« Mon intérêt pour la folie ? Vous vous souvenez sans doute de ce film de Ken Loach, Family Life. Je pense qu’il raconte plutôt bien ce que nous avons éprouvé dans les hôpitaux psychiatriques lorsque nous y avons fait nos premières expériences, vous comme moi. C’était l’époque de la floraison de la neuro-chirurgie, des débuts de la psychopharmacologie….je n’irai pas jusqu’à prétendre, comme notre ami Thomas Szasz, que c’étaient les camps de concentration de nos guerres civiles avortées, mais au bout de quelques mois – l’atmosphère se détendit quand il dit en souriant: vous savez j’ai l’esprit lent – j’ai commencé à m’interroger: mais en quoi ces choses sont-elles nécessaires ? Et là, pour faire bref, je me suis mis à écrire une histoire de ces pratiques… »
Je n’ai pas insisté. J’ai songé au jeune Freud qui, dans des circonstances semblables, écrivait à Minna Bernays qu’il avait cessé de s’occuper des fous et travaillait sur les folles qui étaient, si possible encore plus déplaisantes. Il fallait une patience invraisemblable pour leur arracher quelque chose…il aurait pu ajouter qu’il en va de même pour celles qui ne sont pas internées. Et que lorsque leurs facultés morales leur échappent, « elles sont bien plus pénibles à regarder que les hommes. »
Je savais que Michel Foucault avait alors pour intention d’écrire une Histoire de la Mort pour les éditions La Table Ronde. Je m’apprêtais à lui en parler et à lui poser quelques questions sur son rapport à Freud, mais il était encore plongé dans ses souvenirs. « Oui, poursuivit-il, il m’a fallu du temps pour prendre conscience des failles de l’institution et j’en ai éprouvé des crises d’angoisse. Je sais que mon histoire personnelle n’a pas grand intérêt…( je démentis aussitôt ) si ce n’est par mes rencontres ou par les situations que j’ai vécues. »
Il m’a alors parlé du cas de Roger, un jeune étudiant qui « quand il était lucide et n’avait pas de problèmes, semblait très intelligent et sensé, mais, à certains autres moments, surtout les plus violents perdait tout contrôle et devait être enfermé. Son état mental se détériorant, poursuivit Foucault, on procéda à une lobotomie frontale sur ce jeune homme exceptionnellement intelligent, mais perdu pour notre réalité….je n’ai jamais réussi à oublier son visage tourmenté. »
Je sentais Michel Foucault, par ailleurs si pudique, dans l’expression de ses sentiments, encore ému. Nous nous tûmes. Il était temps de prendre congé. J’ignorais que ce serait notre dernière occasion de parler de notre rapport à la folie, de Freud, de Binswanger, de la psychanalyse existentielle, du suicide et de son Histoire de la sexualité écrite dans un style si limpide. À ce propos, il me dit que, dès lors, qu’on écrit simplement on passe en France auprès des intellectuels pour un benêt. Rien ne les épate plus qu’une écriture sibylline. J’approuvais, bien sûr. En me raccompagnant jusqu’à l’ascenseur il me prit par le bras et, comme s’il tenait à ce que ses derniers mots restent gravés dans ma mémoire, me confia: « Vous savez, je suis un libéral et un sceptique comme vous… »
Dehors, une bise glaciale soufflait sur Paris. J’avais presque envie de pleurer.
Comme si ce bref retour sur notre passé avait remué des torrents d’émotion que j’avais peine à maîtriser. Quelques mois plus tard, il était emporté par une épidémie qui bouleversa l’air du temps. Les choses ne seraient plus jamais comme avant. Les mots non plus. « La plus belle chose qu’on puisse offrir aux autres, c’est sa mémoire », a écrit Foucault. C’est ce que j’ai tenté de faire. Sans le trahir, ni me trahir.