J’avais concocté, à l’intention des stagiaires qui ambitionnaient de travailler au Monde des Livres, une dictée, ainsi qu’une épreuve de culture générale, que j’ai retrouvée par hasard dans un dossier sur le journal intime. Elle date de plus de trente ans. En la relisant, je la trouve d’un sadisme raffiné. La procédure se déroulait en deux temps : la dictée proprement dite, puis des questions sur les expressions ou les références les plus subtiles ou les plus inattendues qui parsemaient le texte. Parmi les collaborateurs du quotidien, Pierre Lepape s’en était le mieux tiré, suivi par François Bott et Michel Contat. En moyenne, quand ils ne craquaient pas tout de suite, les prétendants s’en tiraient avec une dizaine d’erreurs pour la dictée et pas mal de perplexité pour les questions qui suivaient. Ceux qui franchissaient vaillamment la barre étaient admis. Je me demande à quels résultats aboutirait aujourd’hui une telle épreuve. Et c’est pourquoi je la livre telle qu’elle, non sans reconnaître que je craindrais d’être recalé dans ce qui était alors le Saint des Saint.
L’homme aux syntagmes figés
Cela faisait un lustre que je n’avais pas revu l’homme aux syntagmes figés. Je l’avais en des temps lointains amené à résipiscence. Depuis, il était à mon endroit d’une pusillanimité et d’une obséquiosité qui me hérissaient. Quoi qu’il advînt, il cherchait à temporiser: il n’obtempérait même plus quand je lui commandais d’être roboratif; il n’appréciait que les mesures dilatoires. Il prétendait dans un délire métanoïaque s’être mis à l’école des valétudinaires, des phtisiques et des stylites. Il jugeait toute action superfétatoire. « Tout ce que l’on fait pour autrui se retourne contre vous » était son apophtegme préféré. Dans son spicilège, il avait également glissé que ni l’amitié, ni l’amour, ni la vie ne sont une obligation.
Eût-il été moins ataraxique qu’il eût donné un parfait sycophante, mais c’est d’un factotum que j’avais présentement besoin et non d’un sophiste dont les apories fétides m’enlevaient toute équanimité et heurtaient mon eudémonisme. Son psittacisme était une sorte de phagocytage verbal à peine digne du cuistre parcimonieux qu’il était devenu. Aussi ne fus-je guère surpris quand il me quitta de l’entendre proférer « Asinus asinum fricat. »
Quant à moi, je décidai de prendre un bain lustral dans les thermes deligniens où rôdaient, somptueusement eidétiques, des nixes suaves et des éphèbes ithyphalliques. Selon mon humeur, eschatologique ou primesautière, j’y composerais un thrène ou un épithalame.
Puis, je poursuivrais ma lecture des Parerga et Paralipomena avant qu’une déesse callipyge ne sème le doute dans mon esprit sur l’aristotélico-thomisme dont il m’arrivait de me réclamer. Enfin, celle qui parviendrait à me convaincre de la pertinence de l’argument ontologique de saint Anselme, songeais-je, je serais prêt à l’inviter à Florence où elle succomberait in petto au syndrome de Stendhal. Et peut-être même lui offrirais-je Lamiel, si elle pouvait me dire d’où venait le pseudonyme de l’illustre Beyle et me donner abruptement les hétéronomes du non moins illustre Pessoa, le lusitanien et le lycanthrope de la littérature qui exécrait les églogues et savourait le laconisme, cette langue aujourd’hui oubliée. Il mourut en citant le mot d’un poète métaphysicien anglais: « Ne me demande pas pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi. »
« Qui était ce poète ? », demanda l’hurluberlu à la pécore.