Peu avant sa mort, le 5 février 1937, Lou Andreas-Salomé confia à son vieil ami et éditeur, Ernst Pfeiffer: » Quand je laisse errer mes pensées, je ne trouve personne. » Et ses derniers mots furent : « Le mieux, après tout, est la mort. »
La petite-fille du général von Salomé était née soixante-seize ans plus tôt à Saint-Pétersbourg et avait traversé en amazone flamboyante la culture mitteleuropéenne, laissant sur son passage un parfum de scandale et d’érotisme, accédant même au rang de mythe à travers la pièce de Frank Wedekind, La boîte de Pandore, une tragédie de monstres et figurant sur la photo la plus célèbre de l’histoire de la philosophie : à Lucerne, sur fond de Jungfrau, elle tient un fouet cependant qu’un Nietzsche extatique et un Paul Rée mal à l’aise tirent la carriole sur laquelle la jouvencelle est juchée.
Reconnaît-on une adolescente surdouée au choix de ses lectures et à l’âge avancé des hommes dont elle s’éprend ? À dix-sept ans, Lou entame une relation très particulière avec le pasteur Gillot, père de deux enfants de son âge. Grâce à lui, elle découvre Kant et Spinoza qui resteront ses philosophes favoris, ainsi que les moralistes français. Mais Lou ne se donne qu’en se refusant. Et quand Pygmalion voudra épouser sa Galatée, elle prendra à fuite.
C’est d’ailleurs une constante de Lou : fuir. À l’exception de Rilke qui éveillera son instinct maternel, elle laissera toujours les hommes se brûler au feu de sa virginité. Ce n’est pas une délurée nihiliste comme Louise Brooks qui incarnera son personnage caricaturé par Wedekind dans le film de Pabst, Lulu. Non, Lou est parcimonieuse jusque dans ses audaces – le ménage à trois avec Rée et Nietzsche -, mais douée d’une singulière perspicacité dès lors qu’elle croise des hommes supérieurs sur sa route. Alors, elle redevient la petite Liolia fascinée par le pasteur Gillot, trop voluptueuse pour n’être pas frigide, trop douée pour les exercices de séduction pour ne pas mettre en pratique ce qu’elle a appris en méditant les maximes de La Rochefoucauld ou de Chamfort.
Est-ce sa soif de liberté qui la pousse toujours ailleurs ? Peut-être. Mais on décèle aussi chez elle un souci panique de se préserver, une volonté inébranlable de ne pas fêler le miroir de son narcissisme. Lou, qui a toutes les audaces, ne prend finalement jamais de risques. Elle est plus proche de Leni Riefenstahl que de Louise Brooks. Même ses confidences demeurent d’une discrétion exaspérante. Et on peine à comprendre qu’elle ait expurgé de ses archives tout ce qui pouvait la compromettre, y compris les lettres du pasteur Gillot ou l’ébauche de son essai sur son adhésion à l’Allemagne nazie.
Nous avions rêvé Lou en adolescente rebelle, en séductrice perverse, en névropathe mystique, en psychanalyste suicidaire et nous sommes consternés de la retrouver en vieille dame apaisée « envisageant comme un cadeau du grand âge le regard distancé qu’il procure ». Au temps de l’ivresse intellectuelle et érotique a succédé celui de la tisane. Y a-t-il pire offense du destin ? Oui, le mieux, après tout, est la mort.