Un portrait narcissique d’Erich von Stroheim…

Le 22 septembre 1885 naît, à Vienne, dans une famille juive aisée, Erich Oswald Stroheim. Son père est marchand de chapeaux à la Mariahilferstrasse. Erich a un frère, Bruno, qui tuera un de ses camarades d’un coup de fusil et qui mourra, en 1958, dans un asile d’aliénés près de Vienne, atteint de « folie incurable ». Ce drame provoquera la ruine de la famille Stroheim.

Après des études sans histoires dans une école de commerce, le jeune Erich est appelé sous les drapeaux en 1906 : il aspire au grade d’officier de cavalerie. Mais, un an après son engagement, il est définitivement rayé des cadres. Il décide alors de rompre avec sa famille, avec l’Autriche, avec son passé, et d’émigrer aux Etats-Unis. Ce qu’il fera le 15 novembre 1909, à Brême, en embarquant sur le Prinz-Friedrich-Wilhelm sous le nom d’Erich von Stroheim.

Lorsqu’il meurt d’un cancer des os à Maurepas, en France, le 12 mai 1957, à l’âge de soixante-douze ans, nul ne doute qu’il est issu de la plus haute noblesse autrichienne et qu’il a servi dans le régiment des dragons. L’uniforme lui colle à la peau et son allure d’officier prussien est si convaincante que même les nazis renonceront à révéler ses origines, car si le racisme était scientifiquement fondé, Stroheim ne pouvait pas être juif, et si Stroheim était juif, le racisme était une aberration. Il aurait été de surcroît très maladroit de traîner dans la boue l’acteur qui avait interprété von Rauffenstein, l’officier moralement irréprochable de La Grande Illusion.

La seule médaille authentique que recevra Stroheim, peu avant sa mort, sera la Légion d’honneur. Quand on l’épingle sur son pyjama de soie noire, il ébauche péniblement un salut militaire. Il se confessera également à un aumônier militaire américain. Lui qui avait construit sa vie sur une imposture, s’en est-il repenti ? On peut en douter. Lui ne peut pas se reprocher d’avoir voulu être Erich von Stroheim, le cinéaste maudit le plus génial du siècle, doublé d’un acteur qui métamorphosait chaque film dans lequel il apparaissait, tout comme Orson Welles ou Louise Brooks, qui passa d’ailleurs une soirée en sa compagnie, soirée où il fut assez mal à l’aise, car Pabst, autre Viennois, était présent, et Stroheim se méfiait de tous ceux qui auraient pu le démasquer.

De fait, il construisit avec une telle ténacité sa légende, recomposant inlassablement sa biographie, qu’il fallut après sa mort attendre des années le résultat des investigations de Denis Marion pour découvrir qu’il n’était pas le fils de Mme von Nordenwall, qu’il n’avait pas fréquenté l’université de Vienne, et qu’il n’avait jamais été lieutenant de cavalerie comme il le proclamait. Il cacha la vérité à tout le monde, y compris à ses trois épouses et à ses enfants, exhibant jusqu’à la fin de sa vie des photos où il posait aux côtés de l’empereur François-Joseph…

 

greed erich

 

N’oublions pas que dans l’un des plus envoûtants films de Billy Wilder, Sunset Boulevard, il jouait le rôle de Max von Mayerling, metteur en scène fini, totalement au service de sa maîtresse Norma Desmond interprétée par Gloria Swanson, qui avait joué dans Queen Kelly, de Stroheim, à laquelle il envoyait quotidiennement des dizaines de lettres d’admirateurs pour lui faire croire que le public ne l’avait pas oubliée. Cette idée venait de Stroheim, et Billy Wilder l’avait aussitôt adoptée, refusant en revanche de filmer Max en train de repasser amoureusement la lingerie de Norma. Ce que Wilder avait saisi, c’est que, par ses mensonges à répétition, Max von Mayerling construisait une fiction de tous les instants. Stroheim y était démasqué. Il ne s’en remit pas. Il détesta Sunset Boulevard. Billy Wilder l’avait enterré vivant en lui offrant « un minable emploi de valet » et en l’amenant à réfléchir sur le caractère morbide de ses mystifications. Il avait fui Vienne, et Vienne l’avait rattrapé à travers Billy Wilder, qui attendit cependant des années pour confier à un journaliste : « Stroheim a pu en tromper d’autres, mais pas moi. Je suis viennois, et son accent était un accent typique des faubourgs. Avec moi, vous n’aurez pas de problème : je vous le dis tout de suite, je ne suis pas noble et je suis juif. »

Mais pourquoi cette obstination à renier ses origines ? Et dans quelle mesure cette obsession a-t-elle laissé une trace dans son oeuvre ? C’est là qu’intervient Fanny Lignon, une jeune philosophe qui poursuit des recherches sur l’histoire du cinéma muet et qui, dans un essai tout à la fois érudit et passionnant, Erich von Stroheim. Du ghetto au gotha, se livre à l’autopsie d’un mythe. Elle risque une hypothèse audacieuse, mais qui se révèle extraordinairement féconde : Stroheim, comme Wittgenstein d’ailleurs, aurait été marqué à mort par le livre d’Otto Weininger, Sexe et caractère, somme antisémite et misogyne d’un jeune philosophe viennois et juif qui se suicida dans la maison de Beethoven en 1903. Le juif, selon Weininger, doit se libérer « de sa judaïcité, vaincre la judaïté en lui ». Ce que fera Stroheim, comme s’il avait été antisémite. « C’est en refusant d’être lui-même, écrit Fanny Lignon, que Stroheim s’est moulé trait pour trait dans le portrait que Weininger brosse du juif : il n’était rien, il n’avait pas de passé, il pouvait tout devenir. » Ce comportement semble obéir à une parodie de dialectique. On pourrait l’énoncer de façon imagée par une formule générale et tout aussi lapidaire : être juif, sans être juif, tout en étant juif.

Fanny Lignon montre également tout ce que Stroheim doit au philosophe Max Nordau, son auteur favori, auquel il fera explicitement référence dans sa première oeuvre, In the Morning, une pièce de théâtre écrite à son arrivée aux Etats-Unis et qui ne sera publiée qu’en 1988. Stroheim ne cesse de recommander la lecture des Paradoxes de Nordau, où l’on trouve tout à la fois une critique au vitriol des conventions sociales et un éloge cynique du mensonge comme technique pour faire son chemin dans le monde. Max Nordau justifiait enfin la conduite de Stroheim vis-à-vis de sa famille en estimant naturel qu’un « enfant plonge ses parents dans les ténèbres » pour accomplir son destin.

Il faudra attendre l’été 1930 pour que Stroheim retourne en Europe avec sa femme et son fils. Il sera reçu en audience privée par le pape, mais c’est seul et affublé d’une fausse barbe qu’il se rendra à Vienne pour une dernière rencontre avec sa vieille mère. Il ne s’y attardera pas et n’y fera plus jamais allusion. On peut d’ailleurs se demander si, outre Billy Wilder, celui qui n’a pas le mieux percé à jour Erich von Stroheim n’est pas le comédien Marcel Dalio, qui interprétait Rosenthal dans La Grande Illusion : « Stroheim connaissait sa valeur. Il avait planifié toute sa vie pour réussir. Il s’était fait lui-même. Il était à la fois le père et la mère du personnagequ’il avait inventé. Il a obtenu ce qu’il voulait, mais, en contrepartie, il n’a jamais eu ni ami, ni femme, ni personne. Stroheim s’était marié avec Stroheim et était amoureux de Stroheim. »

Bernard-Henri Lévy, un bretteur chez Ruquier…

Bernard-Henri Lévy est un rhéteur hors pair et un bretteur incomparable. Il l’a prouvé, une fois de plus, chez Laurent Ruquier en défendant son livre L’Esprit du judaïsme qui aurait pu s’intituler Le Génie du judaïsme évoquant ainsi les mânes de Chateaubriand et de son Génie du christianisme. Ce que le monde doit aux Juifs, il a eu raison de ne pas trop y insister. Ce que le monde perd sans eux, il faut vraiment être atteint de cécité spirituelle pour ne pas le voir. Et pourtant, l’antisémitisme renaît dés lors qu’on croit l’avoir asséché. Bernard-Henri Lévy, quitte à plonger ses interlocuteurs dans la perplexité, n’a pas manqué, et à juste titre, de rappeler que le venin antisémite est toujours présent dans la société française dès lors qu’on évoque Israël ou des hommes d’Etat comme Laurent Fabius ou Dominique Strauss-Kahn. Il aurait pu ajouter que le nouvel antisémitisme qui débarque allègrement des pays arabo-musulmans fait peser sur les Juifs de France une menace pire encore. On ne pouvait pas ne pas songer en l’écoutant au mot de Billy Wilder s’exilant aux États-Unis : « Les Juifs optimistes ont fini à Auschwitz, les pessimistes à Hollywood. » Bernard-Henri Lévy, tout en distinguant parfaitement le racisme de l’antisémitisme, pèche sans doute par optimisme en esquivant les menaces que font peser les arabo-musulmans sur l’Europe. Et, plus encore, en imaginant un Proche-Orient apaisé. Léa Salamé n’a pas eu tort de citer un conseiller d’Obama disant qu’intervenir militairement ou s’abstenir est également catastrophique.

Bernard-Henri Lévy, au nom du judaïsme, se croit investi d’une mission. On peut lui reprocher sa mégalomanie, son narcissisme, voire même sa naïveté, mais pas sa sincérité.  Certains le rangeront volontiers dans la catégorie des besser-waïsser, expression yiddish dont la traduction la plus fidèle s’exprime dans cette histoire juive : « Quelle est la différence entre Dieu et un Juif ? Dieu sait tout, un Juif sait tout mieux. »

Pourquoi pas ? Mais il reste le panache du personnage, même sans chemise blanche, son ironie d’homme blessé et une volonté de comprendre l’incompréhensible qui, à titre personnel, me touchent.
En revanche, qu’il écarte d’un revers de la main Spinoza du judaïsme, alors qu’il en est la gloire, me fait douter de son jugement… et, parfois, du mien aussi.

bernard-henri-levy-israel

Rommel face à Hitler

Hitler méprisait les généraux de la Wehrmacht, à l’exception du Maréchal Erwin Rommel. Mais leurs desseins divergeaient. Hitler voulait plus que la conquête de l’Europe et l’extermination des juifs, il voulait l’anéantissement de l’Allemagne. Il confiait à Goebbels qu’il n’appréciait pas vraiment ces grands blonds un peu trop mous. Des Japonais, ajoutait-il, auraient été à la hauteur de ses ambitions.

Rommel, lui, était un soldat qui se consacrait exclusivement à l’art de la guerre – Une guerre sans haine, tel était d’ailleurs le titre de son livre. Toute guerre qui ne se nourrissait pas d’une réflexion intellectuelle, ne pouvait, selon lui, aboutir qu’à une longue série d’horreurs absurdes. « La guerre, disait-il volontiers, est un phénomène social bien plus complexe que le jeu d’échecs. Les combinaisons y sont infiniment plus nombreuses et certaines d’entre elles échappent à toute analyse logique. »

Le mot d’ordre d’Hitler, « Vaincre ou mourir » le consternait. Trop puéril, pensait-il. Le jour viendrait où Rommel se retournerait contre le Führer. Mais Hitler le redoutait. Il était trop populaire, même auprès de ses ennemis, pour se débarrasser de lui aussi facilement que des conjurés du 20 juillet 1944. Il eut droit à des funérailles nationales. La vérité, une mort volontaire par dégoût, n’émergea qu’après la capitulation de l’Allemagne.

Deux immenses acteurs ont incarné Rommel à l’écran: Erich von Stroheim dans Les cinq secrets du désert de Billy Wilder (1943) et James Mason dans Le Renard du désert d’Henry Hathaway (1951). Autant Stroheim colle à l’image d’un officier allemand (c’est quasiment génétique chez lui en dépit de ses origines juives et viennoises), autant James Mason peine à endosser l’uniforme d’un général nazi. Il faut attendre la fin de l’enquête poussive d’Henry Hathaway sur le suicide de Rommel pour qu’il devienne crédible. James Mason, cet ancien étudiant en architecture de Cambridge, était plus à l’aise en intellectuel suisse légèrement pervers dans Lolita que comme interlocuteur du Führer. Mais c’est précisément sa droiture, son absence de cynisme dans le rôle de Rommel, ainsi que ses doutes et ses maladresses qui le métamorphosent en ce qui lui répugnait le plus : un traître. Certes à sa manière. Sans l’assumer pleinement. Sans avoir conscience que le véritable héroïsme résidait moins dans ses combats à la tête de l’Afrikakorps que dans le reniement de tout ce en quoi il avait cru. Churchill lui rendra un vibrant hommage. Ce sont les dernières images du film d’Hathaway.

leo-g-carroll-james-mason-the-desert-fox-19511