AMIEL ÉTAIT-IL JUIF ?..

Un lecteur attentif d’Henri-Frédéric Amiel connaissant l’intérêt que je porte à cet immense écrivain, me dit qu’une chose le tracasse avec Amiel : son nom de famille. Amiel est un nom typiquement juif séfarade, un nom qui  ne permet pas de cacher ses origines.

Or, ajoute-t-il, dans toutes les biographies d’Amiel on lit que ses parents étaient des commerçants aisés, établis dans la ville depuis des générations. Il suggère que cette famille venait de Carpentras ou d’Espagne et aurait fui on ne sait quand, ni pourquoi, pour s’installer à Genève où elle s’était empressée d’oublier ses origines… au point qu’Henri-Frédéric Amiel, zofingien et protestant, aurait été le premier étonné si on lui avait parlé de sa judéité.

« Personnellement, poursuit ce lecteur avisé, je suis certain qu’il la connaissait très bien, mais c’était un secret tellement caché que c’est même une des explications de son génie très particulier qui se caractérise par une inquiétude et une angoisse indéfinissable. »

Cette angoisse du juif honteux, il l’aurait même transmise à tous ses biographes qui se sont soigneusement abstenus de se poser la question, pressentant que cette dernière était enfouie et devait le rester, car telle était la volonté d’Henri-Frédéric Amiel.

Ainsi donc, après un Amiel bouddhiste (c’est ainsi que Cioran le voyait), nous aurions un Amiel juif. Hypothèse intéressante et à creuser. Je doute cependant qu’il en ait été conscient. Et  » l’angoisse indéfinissable  » qui sourd de son œuvre n’est, hélas ou heureusement, pas réservée aux seuls juifs.

Le roman des origines est toujours fascinant, mais les conclusions qu’on peut en tirer sont le plus souvent hasardeuses et en disent plus long sur celui qui enquête que sur son objet. Le véritable écrivain, celui qui touche à l’universel, s’auto-engendre et c’est sans doute parce qu’il n’appartient à aucune famille spirituelle, qu’il les rejette toutes, que son œuvre devenue totalement singulière s’adresse à chacun de nous dans ce qu’il a de plus intime.

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PS : Après enquête, un ami tunisien, grand lecteur d’Amiel lui aussi, me confirme qu’Amiel est bien juif. Il ajoute que Cioran a dit quelque part :  » La lucididé absolue, c’est le néant.  » Et il s’interroge : ne s’agirait-il pas d’une reformulation de cette phrase d’Amiel : «  La désillusion complète serait l’immobilité absolue  » ?

APOLOGIE DU MENSONGE …

Georg Simmel disait que si le mensonge, d’un point de vue éthique, a une valeur négative, sa signification sociologique est extrêmement positive : la limitation de la connaissance réciproque, le recours à la dissimulation font partie des mouvements d’évolution et de réaction nécessaires dans les relations humaines. Jeannine Worms écrivait, sur la même voie, qu’il faut « choisir le mensonge, qui sait qu’il est erreur, et non pas l’erreur, qui se prend abusivement pour la vérité ».

À partir de quelques exemples, dont celui de Christophe Colomb, qui ne développe ni ne cherche à confirmer une théorie, mais est mu par une idée fixe, et s’obstine dans son erreur par conséquent, on peut définir le mensonge comme moyen d’échange dans une perspective de vérité envers soi. Le mensonge se contente de vouloir tromper sans se tromper. Le mensonge fait l’homme : « C’est à partir de la somme de mensonges dont est capable un homme, à partir de son style de mensonges, que l’on juge son degré d’accomplissement. »

Florence-Ajaccio-LippiAinsi peuvent être revisités tous les grands paradoxes : l’amour est la première des escroqueries, le suicide un moyen de se débarrasser de l’épouvante de la mort, la philosophie est la fille de la frousse et l’oeuvre d’art la transsubstantiation de la débilité des hommes. Pour plus de précisions, nous nous référerons à l’élégance de Baltasar Gracian, à l’antisagesse de Roger Caillois et à la véhémence destructrice de Cioran, pour fermer le cercle prisé des contempteurs de l’existence.

UN PESSIMISTE SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE …

ChallemelUn écrivain qui, après avoir achevé son oeuvre, renonce à la publier, mérite notre sympathie. Ce fut le cas de Paul-Armand Challemel-Lacour dont les Études et réflexions d’un pessimiste furent éditées en 1901, soit cinq ans après sa mort. Sous un titre un peu austère, on découvre une galerie de portraits férocement désabusés : Leopardi, Chamfort, Heine, Schopenhauer, Swift, Pascal se côtoient dans une ambiance tamisée crépusculaire.

Des anathèmes contre le genre humain fusent de toutes parts, et la devise de ce joyeux groupe pourrait bien être celle de Schopenhauer : « Le bonheur est de ne pas naître. »

Cioran m’avait offert ce viatique dès la première visite que je lui rendis, un bréviaire pour âmes ulcérées, un réquisitoire contre le progrès, un éloge de la paresse, de la maladie et de la folie qu’il avait jugé bon de me confier.

Le destin de son auteur avait aussi de quoi intriguer. Challemel-Lacour prouve qu’il est possible d’embrasser le nihilisme sans pour autant être réactionnaire, que la lucidité la plus aigüe ne met pas nécessairement un frein à l’engagement, et même à l’engagement en politique. Brillant normalien, né en 1827 à Avranches dans une famille miséreuse, il avait goûté aux geôles du Second Empire avant d’être condamné à l’exil pendant sept ans pour avoir professé des idées républicaines. Exil fécond. C’est à Zurich, où il enseignait la littérature à l’École Polytechnique, qu’il traduit Leopardi et s’initie à la philosophie de Schopenhauer.

 

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La satisfaction du professeur

« Toute vie est une expiation ; toute forme étouffe son gémissement ». C’est là un extrait de ses écrits de jeunesse. Rien de surprenant dans la séduction qu’exerça sur lui le bossu de Recaneti qui se comparait à une grenouille vêtue de noir.

« Il ne me répugne pas d’interroger ceux qu’on interroge guère, les fous, les malades, les dédaignés, les calomniés ; aussi n’ai-je rien eu de plus pressé que de m’assurer si vraiment Leopardi avait été malade, et j’ai été, je l’avoue, satisfait au-delà de mon attente ; sa vie a été une longue torture, un enchaînement de souffrances sans nom ; j’ai trouvé là où je n’espérais qu’une maladie ordinaire, un malheur prodigieux ; et tant d’infortune m’a fait pressentir aussitôt tout un trésor inconnu de vérité. »

Mais Challemel-Lacour ne se borna pas à faire connaître Leopardi à ses compatriotes. Il les invita à le suivre à l’Hôtel d’Angleterre, à Francfort, pour dîner avec le diable, ou, si l’on préfère, avec Arthur Schopenhauer. Dans un article de la Revue des Deux Mondes, daté du 15 mars 1870, il raconte son pèlerinage à la Mecque du pessimisme et la soirée qu’il passa en compagnie du « vieil Allemand qui, d’ordinaire silencieux, trouva bon ce jour-là d’essayer sur moi l’enchantement satanique de ses raisonnement. »

L’article, intitulé « Un bouddhiste contemporain en Allemagne » eut un tel retentissement que l’on tint Challemel-Lacour pour responsable de l’épidémie pessimiste de la fin du siècle. « Chaque fois que les paroles de Schopenhauer me reviennent à l’esprit, racontait-il, un frisson que je connais bien me parcourt de la tête aux pieds, comme si un souffle glacé sortait de la porte du néant. »

Il n’avait pas seulement rencontré Schopenhauer à l’Hôtel d’Angleterre, mais Diogène et Pyrrhon.

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En 1869, Challemel-Lacour achève ses Études et réflexions d’un pessimiste.

Un an plus tard, après la chute du Second Empire, il participe activement à la reconstruction de la République. Il sera successivement député, ministre des Affaires étrangères et président du Sénat. Dans ses rares moments de liberté, il polit et repolit son livre. Ses amis et proches collaborateurs savaient que cet homme affable, dévoué aux causes les plus généreuses, était profondément désespéré, mais ils ignoraient l’existence de ce manuscrit.

Il y auraient découvert des pages fort drôles sur l’antipathie que suscitaient chez lui les hommes sérieux, les politiciens, mais surtout les philosophes qui écrivent sur la morale avec une plume pleine d’onction et des accents de prédicateurs des beaux quartiers. Toute la littérature pouvait être résumée, selon lui, à une dizaine de grands hommes, qui partagent la même aversion pour le sérieux. « Leur grand souci a été de tuer le temps, de tromper ou d’assoupir l’ennui qui les accablait. Quant à l’immortalité qui leur est échue, ils s’en moquaient. »

 

La haine de l’imprimerie

Pourquoi a-t-il renoncé à la publication de ses études ? Pour ne pas inoculer à la France vaincue le venin du nihilisme ? Parce qu’il jugeait vain de partager des idées dont il savait qu’elles étaient faites pour ne pas être entendues ?

Lui-même y a répondu, à sa manière, dans l’Oraison funèbre de son double, qui ouvre le livre:

« Il a toujours affiché une extrême aversion pour toute espèce de publicité… Je ne lui ai jamais vu le moindre prosélytisme. Était-ce mépris ou respect du public, je ne saurais le dire. Il détestait l’imprimerie et ne croyait pas qu’elle fût le salut de l’humanité. Au lieu de partager le juste enthousiasme que les bienfaits de cette sublime invention doivent inspirer, il la signalait comme l’ère de la décrépitude et comme ouvrant l’ère du plus triste et du dernier des âges, l’âge du papier. Depuis qu’on imprime, disait-il, nous ne faisons plus que nous entregloser ; et ce mot qu’il empruntait à Montaigne résumait tous ses dédains pour notre littérature de seconde main, pour la demi-science et la stérilité du génie que manifeste l’abondance des livres modernes. »

 

 

CIORAN SAISI AU VOL …

Je ne peux plus dire le mot « Moi » sans rougir de honte.

Je ne sais pas d’où vient cette haine de soi que je ressens. Elle peut avoir plusieurs sources. Je m’en veux de ne pas avoir été au bout de ma pensée. Avec chacun de mes livres, je n’ai fait que reculer l’heure de mon suicide.

*

Tout ce que j’écris, je l’écris dans des moments de désespoir. Surtout au milieu  de la nuit. La nuit, tout cesse d’exister. Il n’y a plus rien, à part vous, le silence et la nuit. On est aussi seul que Dieu peut l’être.

Paradoxalement, sans cette idée du suicide, je me serais certainement tué. C’ est la clé qui ouvre mon âme. Depuis mon enfance, j’ai  vécu tous les jours avec l’idée de la mort. Mon suicide était mon impératif catégorique. Et puis peu à peu, cette idée a perdu en intensité. Je me suis dit : « Tu es le maître de ta vie : tu peux te tuer quand tu veux. » Cela m’a aidé à supporter cette idée fixe. Mais elle ne m’a jamais quitté.

*

Évidement, je ne suis pas un homme très actif. La nature ne m’a pas donné une volonté de fer. Autrement, il y a longtemps que je me serais suicidé. À vrai dire, je suis d’une passivité extrême. Et j’ai peur de toute initiative. Chaque initiative me rend malade. La seule que j’ai, c’est une capacité extrême à dire « non »  ou à me défiler. J’aurais aimé être une pierre ou, à défaut, un animal.

Suis-je réactionnaire ? Peut-être par une nostalgie de la barbarie. Ce que j’ai de plus ancré en moi, c’est une négation absolue. On m’a reproché d’avoir été proche des fascistes dans ma jeunesse, mais ce ne sont pas leurs idées qui m’intéressaient, mais leur exaltation. J’étais totalement différent d’eux, mais leur pathologie me fascinait. Me fascinaient tout autant les Juifs. C’était l’autre part de ma nature. J’étais le seul non-juif à participer au Congrès Mondial juif  à Bucarest.

Tout ce qui est extrême dans l’existence a exercé sur moi une fascination sans borne. Un temps, ce fut le marxisme. Je l’ai vite délaissé : trop systématique, trop sérieux, trop dogmatique et sans humour.

Ma vision était toujours esthétique et pas politique du tout. Les Allemands n’avaient aucun sens de la nuance, ni du doute. C’est ce qui les a plongés dans une tragédie inouïe. Mais ça vaut toujours mieux que les Français qui sont irrémédiablement provinciaux.

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Le romantisme de la putain

À l’opposé du timide et puritain Henri-Frédéric Amiel, nous trouvons Cioran qui, adolescent déjà assimilait la femme au Rien – et même au moins que rien. Il est vrai que sa lecture de Weininger (Sexe et Caractère) n’avait pas contribué à tempérer sa misogynie. Si la jeune fille n’est qu’une fiction, un zéro incarné, pourquoi ne pas dériver plutôt vers ce romantisme de la prostitution tellement en vogue dans la Mitteleuropa ?

 

 

Il racontait volontiers que sa vie d’étudiant en Roumanie s’était déroulée sous le charme de la Putain. Otto Weininger, ajoutait-il, en me fournissant les raisons philosophiques d’exécrer les femmes m’avait guéri de l’amour. À Paris, il lui arrivait parfois de regretter le fou qu’il avait été dans sa jeunesse. Je doute qu’il ait fait part à Simone Boué, la femme de sa vie, de ses regrets. 635806075528344828-louise-brooks-2

 
Amiel se lamentant de la misère de sa vie sexuelle, Cioran éprouvant la nostalgie des maisons closes de Sibiu, il m’arrive de me demander ce qui me fascine, moi qui n’ai connu dans les années soixante ni les bordels, ni les frustrations d’Amiel dans le récit de leurs déboires ou de leurs exaltations. Sans doute est-ce, outre leur génie littéraire, cette magie de l’extrême qui seule peut métamorphoser un individu quelconque en un écrivain qui soit plus qu’un littérateur ou, pire encore, un intellectuel. Mon seul regret est d’être demeuré trop raisonnable, trop bien élevé comme disait Cioran quand il me taquinait, pour n’avoir pas connu les cimes du désespoir ou les gouffres de la mélancolie.

 

 

Je tâcherai de faire mieux une prochaine fois.

Amiel ou le coma helvétique

Aussi loin que remontent mes souvenirs, je vois mon père lisant le journal d’Henri-Frédéric Amiel. Dans le salon familial, il y avait deux bibliothèques : la sienne et celle de ma mère. Dans cette dernière figuraient en bonne place des écrivains viennois, ma mère l’était, comme Vicki Baum, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler ou Joseph Roth. Peu à peu, ils me devinrent familiers. Dans celle de mon père, je repérais – outre Amiel – des auteurs français que tout le monde lisait dans les années cinquante : Mauriac, Maurois, Montherlant, Julien Green, Jouhandeau. Et d’autres qui m’intriguaient davantage, Spinoza notamment. La dernière conférence que donna mon père avant de se suicider avait pour thème : la joie chez Spinoza. J’en avais déduit que la mort volontaire pouvait être une forme de béatitude. Le dernier livre que lut ma mère était Extinction de Thomas Bernhard. Elle était déjà exténuée. Il fallait bien que le coup fatal vînt d’un de ses compatriotes.

Mon père était un homme lumineux, ma mère une femme torturée. Elle vivait dans un exil permanent, toujours menacée, ce qui la rendait un peu inquiétante aux yeux de l’enfant que j’étais. Je me tournais plus volontiers vers mon père dont j’avais la certitude que rien ne pouvait l’atteindre. Même la mort le laissait indifférent : « Là où tu ne peux rien, à quoi bon vouloir quelque chose ? » était une maxime qui dictait sa conduite.

Ce qui m’intriguait toutefois, c’était ce journal d’Amiel : une interminable introspection d’un universitaire genevois célibataire et grincheux. Je ne comprenais pas que mon père pût prendre plaisir en sa compagnie. Pour tout dire, je me sentais plus viennois dans une forme de fébrilité intellectuelle que paralysé par une morale calviniste qui m’était étrangère.

 

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Il me fallut atteindre l’âge d’homme pour succomber, moi aussi, au charme vénéneux d’Amiel et me laisser bercer par son style, parfois tarabiscoté, mais guère plus que celui de Marcel Proust. J’arrivai d’ailleurs à la conclusion qui si on aimait Proust, ce qui était mon cas, on ne pouvait pas, on ne devait pas ignorer Amiel : sa profondeur était simplement moins visible. La crainte de se noyer dans son journal avait tenu à l’écart bien des lecteurs qui ne le méritaient sans doute pas. Je ne dirai pas comme Sacha Guitry : « Mon père avait raison », mais je n’étais pas loin de le penser, tout comme Pessoa, Tolstoï ou Cioran.

Ma galerie de nihilistes 2: Otto Weininger, Cioran ou le culte du génie…

Je reviens toujours à Sexe et Caractère d’Otto Weininger comme à un des livres les plus déments de la tératologie philosophique, l’œuvre d’un Kant enfermé dans la cellule capitonnée d’un asile de fous et qui ne trouverait d’issue que dans le suicide. C’est d’ailleurs ce qui se produisit le 4 octobre 1903 lorsque Otto Weininger, âgé de vingt-trois ans, se suicida d’un coup de pistolet dans la chambre même où Beethoven avait rendu l’âme, orchestrant ainsi de manière quasi diabolique la réception de son unique chef d’œuvre. Il suivait l’exemple du tout jeune Meinländer qui, trente-sept années auparavant, s’était pendu le jour de la parution de son génial ouvrage, La philosophie de la Rédemption. Il y a une certaine grandeur à abandonner la vie au profit d’un livre, un livre d’une férocité inouïe qui enfièvrera des générations d’étudiants et qui fascinera longtemps mon ami Cioran.  C’est à travers Weininger que nous nous sommes rencontrés.

Otto Weininger était juif. Et s’il y eut bien un jour un enfant pour maudire son sang, ce fut cet Œdipe juif qui portait en lui, comme un criminel, la duplicité, la cruauté et la mort. Il n’atteindrait jamais les cimes du génie. Car, soutenait-il, le juif n’est rien pour cette raison profonde qu’il ne croit en rien. On retrouvera chez Portnoy, ce double de Philip Roth, cette honte d’être juif et de ne pouvoir renoncer à sa judéité. Bref, d’être condamné à la trahison perpétuelle.

Freud auquel Otto Weininger avait soumis le manuscrit de Sexe et Caractère l’avait trouvé génial, mais totalement fêlé. Une trop vive conscience de soi et des idéaux éthiques inaccessibles avivent un désir de mort contre lequel personne ne peut rien. Le suicide de Weininger devait  signer à la fois son échec et son apothéose. Il y avait certes de la présomption, mais aussi de l’héroïsme dans son geste. Il n’est pas certain qu’il y ait encore qui que ce soit aujourd’hui pour en goûter le charme morbide et moins encore le sublime d’une pensée qui se retourne contre celui qui, dans son désespoir, l’a élaborée.

Ce que Cioran m’écrivait au sujet de Weininger…

Clément Rosset, Cioran et les talons aiguilles…

Une lettre de Clément Rosset…

 

Cher RJ, 

 

Bravo pour ton livre. C’est un petit vent frais qui balaie les miasmes de la bêtise ambiante. Nous n’avons jamais été de la même humeur, mais je souscris 20/20 à tous tes jugements et appréciations. C’est d’ailleurs ce que je disais à Cioran le rare jour où nous avons causé (2 minutes) philosophie… Je lui avais dit: « vous savez que je pense exactement le contraire de ce que vous pensez. Et cependant, je suis d’accord avec tout ce que vous écrivez. »

Il m’avait répondu, consterné: « Comment faire autrement ? C’est la vérité. »

 

Amitiés,

 

Clément

 

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Christiane Taubira chez Laurent Ruquier

Juste après sa démission du gouvernement, Madame Taubira ne pouvait pas rater son rendez-vous avec son fan club Ruquier-Salamé-Moix, tous trois pétris d’admiration et de respect pour cette « icône de la gauche », ce qui aurait pu devenir pesant si elle n’avait pas aussitôt pris le parti de l’insolence en se moquant de la vacuité des questions de Ruquier et en appelant Yann Moix « Monsieur Moi » et Léa Salamé, « Salomé ». Mais quand on est porté par une telle ferveur, on ne s’en offusque pas. Et Madame Taubira aurait pu sortir triomphante de On n’est pas couché.

Sauf que…

Sauf qu’elle a fini par lasser tout le monde avec un son irrépressible désir d’occuper le terrain et de ne jamais laisser à ses interlocuteurs la possibilité de déceler la moindre faille dans son armure. Sans doute a-t-elle lu le petit livre du philosophe Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison.  Et elle l’a mis en pratique avec brio, mais en oubliant que l’élégance suprême consiste parfois à donner raison à ceux qui tentent, maladroitement certes, de vous mettre en difficulté. Une humilité, même feinte, attire plus la sympathie qu’un orgueil démesuré. Comme Madame Taubira n’en finissait pas de dresser un bilan somptueux de ses quatre années comme Garde des Sceaux, j’ai fini par éprouver une infinie compassion pour François Hollande, Manuel Valls et tant d’autres qui devaient s’étrangler en subissant son flot de paroles et n’avoir plus qu’une envie : la faire taire. Ou filer à l’anglaise.

 

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Cioran disait que ce qui vous tenait à cœur, on ne pouvait que le murmurer à l’oreille d’agonisants. J’ignore de ce que murmure Christiane Taubira à la jeunesse, mais sa manière de revenir de manière pompeuse sur les symboles de la République et sur les principes relève plus du mauvais théâtre que de la conviction intime. Ce qu’on perçoit dans son discours, c’est qu’elle et elle seule veut être un Symbole de la Gauche, alors qu’elle n’en est juste que le bulldozer. Quand ce n’est pas le bouledogue.

De l’influence des intellectuels sur Alfred Eibel

couv_influence_v4.3Cinquante petites chroniques terribles sont ici rassemblées pour la délectation du lecteur. Roland Jaccard s’amuse à retirer cannes et béquilles à ceux qui s’appuient sur des certitudes, des usages, des postures ou des contrevérités. Il dynamite quelques fondations, fait le ménage parmi nos illusions, accablé qu’il est, on le sent bien, par la connerie, virus dont on n’a pas trouvé l’antidote. L’humour y trouve son compte ajouté à une bonne dose de rosseries pour le confort du lecteur. D’ailleurs le lecteur perspicace ne peut qu’applaudir des deux mains devant tant de situations pas piquées des hannetons, devant tant de toges soulevées, car c’est dans les coulisses des penseurs qu’on découvre leurs simagrées. Chère Europe, son but déclaré est de saper le navire qui assure sa traversée et l’on sait que rien ne pourra la faire changer de direction. L’Europe sait tout, rebondit sur d’antiques idéologies, sur des fantasmes, persuadée que le chemin indiqué par ses apparatchiks nous mènera vers la lumière. Le grand art de quelques penseurs est de travestir la vérité. Ils sont ce qu’on appelle en allemand Betriebsblind, traduction « aveugle d’entreprise », prisonniers de schémas anciens, possédant, on s’en doutait, la parole révélée. La vérité, rien que la vérité, est une notion obsolète depuis belle lurette. Penseurs sans foi ni loi, affectant de braver les convenances, celles-ci se présentent comme une suite de petits arrangements entre bandes organisées, autrement dit le parti de la canaille avec en supplément des allures d’aristo, ce que Georges Sanders a si bien décrit dans Mémoires d’une fripouille.

Faisons nos choux gras de Karl Kraus, Peter Altenberg, Henri Roorda, E.M.Cioran, Louis Scutenaire, Pierre Drachline, Léo Slezak et John Kennedy Toole qui, avec La Conjuration des imbéciles, a mis en œuvre la décadence du monde occidental. On retrouve quelque chose de Toole dans le livre de Roland Jaccard notamment quand celui-ci écrit : « L’agonie d’une civilisation tient aussi au fait qu’elle a perdu ses défenses immunitaires. Elle ne sait plus comment se défendre, ni pourquoi elle devrait le faire ». Ce livre plein de sarcasmes comme autant de corbeaux croassant, appartient à un genre typiquement viennois appelé blödeln, difficilement traduisible, dont l’équivalent français serait celui-ci : faire l’idiot. Un personnage de Dostoïevski. Sauf que les propos désordonnés du personnage russe n’en demeurent pas moins prémonitoires. Je « suppose avec certitude » que Roland Jaccard a plus appris en fréquentant les bergers des Carpathes qu’en fréquentant les malins de Paris. Il en ressort que les tyrans d’aujourd’hui et de demain construiront sur la planète entière des parcs d’attraction composés d’une variété infinie de massifs de fleurs de toutes les espèces. Le peuple sera amené à s’y promener à heure fixe avec obligation d’admirer cet épanouissement floral et de pousser des cris de joie. Pendant ce temps, le tyran prendra seul ses décisions pour le bien-être de sa personne, de sa famille, de ses proches. Le peuple ? Une idée périmée. Les participants mis en cause dans ce livre n’ont qu’à bien se tenir : Roland Jaccard est un redoutable escrimeur.

 

Alfred Eibel