ces stéréotypes, nous le nommons génie. Celui qui ne les supporte pas, nous l’enfermons. Celui qui rêve de les transformer, nous l’appelons révolutionnaire. Mais nous savons bien que le génie, le fou, le criminel ou le révolutionnaire sont encore des clichés, légèrement plus originaux et plus indigestes que le commun, mais tout aussi indispensables à la bonne marche de l’humanité. Cette course au néant, à quoi rime-t-elle ? Est-il vraiment insensé de vouloir s’en distraire ? Faut- il vraiment se réjouir d’avoir à endosser le brassard encore maculé de sang arraché à un coureur de fond épuisé ?

PSYCHOLOGIE EN MIETTES : DE MONTAIGNE À FREUD …

Que sont les Essais de Montaigne, sinon la tentative d’être à soi-même son propre voleur ? Pensées volées, masque arraché : ce que Montaigne revendique, c’est une authenticité totale dans la relation de soi à soi, sans médiation d’un Dieu ou d’une Église, contrairement à saint Augustin, son prédécesseur.

Montaigne annonce l’homme moderne avec toute sa fluidité, sa véracité et son absurdité innées. Sainte-Beuve l’avait parfaitement pressenti : « Il y a un Pascal en chaque chrétien , de même qu’il y a un Montaigne dans chaque homme purement naturel. » 
Authenticité de Montaigne, mais aussi approfondissement de l’expérience de soi sur un chemin qui, trois siècles plus tard, aboutira à Freud avant de se dissiper en télé-réalité. Mais peu dupe de lui-même, Montaigne a conscience de la  » vanité  » qu’il y a à devenir le témoin de sa propre vie. Plus douloureux encore que de ne jamais entendre la vérité sans aussitôt la travestir, est que nous ne pouvons jamais non plus et même avec la meilleure volonté, l’exprimer. Car quoi que nous disions, l’autre n’entend pas la vérité que nous voulons lui communiquer. Ce qui sort de mes lèvres et ce qui pénètre l’âme d’autrui n’est jamais la même chose.

Ce qui nous reste, c’est à ne tenir aucun compte de notre position dans le monde, de tout ce qui nous rend esclave, de la famille, de la communauté ou de l’État, des mœurs ou de la religion. Cette tenace volonté de défendre le moi comme une forteresse contre les assauts du monde extérieur – « la plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi » – se traduit, avec la rage et la lucidité d’un condamné à mort conscient de sa situation dans les réflexions de Montaigne sur notre finitude. L’art de bien vivre ne va pas sans un art de bien mourir. « La plus volontaire mort, c’est la plus belle », disait-il. Attitude qui le fit parfois passer pour un stoïcien converti à la lâcheté d’une mort douce, à son aise et à sa mode…

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Spinoza et Freud, pour ne citer qu’eux, ne diront pas autre chose. On sait que Freud appréciait tout particulièrement cette publicité pour une entreprise de pompes funèbres : « À quoi bon vivre  quand on peut être enterré pour cinquante dollars ? »

 

À PROPOS DU FÉTICHISME …

Âgé de trente ans, Alfred Binet se pose l‘éternelle question :  Qu’est-ce que l’amour ?

Pourquoi désire-t-on telle personne plutôt que telle autre ? Il y répond dans un bref volume, Le fétichisme dans l’amour, en 1887.

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Man Ray

La sexologie et la psychanalyse sont encore dans les limbes.

Alfred Binet est un précurseur. Il sera d’ailleurs souvent plagié, y compris par Jung, qui lui empruntera les notions d’extraversion et d’introversion. Ses biographes laissent entendre qu’il n’en prenait pas ombrage : c’était un homme timide qui s’intéressait à la psychologie des joueurs d’échecs, à la fatigue intellectuelle, à l’hypnose et qui écrivait sous pseudonyme des drames macabres.

À partir d’exemples aussi classiques que celui de Descartes irrésistiblement attiré par des femmes qui louchaient ou de Rousseau ne trouvant de satisfaction que dans la flagellation, Alfred Binet arrive à la conclusion que l’amour normal, pour autant qu’il existe, n’est que le résultat d’un fétichisme subtil et compliqué, polythéiste pour le dire en un mot. Le pur fétichiste, en revanche, est un monothéiste : la partie s’est substituée au tout et l’accessoire est devenu primordial. Où commence la pathologie ? s’interroge Binet. Réponse : au moment où l’amour d’un détail quelconque devient prépondérant au point d’effacer tous les autres. Conclusion : l’amour du pervers est une pièce de théâtre où un simple fulgurant s’avance vers la rampe et prend la place du premier rôle.

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Jeanloup Sieff

Freud, né une année avant Binet,  lui rendra hommage dans Les trois essais sur la théorie de la sexualité. Le premier, il a vu que dans le choix du fétiche se manifeste l’influence persistante d’une impression sexuelle ressentie dans l’enfance. L’impérialisme psychanalytique rendra pour un temps caducs les travaux des psychologues préfreudiens. Cependant, à lire Alfred Binet qui s’inspire à la fois du Traité des Passions de Descartes et de La métaphysique de l’amour de Schopenhauer, on se rend compte de l’erreur qu’on commettrait en reléguant au magasin des antiquités un essai aussi novateur dans la compréhension des sublimes puérilités de l’amour.

 

 

DE FREUD À PAVLOV … À PROPOS DE THOMAS BERNHARD

Je me sens proche de Thomas Bernhard : il appartient, lui aussi, à L’Internationale des Désenchantés. Il incarne la figure la plus aboutie du dénigreur et, en même temps, il n’est jamais dupe de ses sarcasmes. En pensant à lui, je me demandais si tout grand écrivain ne finit pas toujours dans la peau d’un humoriste. L’heure arrive inéluctablement où nous ne sommes plus capables de prendre nos balbutiements au sérieux, où nos voluptés, nos élans, nos passions, nos convictions nous semblent grotesques et où le grotesque nous semble plaisant.
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Voyez-vous, dirait Thomas Bernhard, rien ne résiste ã un examen quelque peu attentif : ni la dignité à laquelle nous sacrifions nos plaisirs, ni nos plaisirs auxquels nous sacrifions notre dignité. Seule une bienveillante ironie universelle serait de mise, mais Dieu que nous peinons pour y parvenir !

 

 

Un rien nous agace et l’impassibilité est réservée aux cadavres. Cette rigidité cadavérique, dirait encore Thomas Bernhard, atteint notre vie spirituelle  – expression d’une sottise réjouissante – bien avant notre mort. Nous ne sommes pour faire bref que de pauvres automates irresponsables répétant des âneries et des professions de foi inscrites dans nos neurones durant notre enfance, susceptibles de se métamorphoser pendant notre jeunesse et dépérissant ensuite à une allure folle. Nous commençons notre vie avec Freud et nous l’achevons avec Pavlov. D’ où le caractère stéréotypé de tout ce que nous entreprenons, de tout ce que nous percevons. Celui qui fait éclater ces stéréotypes, nous le nommons génie. Celui qui ne les supporte pas, nous l’enfermons. Celui qui rêve de les transformer, nous l’appelons révolutionnaire. Mais nous savons bien que le génie, le fou, le criminel ou le révolutionnaire sont encore des clichés, légèrement plus originaux et plus indigestes que le commun, mais tout aussi indispensables à la bonne marche de l’humanité.

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Cette course au néant, à quoi rime-t-elle ? Est-il vraiment insensé de vouloir s’en distraire ?

Faut-il vraiment se réjouir d’avoir à endosser le brassard encore maculé de sang arraché à un coureur de fond épuisé ?

 

 

SPINOZA S’EST-IL SUICIDÉ ?

Mon père se réclamait de Spinoza. Il était libre-penseur, ce mot si froid qui dégage tant de chaleur  – pour paraphraser Nietzsche. Il m’incitait à rejeter toute forme de contrainte et m’enseignait que je n’avais aucun devoir à l’égard de ma famille, de ma patrie ou d’une religion – quelle qu’elle soit. C’est une leçon que j’ai retenue et mise en pratique,

Aux yeux de l’adolescent que j’étais, mon père incarnait le spinozisme. Peu avant de mourir, il fit une dernière conférence sur Spinoza. Puis, il s’installa dans une clinique privée où un médecin lui procura les drogues nécessaires à la fin qu’il souhaitait. Il n’était pas malade, mais fatigué de vivre. Il avait quatre-vingts ans, le double de l’âge auquel Spinoza est mort.

 

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Ce qui m’a troublé en lisant les Archives de philosophie ( tome 73, cahier 4 ), ce sont les documents inédits tendant à prouver que Spinoza, tuberculeux, s’était lui aussi isolé trois jours après que son médecin lui ait laissé du suc de Mandragore tout prêt dont il usa, raconte son ami le pasteur Colerus, quand il sentit la mort approcher.

Freud fit de même avec l’aide de son médecin privé, Max Schur. Tous deux étaient athées. Spinoza aurait laissé un dernier mot : « Le monde veut être trompé. Qu’il le soit donc. Amen. »

Tous deux pensaient que la vie éternelle n’est pas une vie future, c’est une vie présente à laquelle se hausse l’homme qui se connaît dans son essence, car son essence est éternelle. J’ajouterai avec mon ami Marcel Conche que la philosophie n’est pas seulement une méditation sur la vie : elle est pour le philosophe la vie même.

 

 

Entretien avec Ernest Federn, 2/2: Marxisme et psychanalyse

Marxisme et psychanalyse

 

RJ – Vous-même étiez marxiste et, sous le régime de Schuschnigg, avez fait de la prison…

EF – J’ai commencé à étudier le marxisme très tôt, à l’âge de treize ans. À douze ans, je militais déjà au parti social-démocrate où ma première fonction était d’encaisser les contributions des membres de l’organisation socialiste pour enfants. Dans l’illégalité, je fus responsable d’une circonscription des socialistes révolutionnaires et  placé deux fois en détention préventive pendant quatre et huit mois. On ne pouvait rien prouver car je n’avais jamais rien écrit qui aurait pu me compromettre. Mais dans le dossier de police, je fus décrit comme un dangereux leader potentiel. C’est pourquoi la Gestapo m’arrêta en mars 1938. Je ne fus maltraité que dans le camp de concentration.

 

RJ – Pouvez-vous nous raconter les circonstances dans lesquelles vous avez rencontré Bruno Bettelheim ?

EF – Je fis sa connaissance à Buchenwald, où je venais d’être transféré de Dachau, en septembre 1938 avec d’autres détenus juifs. Nous étions tous alignés, c’était une belle journée d’automne ensoleillée, et nous formions une chaine pour transporter des briques jusqu’à une construction. Nous devions « balancer » les briques, c’est-à-dire les lancer à un autre prisonnier qui se trouvait à environ un mètre et devait les rattraper. Mon voisin portait d’épaisses lunettes et faisait tomber toutes les briques. Cela m’énervait, je commençais à pester contre lui et enfin, je le traitai de « bon à rien ». Il rétorqua: « et toi, tu es bon à quoi ? Moi je suis Bettelheim. » « Et moi Federn. » « Es-tu de la famille de Paul Federn ? » « C’est mon père. » Là-dessus, grande réconciliation et nous sommes devenus amis. Je l’estime énormément en tant que psychothérapeute, malgré nos désaccords sur de nombreux points.

 

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RJ – Vous avez émigré aux États-Unis où vous avez longtemps vécu. Quel jugement portez-vous sur l’évolution de la psychanalyse américaine ?

Il s’est passé exactement ce que Freud avait prévu: elle a été étranglée par la psychiatrie. Freud a toujours insisté sur le fait que non seulement la psychanalyse n’appartient pas à la médecine, mais qu’en plus, il est difficile pour les médecins eux-mêmes de l’apprendre et de la comprendre.

 

RJ – Le problème des relations entre le marxisme et la psychanalyse n’a pas cessé de vous intéresser. Comment l’envisagez-vous aujourd’hui ?

EF – C’est le marxisme qui m’a conduit à la psychanalyse. Le chemin fut facile à parcourir. Marx peut certes expliquer l’infrastructure socio-économique, mais il ne dit pas comment celle-ci agit sur la superstructure idéologique. À ce sujet, j’ai commencé mes recherches déjà très tôt. Mon activité professionnelle est tout entière dédiée, justement, à étudier, à chercher à comprendre cette relation. Malheureusement, il est difficile de définir clairement  ce qu’est le marxisme, beaucoup plus difficile que d’expliquer ce qu’est la psychanalyse. Ce qui est sûr, pour moi, c’est que l’application politique du marxisme a complètement échoué. Et pourtant, on ne peut pas rejeter si facilement le marxisme en tant que méthode sociologique. De la même façon que la psychanalyse, le marxisme suscite des résistances émotives chez ceux dont il contredit les intérêts. Autre point commun: ce sont des sciences qui ne sont vivantes que dans la réalisation pratique. Sur le plan académique, elles se transforment en dogmatismes rigides. Mais peut-on vraiment mélanger la pratique et la théorie jusqu’au degré même exigé par le marxisme et la psychanalyse ? Dans le domaine de la théorie, je pense que ces deux sciences se rejoignent et peut-être se chevauchent-elles sur un certain nombre de points. Je crois, j’espère, que bientôt elles trouveront toutes deux leur place au sein d’une anthropologie commune.

Entretien avec Ernest Federn, 1/2 – L’optimisme désespéré de Freud

Entretien réalisé pour Le Monde, en août 1980

 

 

Fils d’un célèbre psychanalyste, Ernest Federn (Vienne, 1914 – 2007) étudie le droit et l’histoire à l’université de Vienne en même temps qu’il milite au sein du parti socialiste. Emprisonné à Dachau et à Buchenwald pour son opposition au régime, il est libéré en 1945. Commence alors sa carrière de psychanalyste formé aux États-Unis par un ami de son père, Herman Nunberg. En 1972 il retourne en Autriche pour collaborer à la réforme du droit pénal et travailler en tant que psychothérapeuthe dans les prisons. Il a publié de nombreux articles sur l’histoire de la psychanalyse et les rapports entre le marxisme et les découvertes de Freud.

 

L’optimisme désespéré de Freud

 

RJ – Votre père fut l’un des premiers à traiter des schizophrènes. Pouvez-vous nous parler de lui ? Des relations qu’il entretenait avec Freud ? Du rôle qu’il joua au sein de la société psychanalytique de Vienne ?

 

EF – Mon père est né à Vienne en 1871. Mon grand-père, Salomon, était l’un des trois premiers médecins juifs libres de pratiquer la médecine après la libéralisation de la monarchie. Il s’opposa à ce que son fils Paul fréquente le Cercle du mercredi de Freud, car il jugeait que cela ne serait pas favorable à sa carrière…

Paul Federn fut le cinquième membre à faire partie du Cercle du mercredi. En 1908 il devint le trésorier de la toute nouvelle société psychanalytique de Vienne et occupa cette fonction jusqu’en 1924. Freud, souffrant d’un cancer, se déchargea alors sur lui de toutes ses obligations professionnelles.

Mon père eut toujours à coeur que des non-médecins puissent recevoir une formation psychanalytique complète et devenir membres de l’Association internationale de psychanalyse. Il se démena beaucoup à cette fin. En 1919 il écrivit la première étude sur l’application de la psychanalyse à l’histoire et à la société: La Société sans père, contribution à la psychologie de la révolution.

 

RJ – Quelle était l’ambiance sociale et culturelle à Vienne au début de ce siècle ? Freud ne cesse de critiquer ses contemporains et de maudire cette ville qui l’ignorait. Avait-il raison de dire que Vienne était la capitale de l’hypocrisie ?

 

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EF – Le grand psychanalyste Robert Walden disait une fois que l’hypocrisie existe dans tous les pays, mais qu’aux États-Unis seulement on l’écrit avec une majuscule. Accuser Vienne d’une quelconque hypocrisie est injustifié. L’ironie avec laquelle se jugent les Viennois ainsi que leur résignation face à la vie sont autant de qualités qui le prouvent.

Ce qui frappe, chez Freud, c’est sans doute son intégrité inflexible et son refus de tout compromis. Sa maxime, « la morale va de soi », ne lui facilitait certainement pas l’adaptation à la vie des Viennois. Il était, cependant, par-là même, plus Viennois que son biographe Ernest Jones n’a pu le croire. Avec lui, on a vraiment l’impression que Freud a détesté Vienne, ce qui est absurde ! Jones ne comprenait rien à l’atmosphère de Vienne, mais il croyait la connaitre parce qu’il avait épousé une Viennoise. À ce sujet, sa biographie se méprend totalement sur Freud. Si ce dernier se plaignait de ses collègues et des conditions de vie des Viennois, ce n’étaient que des « grogneries », typiquement viennoises.

Quant à l’ambiance culturelle et intellectuelle à Vienne, il faudrait en parler pendant des heures. Disons simplement que c’était l’époque d’un incroyable épanouissement scientifique et artistique. Cependant, comme les Athéniens de l’époque de Périclès, les Viennois ne savaient pas que cette apothéose annonçait 1914.

 

RJ – Toujours à propos de Freud: comment expliquez-vous qu’il ait été si peu perspicace en matière historique ? Il n’a pas prévu la désintégration de la monarchie des Habsbourg, il s’est désintéressé du mouvement ouvrier et n’a pas mesuré l’étendue de la mouvance nazie…

 

EF – Cette question ne demande pas vraiment d’explication. Freud ne s’intéressa que lorsqu’il était lycéen aux problèmes politiques et historiques. Dès qu’il se consacra aux sciences, cet intérêt s’évanouit. Son hobby était l’archéologie et il lisait des oeuvres littéraires, où aurait-il trouvé le temps de faire de la politique ?

Nous savons qu’il était très favorable à des réformes sociales, bien que politiquement très libéral. Il avait beaucoup d’amis parmi les socialistes, il lui arriva même de signer un manifeste électoral en faveur des sociaux-démocrates.

Comme tous les autres habitants du pays, il croyait à un dénouement favorable. Freud, en 1937, avait quatre-vingt-un ans, il était déjà très malade, pressentait tellement sa mort prochaine qu’il préférait espérer instinctivement qu’analyser avec précision une situation politique qui, de toutes manières, de l’intéressait pas.

 

 

L’hypnose, entretien avec Léon Chertok (2/2)

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RJ – En quoi l’hypnose peut-elle être utile à des psychanalystes ?

LC – L’hypnose, du fait qu’elle est le résultat d’une manipulation qui touche directement au corps, renvoie directement à tout ce registre de l’affect, du préverbal, de la symbiose. De ce point de vue, elle pourrait constituer un apport fondamental, en permettant de toucher des registres qui échappent habituellement au travail analytique. Cela ne veut pas dire, évidemment, que je pense qu’il faille remplacer la psychanalyse par l’hypnose, mais que les psychanalystes ont tout intérêt à se repencher sur cette question. D’un point de vue pratique, l’hypnose dont parfois des résultats spectaculaires sur des cas difficiles, cela n’est pas négligeable.

 

 

RJ – De quelle manière envisagez-vous l’intégration de l’hypnose dans la pratique analytique ?

LC – Disons d’abord qu’il n’y a pas de différence radicale entre une séance d’hypnose et une séance de psychanalyse. Freud a gardé le cadre, le praticable, de la situation hypnotique: la concentration, le silence, la position allongée, l’ambiance feutrée, autant d’éléments susceptibles de provoquer à eux seuls une transe légère. Ceux qui sont passés par le divan connaissent ces séances fécondes où l’on se trouve dans une sorte de rêverie où le vécu affectif émerge facilement et où les associations sont vraiment libres.

Les psychanalystes se sont toujours opposés à une utilisation de l’hypnose, en avançant l’argument classique: le transfert positif serait, dans la situation hypnotique, tellement puissant qu’il interdirait le travail analytique – en particulier l’analyse des résistances. Cela n’est pas prouvé.

 

 

RJ – Le désir d’hypnotiser n’est-il pas lié, chez le thérapeute, à des fantasmes infantiles de toute-puissance ?

LC – Vous savez, on peut dire cela de tout désir de guérir. On insiste très souvent sur la toute-puissance de l’hypnotiseur et l’obéissance aveugle de l’hypnotisé. C’est un mythe. L’hypnotiseur a un pouvoir, mais c’est celui que l’hypnotisé choisit de lui déléguer. Et celui-ci le fait dans la mesure où son économie le lui permet. On pourrait dire que la dépendance de l’analysé vis-à-vis de l’analyste est encore plus forte puisqu’elle va jusqu’à faire accepter au patient de passer des années sur le divan.

Catwoman et son psychiatre

Article initialement publié dans La Nouvelle Quinzaine Littéraire.

 

 

Ce livre n’aurait sans doute jamais vu le jour si son auteur,  Jean-Michel Gentizon, psychiatre à Sainte-Anne, n’avait eu face à lui, dans son cabinet de consultation, une femme panthère venue trouver asile à l’hôpital après plusieurs jours d’errance diurne et nocturne dans les rues de Paris. Haletante, animale encore dans son apparence, elle retrouvait une forme humaine au fur et à mesure qu’elle lui racontait son incroyable histoire. Saisi de vertige, frappé de stupeur, le docteur Gentizon ne parvenait plus à savoir si, comme dans un film d’épouvante, c’était lui qui était devenu sa proie ou si, en l’apprivoisant au fil du temps, il ne l’arrachait pas à son animalité. À l’instar de Kafka, il épia inlassablement en elle les traces de ce qui avait été oublié, une histoire primitive d’un temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts.

 

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C’est d’ailleurs à cette « femme panthère qui lui fit éprouver le vertige du devenir animal » qu’il dédie cette enquête sur la lycanthropie. Ovide, déjà dans ses Métamorphoses, met en scène Lycaon, roi d’ Arcadie, qui défie la puissance de Zeus, à laquelle il ne croit pas et qu’il ne reconnaît pas. Transformé en loup, rejeté vers un monde d’errances, à jamais exilé de la parole, il  aura pour seul mode d’expression le cri ou le hurlement.

Dès lors, la lycanthropie relèvera de la mythologie et de la démonologie. Au seizième et dix-septième siècles, on assiste à de véritables épidémies de lycanthropie. Les inquisiteurs rivalisent de talent et de cruauté pour les éradiquer, traquant jusqu’au fond de leur être ces possédés du diable. Henri  de Boguet, Grand Inquisiteur s’il en fut et auteur du Discours exécrable des sorciers (1603), se vantera d’avoir fait périr à lui seul plus de six cents lycanthropes au cours de sa carrière.

Depuis que la psychiatrie s’est substituée à la démonologie, les lycanthropes se font de plus en plus rares, évincés des tableaux cliniques par les hystériques, les mélancoliques et autres déments. Mais la Raison n’en finit pas de surveiller et de punir celles et ceux qui la défient ou qui n’y ont pas accès. Un des derniers cas de lycanthropie, symptomatique d’un épisode de mélancolie délirante, est décrit de manière saisissante à la fin du dix-neuvième siècle par le docteur Morel. Il s’agit d’un jeune homme qui, dans son délire, se faisait une telle horreur à lui-même qu’il voulait l’inspirer à tous ses proches.

« Voyez cette bouche, disait-il, en écartant ses lèvres par l’introduction des doigts : c’est la gueule d’un loup, ce sont des dents de loup. J’ai des pieds fourchus. Voyez les grands poils qui me recouvrent le corps. Laissez-moi courir dans les bois et vous me tirerez un coup de fusil. » Cette métamorphose progressive de l’homme en animal désigne peut-être le moment où l’espoir est arrêté net et se présente comme un témoignage pétrifié de la contrainte sur tout ce qui vit.

Mais revenons à la femme-panthère qui troubla Jean-Michel Gentizon, comme chacun de nous a pu l’être en voyant le film de Jacques Tourneur, Cat People (La Féline, dans sa première version de 1942). Après des nuits et des jours d’errance dans Paris, poursuivie par des « ombres inquiétantes », hagarde, le regard traqué, elle semblait revenir d’une forêt de taillis. Elle était convaincue d’être une panthère. Elle ne reconnaissait plus son visage. Même son regard lui était devenu étranger. Témoin de sa propre défiguration en félin, elle martelait : « Même ce regard m’est devenu étranger ! » Elle voulait savoir ce qu’il y avait en dessous de son enveloppe corporelle. Des ordres hallucinatoires lui commandaient de se tuer. Des ordres qui semblaient faire écho à la conviction que son père, « envahissant, omniprésent et incestueux », était sur le point de mourir.

Plus tard, elle dira à son psychiatre:  « On me disait que j’avais un visage félin, que j’étais une féline. En réalité non, je ne suis pas féline, je suis orpheline. »

 

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L’un des mérites du livre de Jean-Michel Gentizon, outre ses rappels historiques et ses cas cliniques, est de ne pas nous enfermer dans une théorie : la vérité demeure inconnaissable, tout en nous rappelant que la lycanthropie guette chacun, ce que René Char a admirablement exprimé : « J’étais redevenu un animal primitif et si par hasard une femme s’était aventurée par là, je la violais. »

Il évoquait volontiers, nous dit Paul Veyne, cette sauvagerie et cette liberté du loup solitaire, « cette part jamais fixée, en nous sommeillante, d’où jaillira le multiple. » La fascination qu’exerce le lycanthrope est la juste mesure de nos pulsions de vie et de mort. Encore faut-il ne pas y succomber.

 

 

 

Jean-Michel Gentizon, De la lycanthropie, L’Âge d’Homme, 160 pages.

Jean Laplanche confronté aux limites de la psychanalyse…

 

RJ: La psychanalyse peut-elle encore nous surprendre, nous apporter quelque chose de nouveau ? N’est-il pas paradoxal et inquiétant que beaucoup de recherches prennent pour objet l’archéologie des découvertes freudiennes plutôt que le monde dans lequel nous vivons ?

 

JL: Je vous dirai d’abord que je ne suis pas un archéologue du freudisme, ni un freudologue. Mais l’expérience freudienne est toujours vivante, dans la mesure où elle n’a pas livré toute son interprétation. Tel texte, tel moment tournant, peuvent nous servir de tremplin pour notre propre expérience de pratique et de pensée. Une seule page, non pas pour la paraphraser mais pour la « mettre à mal », me parait plus féconde que tous les « mathèmes ».

D’autre part, je ne conçois pas votre opposition entre l’époque de Freud et le monde dans lequel nous vivons. Croyez-vous que l’homme ait tellement changé depuis 1880 ? Ou même depuis 1780 ? J’ai entendu dire parfois que Don Juan ne fait plus appel à rien en nous depuis la « libération sexuelle »: cinq minutes d’écoute psychanalytique nous convainquent pourtant du contraire. S’il y a du nouveau en l’homme, c’est par la psychanalyse. Non par le bouleversement des moeurs, mais par modification qu’elle induit dans notre rapport à notre monde intérieur.

 

RJ: Vous évoquez longuement le problème de la dépression et de la mélancolie. N’est-il pas troublant cependant de voir combien la psychanalyse est désarmée dans la clinique face à certaines formes graves de dépression, alors que les sels de lithium amènent des rémissions spectaculaires…

 

JL: Tout d’abord, point n’était besoin du lithium pour nous rappeler que nos sentiments sont profondément modifiés par telle ou telle drogue, à commencer par l’alcool. Le rire de l’homme éméché est-il de nature à jeter la suspicion sur l’effet hilarant d’une bonne plaisanterie ? Il revenait à la pharmaco-chimie de découvrir et d’expérimenter des produits à l’action plus sélective, plus contrôlable et moins nocive que les drogues communes. Cela ne pourrait nous troubler que si nous voulions maintenir la vieille dichotomie métaphysique de l’âme et du corps, alors, précisément, que l’analyse a profondément bouleversé et déplacé cette question.

 

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Picasso, Femme assise au fichu ou La Mélancolie, 1902

L’action de l’analyse et l’action des drogues, dans le cas des désordres affectifs profonds dont vous parlez, correspond à l’opposition des facteurs qualitatifs et quantitatifs auxquels, de tous temps, nous avons reconnu leur place. Savoir les conjuguer, c’est évidemment un problème plus délicat.

Je hasarderais une comparaison, dont le caractère approximatif et technique me fait frémir. Pensez à un barrage hydraulique avec, à son pied, une turbine complexe destinée à produire l’électricité. On s’aperçoit d’une défectuosité dans la turbine, qui d’ailleurs ne se manifeste que lorsque l’étiage des eaux est au maximum. On peut, évidemment, se résigner à maintenir constamment – et artificiellement – le barrage à un bas niveau: ce serait l’effet des seules drogues. On peut aussi tenter de réparer la turbine, ce serait la psychothérapie, opération qui sera périlleuse et aléatoire si on la tente alors que la pression est trop forte. Agir par la psychothérapie dans les périodes de rémission spontanée, ou conjuguer psychanalyse et rémission provoquée par les drogues ? Cela n’est pas aussi simple qu’on pourrait le supposer en s’appuyant sur ma comparaison, qui commence à être inadéquate.

En tout cas, la question posée est moins inquiétante sur le plan théorique qu’angoissante sur le plan de la conduite à tenir.

 

RJ: N’êtes-vous pas frappé, d’une manière générale, par le fait qu’une théorie aussi sophistiquée et parfaite que celle produite par la psychanalyse aboutisse dans la pratique à d’aussi piètres résultats ?

 

JL: Votre question mériterait de longs développements… Il se trouve que je suis amené à recevoir, lors d’entretiens dit « d’évaluation », des personnes qui ont fait une analyse. Je suis heureusement frappé de constater combien certaines d’entre elles ont acquis cette sorte de liberté intérieure, de familiarité avec leurs motivations, qu’on peut à bon droit créditer à leur analyse. Alors, quels sont vos critères ? S’ils sont purement médicaux, l’analyse les récuse comme tels, ou du moins, n’y voit qu’un gain de surcroît par rapport à cette liberté intérieure.

Je vous dirai encore que je suis plutôt surpris de voir que l’analyse puisse avoir de tels résultats, je dirai presque: en dépit de sa propre théorie. Car il est erroné que tout savoir, fût-il approfondi, se concrétise en pouvoirs accrus. Quel est le pouvoir de la plus ancienne des sciences, l’astronomie ? Sur les astres, aucun. Quant à l’astronaute, il utilise la gravitation universelle pour s’y faufiler, non pour en modifier le cours. Les astres, pour Freud, c’est l’inconscient, et encore plus immuable: ne connaissant même pas l’emprise du temps. Alors je vous redirai mon émerveillement qu’entre ces astres-là, l’homme psychanalysé parfois réussisse à se faufiler…

 

RJ: Quelles sont, selon vous, les qualités nécessaires à l’exercice de la psychanalyse, dont Freud disait qu’elle constituait, avec celle de parent et de gouvernant, une profession impossible ?

 

JL: La psychanalyse n’est pas une profession, en ce sens qu’elle ne peut revendiquer, faute de se perdre, une fonction sociale susceptible de lui attirer une reconnaissance, en tous les sens de ce terme. Non pas que la psychanalyse soit antisociale, mais son champ, ses ressorts et ses objectifs sont « par essence » de l’ordre du non-utilitaire.

Il est en réalité de multiples profils d’analystes. Je pourrais citer Lacan: « une bienveillance profonde et la notion révérée de la vérité doivent chez l’analyste se composer avec une réserve naturelle de la conduite dans le monde et le sentiment des limites immanentes à toute action sur son semblable. »

La qualité nécessaire, pour être analyste, c’est fondamentalement d’avoir été vraiment psychanalysé: avoir été psychanalysé tout espoir exclu d’en tirer jamais le titre professionnel de « psychanalyste ». Ce paradoxe de la formation, c’est là l’un des aspects de l’impossible auquel vous faites allusion.