Un Kleenex pour Aude Lancelin !

“C’était une femme, maintenant ce n’est rien. Attachons un boulet à chacun de ses pieds, jetons-la dans la mer “, écrit Balzac à propos de la Duchesse de Langeais.

La vraie gauche contre les méchants

Avant d’être jetée dans la mer, Aude Lancelin, longtemps duchesse du Nouvel Obs et de Marianne, lance un cri  de détresse dans Le monde libre, s’estimant victime de la servitude des médias. Son crime ? Être demeurée fidèle à la gauche, la vraie, celle d’Alain Badiou et de Frédéric Lordon, alors que ses patrons glissaient insidieusement vers la droite et soutenaient  les pouvoirs d’argent, voire le gouvernement social-traître qui musèle la presse. Ses cibles ? Outre ses anciens employeurs, le diabolique Bernard-Henri Lévy, le nouveau Barrès Alain Finkielkraut et le méchant Pierre Nora. Elle n’a pas de mots assez durs pour ces traîtres, mâles blancs, juifs, diaboliques, les seuls qui ont l’honneur d’être cités nommément, charmante coïncidence. D’ailleurs Philippe Muray l’avait prévenue : ” Si vous vous en prenez à Bernard-Henri Lévy, on vous coupera l’électricité et, un jour, les éboueurs ne passeront plus dans votre rue. “.

Plaidoyer pro domo

Son plaidoyer pro domo, vite pesant, place le lecteur dans la position du voyeur incrédule devant tant d’ignominie, mais comme il a du cœur il sera prêt à voler au secours de cette chèvre de Monsieur Séguin qui paie sa liberté de pensée au prix fort et veut en découdre avec la fascisation rampante de la France. Elle aurait été plus convaincante si elle avait rédigé son libelle au temps où elle était crainte et courtisée. Il ne lui reste aujourd’hui plus qu’une arme, une arme que les femmes manient avec précision et cruauté : la vengeance. Ce pourrait être délicieux et convaincant. Mais passées les premières pages, tant de hargne finit par lasser. Une boîte de Kleenex aurait aussi bien fait l’affaire.

 

 

Le Monde libre, Aude Lancelin – Les liens qui libèrent.

 

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Walter Benjamin en toutes lettres

Personne n’a mieux portraituré Walter Benjamin que Frédéric Pajak dans son Manifeste incertain ( 1 ) où il le suit dans ses pérégrination parisiennes, ses tentatives toujours avortées d’obtenir, lui le juif berlinois traducteur de Baudelaire et de Proust, la nationalité française jusqu’à Portbou dans les Pyrénées où il se donnera la mort, le 26 septembre 1940. Cet homme traqué, fuyant la barbarie, laisse un dernier mot : « Dans une situation sans issue , je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village des Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever. »

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Walter Benjamin par Frédéric Pajak

 

Il a quarante-huit ans. Il est pratiquement inconnu. Intuitivement, il sait qu’il lui faut mettre le meilleur de lui-même dans ses lettres. La dernière, celle d’un homme désespéré, sera aussi la plus bouleversante, car il est allé aussi loin que possible, sans retour en arrière, dans ce qu’il désignait en allemand comme la Katastrophe et qu’il n’a eu de cesse de cerner et d’approfondir. La morphine l’en délivrera. Bizarrement, personne ne retrouvera le corps de Walter Benjamin. Il est probable que sa dépouille ait été jetée dans la fosse commune. Mais le mystère demeure, certains, comme Stephen Schwartz, assurant qu’il aurait été assassiné par les agents du NKVD, le service secret de l’URSS. La mort qui ,en général , nous rend à l’obscurité, l’a transformé en mythe et on ne compte plus les études ni les films qui lui ont été consacrés. Cet exilé, vivant d’une modeste rente paternelle, a rejoint dans l’imaginaire Franz Kafka qu’il comparait volontiers à Laurel , qui aurait trouvé son Hardy avec Max Brod. Impossible, disait Walter Benjamin, de bien comprendre Kafka « sans parvenir à dégager les côtés comiques de la théologie juive« .

Le comique est souvent présent dans la vie de Walter Benjamin en quête de ce visa exceptionnel  qui serait un sésame pour les États-Unis. Au consulat américain, on lui remet un questionnaire qui comporte la question : « Êtes -vous le ministre d’un culte ou le professeur d’un collège ou d’une académie ? »

Il rédige alors ses dix-huit thèses sur le concept d’histoire, mais refuse de les publier, « car elles ouvriraient la porte à d’enthousiastes équivoques ». Il goûtait particulièrement ce moment où des insurgés, lors de la Révolution de Juillet, tirent sans se concerter dans divers lieux de Paris sur les horloges « afin d’arrêter le temps ». Nostalgique, il regrette le temps où les flâneurs, dans les passages parisiens, se promenaient avec une tortue et marchaient au rythme de l’animal. Le flâneur, et il en était un, est un ennemi passif de la société : il déambule, contemple les marchandises, mais ne consomme pas. S’il est un prophète pour notre temps, c’est bien lui.

W. G. Sebald,  dans ses Séjours à la campagne, se demande dans quelles eaux troubles et mensongères notre vision de la littérature aurait continué à patauger si, peu à peu édités, les écrits de Walter Benjamin et de l’École de Francfort, ce centre juif consacré à la recherche en histoire intellectuelle et sociale n’étaient venus nous ouvrir d’autres perspectives. Pour le savoir, rien de tel que de lire les Lettres sur la littérature que Walter Benjamin écrivit de 1937 à 1940 à Max Horkheimer, alors réfugié à New York. Ces lettres, admirablement éditées, restituent de manière impitoyable l’ambiance de l’époque où le défaitisme le dispute au conformisme. « Le conformisme des hommes de lettres leur dissimule le monde dans lequel ils vivent. Et ce conformisme est le fruit de la peur. »

Même pour les intellectuels du parti communiste , il reste un juif allemand marxiste certes, mais dont on se méfie. Cet intellectuel sans attaches, ce penseur sans abri, cet écrivain tout en paradoxes et en subtilité, ce critique trop clairvoyant embarrasse chacun. Nombreux sont ses  proches qui veulent l’aider, notamment à obtenir la nationalité française, mais aucun n’y met beaucoup de ténacité.

Dans le mouchoir de poche de sa chambre de bonne sous les toits de Paris – il y gèle l’hiver et y étouffe l’été – il contemple cette ville qui le tue et à laquelle il est entrain de consacrer une étude sublime et inachevée: Paris, capitale du XIX siècle. Le Livre des Passages.

Il livre aussi à Max Horkheimer ses jugement sur les écrivains qu’il côtoie – de Cocteau à Claudel – et le jugement qu’il porte sur leurs œuvres. D’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit et catholique personnaliste, il dit que le bénéfice que l’on tire de ses essais est médiocre. Il observe que la psychanalyse pousse beaucoup de ses amis dans les bras de l’obscurantisme. Que dirait-il des lacaniens aujourd’hui ?  À propos de Céline, il se demande si son nihilisme médical qui fait parfois penser à celui de Gottfried Benn n’est pas devenu une position de réserve du fascisme.

Si Benjamin privilégie la lettre – et la censure l’oblige parfois à écrire en français – c’est qu’elle témoigne sur le vif et à l’instant de l’effroi que suscite chez lui la double montée et du fascisme et de la lâcheté qu’elle provoque. Il les décrit dans leurs ressorts à la fois intimes et sociaux. En tant que document historique, ces lettres ont une valeur inestimable. Mais, à mon sens, elles n’en ont que plus dans la situation présente que nous vivons au quotidien. Si , pour Walter Benjamin, la qualité d’un texte se reconnaît à son pouvoir prophétique, il ne fait aucun doute qu’il est un prophète pour notre temps.
(1) Manifeste incertain 3 de Frédéric Pajak. Les Éditions Noir sur Blanc.

 

Lettres sur la littérature de Walter Benjamin. Éd. établie et préfacée par Muriel Pic, traduite de l’allemand par Lukas Bärfuss. Éd. Zoé. 150 pages.

 

 

Article initialement publié dans La Nouvelle Quinzaine littéraire.

Ce que Bernard Steele pensait de Céline…

Steele, de Denoël et Steele, est celui qui découvrit Voyage au bout de la nuit, son style, mais aussi Céline, un type médisant et parano, une âme noire.

 

C’était durant l’hiver 1967, au Buffet de la gare de Genève. Bernard Steele qui dirigeait alors les éditions du Mont-Blanc, m’annonçait qu’il publierait un livre que j’avais écrit sur les troubles de l’adolescence. J’avais en face de moi l’homme qui avait édité Louis-Ferdinand Céline. Je ne manquai pas de lui poser la question qu’il avait dû entendre cent fois: « Si c’était à refaire, publieriez-vous aujourd’hui les oeuvres de Céline ? », question que je jugeai aussitôt idiote et qui l’amena à sourire de ma naïveté. « Question oiseuse entre toutes, me répondit-il. Le même homme peut-il traverser deux fois la même rivière ? »

Il me raconta ensuite son enfance à Chicago au début du siècle, sa rencontre avec Robert Denoël à Paris dans une librairie, la création de leur maison d’édition Denoël et Steele, l’histoire rocambolesque du manuscrit du Voyage au bout de la nuit, les sentiments que lui inspirait Céline, son engagement dans l’US Navy durant la Seconde Guerre mondiale (il la qualifiait de divertissement désastreux), sa passion pour la psychanalyse et, finalement, son installation à Genève où il publiait des ouvrages de psychologie. Il avait l’allure d’un intellectuel plutôt austère, attentif et indulgent? Surpris surtout par le cours qu’avait pris son existence après la parution du Voyage. « Si je considère cette période avec le recul des années, me disait-il, il me semble avoir assisté à un drame. La littérature française avait alors atteint son apogée, avec Proust notamment, et un renouveau s’imposait. Céline, avec son Bardamu et son Ferdinand, avait été choisi par l’Esprit du Temps, le Zeitgeist comme aurait dit Hegel, pour devenir l’un de ses démolisseurs. Il a admirablement rempli son rôle. Après son passage, la place était nette… Les Nouvelles Vagues pouvaient enfin déferler. Elles ne risquaient plus de trouver d’obstacles. »

Je voulus en savoir plus sur Céline. Bernard Steele, avec une moue de répulsion, me fit comprendre à quel point l’homme lui déplaisait. « J’étais perplexe face à l’indulgence des intellectuels et des artistes français pour l’antisémitisme et la lourdeur des blagues contre les youpins. Céline, incontestablement, l’était, antisémite. J’étais juif, encore jeune, étranger aux moeurs parisiennes, mal à l’aise dans un milieu que j’avais sans doute idéalisé. Ce fut d’ailleurs la cause de ma rupture avec Robert Denoël qui décida de collaborer à L’Assaut, le journal d’Alfred Fabre-Luce. Je conservai cependant une certaine sympathie pour ce Belge jovial que j’ai revu peu avant qu’il ne soit assassiné. En revanche, les pamphlets antisémites de Céline m’avaient écoeuré. Il ne m’avait jamais inspiré de sympathie, car il jouait continuellement la comédie. Je dirais aujourd’hui qu’il était paranoïaque, et que, comme tous les paranoïaques que j’ai connus, il cherchait à faire peur en hurlant, en calomniant, en prétendant que je lui volais ses droits d’auteur parce que j’étais juif… Oui, ce qui me reste de lui, c’est cette capacité de compenser sa propre peur par le besoin de faire peur. »

Proustien sans partage, j’avais alors peu lu Céline – seule sa thèse sur Semmelweiss m’avait emballé – et je comprenais parfaitement ce que ressentait Bernard Steele. Il n’était pas homme à juger qui que ce soit, mais les réserves qu’il exprimait trouvaient un écho singulier en moi. D’une voix lasse, presque brisée – il était déjà affaibli par la maladie qui allait l’emporter -, il conclut: « Chacun est victime de son destin. Céline le fut tout comme moi. Que le destin ait fait que nos destins se croisent et que je sois, financièrement du moins, à l’origine d’une oeuvre tout à la fois géniale et abjecte, demeure un de ces mystères insondables qui restera toujours sans réponse. »

Après ce déjeuner, je n’ai jamais pu lire Céline d’un oeil innocent. Et je le reconnais volontiers, les paranoïaques me sont devenus insupportables, quelle que soit la forme que leur génie puisse prendre.

 

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Article initialement publié dans le numéro 54 (Juillet-Août 2012) du Service Littéraire.

 

Que nous reste-t-il de Marx et Heidegger ?

Nos larmes pour pleurer à supposer que nous leur ayons apporté un peu de crédit.

Une anecdote, pour commencer, qui mérite toujours d’être rappelée : en 1919, Freud avait rencontré un fervent communiste qui lui avait dit que l’avènement du bolchevisme amènerait quelques années de misère et de chaos, mais qu’elles seraient suivies de la paix et de la prospérité universelle. Dubitatif, Freud lui avait répondu qu’ il croyait à la première partie de ce programme, mais que la seconde relevait de la psychiatrie, comme toute forme d’utopie. Freud considérait l’histoire comme un système clos, sans probabilités inconnues. Ce qui va se passer est ce qui s’est passé. Plus encore que des  restaurations, l’histoire se nourrit de reproductions fidèles. D’où le dédain de Freud pour l’avenir et son pessimisme roboratif. Comme Marx semble naïf à côté de lui !

On ne répétera jamais assez à cette occasion la vieille blague soviétique : « Un communiste, c’est quelqu’un qui a lu Marx. Un anticommuniste, c’est quelqu’un qui l’a compris. »

Le monde entier en était revenu, mais les intellectuels français, comme pour Marx, continuaient à voir en Martin Heidegger un héros de la pensée. Il aurait certes commis de son propre aveu « une grosse bêtise » en flirtant avec le nazisme, mais sa pensée volait à une telle altitude, tel l’aigle sur la Forêt Noire, qu’il ne fallait pas s’arrêter à des détails aussi mesquins pour le juger. Il n’avait pas été compris. Il ne le serait jamais, sinon par des esprits malveillants ou bornés.

Guillaume Payen, philosophe et historien, ne s’en est pas laissé conter : son Heidegger, catholicisme, révolution, nazisme, vaste et passionnante enquête sur la vie et l’œuvre du philosophe, sonne le glas de son nationalisme militariste et son rêve de domination allemande de toute la terre portés par un dépassement de la métaphysique qui, au travers d’une méditation avec Hölderlin et d’une explication avec Nietzsche, allaient sauver l’Occident de la mort spirituelle qui le guettait. En des termes plus simples, Hitler pensait de même, agissant en conséquence, inquiet, comme Heidegger, de l’enjuivement de son peuple et soucieux de son rôle historique prééminent. Là encore, Freud nous a beaucoup appris sur les liens entre paranoïa et philosophie. Mais ni Heidegger, ni Hitler ne lui ont prêté la moindre attention : les délires sont tellement plus exaltants. Ils le sont aujourd’hui encore, sous une forme qui n’est pas moins terrifiante : chaque génération a droit à ses accès de folie avant de vider la coupe de l’amertume.

 

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Et comme l’Histoire nous sert souvent les mêmes plats, il n’est pas interdit de s’interroger sur l’islam, « ce communisme du vingt et unième siècle » selon la formule de Jules Monnerot, dont le Coran n’a rien à envier au Manifeste de Marx et d’Engels ni à Mein Kampf en matière de totalitarisme. La plus grossière erreur que nous ayons commise est sans doute de placer sur le même plan le judaïsme, le christianisme et l’islam, rendant, par là-même, impossible la critique du Coran.

La seule chose à retenir de l’Histoire, c’est qu’on n’apprend rien d’elle.

Bernard-Henri Lévy, un bretteur chez Ruquier…

Bernard-Henri Lévy est un rhéteur hors pair et un bretteur incomparable. Il l’a prouvé, une fois de plus, chez Laurent Ruquier en défendant son livre L’Esprit du judaïsme qui aurait pu s’intituler Le Génie du judaïsme évoquant ainsi les mânes de Chateaubriand et de son Génie du christianisme. Ce que le monde doit aux Juifs, il a eu raison de ne pas trop y insister. Ce que le monde perd sans eux, il faut vraiment être atteint de cécité spirituelle pour ne pas le voir. Et pourtant, l’antisémitisme renaît dés lors qu’on croit l’avoir asséché. Bernard-Henri Lévy, quitte à plonger ses interlocuteurs dans la perplexité, n’a pas manqué, et à juste titre, de rappeler que le venin antisémite est toujours présent dans la société française dès lors qu’on évoque Israël ou des hommes d’Etat comme Laurent Fabius ou Dominique Strauss-Kahn. Il aurait pu ajouter que le nouvel antisémitisme qui débarque allègrement des pays arabo-musulmans fait peser sur les Juifs de France une menace pire encore. On ne pouvait pas ne pas songer en l’écoutant au mot de Billy Wilder s’exilant aux États-Unis : « Les Juifs optimistes ont fini à Auschwitz, les pessimistes à Hollywood. » Bernard-Henri Lévy, tout en distinguant parfaitement le racisme de l’antisémitisme, pèche sans doute par optimisme en esquivant les menaces que font peser les arabo-musulmans sur l’Europe. Et, plus encore, en imaginant un Proche-Orient apaisé. Léa Salamé n’a pas eu tort de citer un conseiller d’Obama disant qu’intervenir militairement ou s’abstenir est également catastrophique.

Bernard-Henri Lévy, au nom du judaïsme, se croit investi d’une mission. On peut lui reprocher sa mégalomanie, son narcissisme, voire même sa naïveté, mais pas sa sincérité.  Certains le rangeront volontiers dans la catégorie des besser-waïsser, expression yiddish dont la traduction la plus fidèle s’exprime dans cette histoire juive : « Quelle est la différence entre Dieu et un Juif ? Dieu sait tout, un Juif sait tout mieux. »

Pourquoi pas ? Mais il reste le panache du personnage, même sans chemise blanche, son ironie d’homme blessé et une volonté de comprendre l’incompréhensible qui, à titre personnel, me touchent.
En revanche, qu’il écarte d’un revers de la main Spinoza du judaïsme, alors qu’il en est la gloire, me fait douter de son jugement… et, parfois, du mien aussi.

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Les barbares sont arrivés, enfin !

Article publié dans le numéro 89 (novembre 2015) du Service Littéraire.

On ne les attendait plus. L’immigration avait cessé de faire peur. On avait avait supprimé les frontières. Il n’y avait plus de limites, ni de points de repère. On enseignait dans les écoles que le racisme et le nationalisme étaient les pires des fléaux. Certains s’insurgeaient encore que les riches devinssent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. La vieille rengaine marxiste qu’on écoutait en souriant. Il y avait bien de temps à à autre une petite crise. Juste histoire de se faire peur. Et quand l’Union Européenne dysfonctionnnait toute la classe politique chantait en chœur qu’il fallait plus d’Europe. On avait même trouvé un ennemi assez commode: Vladimir Poutine. Le bonheur était une idée neuve en Europe : on ne doutait pas que dans un État de Droit nourri de tant d’idéaux avec un peu de bonne volonté notre Boboland serait à la mesure de notre ramollissement intellectuel . On savait qui étaient les méchants: Bush fils, Pinochet, Assad, Khadafi et quelques autres. On avait fêté avec une ferveur  les printemps arabes en oubliant que, parfois, certains peuples ont besoin de dictateur. On avait même réussi par un tour de force peu commun à transformer dans l’imaginaire des Français un pays aussi démocratique qu’Israël en un monstre hybride tout à la fois colonial et nazi. Les Palestiniens approuvaient bien sûr et les populations arabes dont le seul aphrodisiaque est la haine d’Israël manifestaient même au cœur de Paris en criant « Mort aux Juifs ! » sans que la police intervienne. Certes, on déplorait parfois ici ou là un attentat, mais on l’oubli ait aussitôt. Ce ne pouvaient être que quelques malades malades mentaux  égarés dans une lecture archaïque du Coran qui passaient à l’acte. À la limite, il eut fallu les soigner plutôt que de les punir. Surtout pas d’amalgame.

Et  cet été les Barbares sont arrivés. Il convenait de les accueillir avec nos règles de l’hospitalité et même d’encourager la venue de quelques centaines de milliers d’Africains et d’Orientaux. Étaient-ce des migrants, des réfugiés, des terroristes ? Face à leur afflux massif, nul n’était plus en mesure de s’en soucier. Certains suggéraient que les Allemands en raison d’un déficit démographique et d’une culpabilité ambigüe avaient besoin de nouveaux esclaves. D’autres se réjouissaient de la générosité des Européens. Dans un premier temps, les Barbares furent donc accueillis avec enthousiasme. Chacun en voulait un chez lui. Et, très vite, il fallut réapprendre le principe de réalité: des frontières psychologiques et géographiques existent. L’homme peut être un loup pour l’homme. Et même les réfugiés, pratiquement tous issus de pays musulmans, ont d’autres structures mentales que les Européens: ce qu’ils ont fui – et souvent avec les meilleures raisons du monde – ils n’auront de cesse de le reconstituer dans les pays qui leur ont ouvert les bras. Ils étaient victimes de la tyrannie politique et religieuse: ils le seront à nouveau. Et nous avec eux. Ce que l’homme a devant lui, c’est son passé. L’histoire ne fait que repasser les plats. N’oublions pas la chute de Constantinople. Et merci à tous ces migrants de déferler en Europe pour nous le rappeler !

Quant à Oswald Spengler, l’auteur prophétique du Déclin de l’Occident (1914), il doit songer qu’un siècle exactement après nous avoir livré les clés de notre avenir, il est peut-être un peu tard pour en faire un usage efficace. Thomas Mann disait qu’il n’avait cessé d’écarter ce livre (Le Déclin de l’Occident) de ses yeux pour ne pas être contraint d’admirer ce qui fait mal et ce qui tue. Il n’est hélas plus possible aujourd’hui de détourner son regard – sauf pour Attali ou Edgar Morin – sans passer au mieux pour un lâche, au pire pour un crétin.

MEIN KAMPF EN ARABE

LA SAINTE ALLIANCE ENTRE LES MUSULMANS ET LES NAZIS RACONTEE PAR DEUX HISTORIENS ALLEMANDS

Avertissement: cet article a été publié pour la première fois dans le numéro 26 (janvier 2010) du Service Littéraire.

Il y a des histoires qu’on préférerait ne pas connaître. Des histoires qui nous atterrent. Des histoires dont on n’aurait jamais imaginé qu’un jour nous serions amenés à les évoquer. Ces histoires figurent dans le livre de deux chercheurs allemands: Matin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann. Il a pour titre Croissant fertile et croix gammée et traite du rapport entre les Arabes et le Troisième Reich. Il se lit avec un sentiment d’effroi et de stupéfaction. Tous ceux qui croient à une paix possible entre Israéliens et Palestiniens devraient s’y plonger. Et tous ceux, également, qui ne soupçonnent même pas les affinités, les complicités, entre les mouvement pan-islamistes et le nazisme.

J’aimerais, bien sûr, que tout ce que révèlent, au terme d’un travail de plusieurs années, ces deux historiens allemands soit erroné, que jamais le désir d’anéantissement du peuple juif par Hitler n’ait rencontré un tel assentiment de l’homme-de-la-rue arabe, ni qu’il ait joui d’une telle ferveur. J’aimerais que les intellectuels du Proche-Orient s’expriment sur ce livre. Ils ne le feront pas. Ils sont engagés, parfois malgré eux, dans un combat dont l’ampleur et la violence passent inaperçues aux yeux de tous ceux qui refusent l’idée d’un choc des civilisations. Ou, pour le moins, d’un projet de reconquête de l’Europe par les élites islamiques.

Ce qui rend également fascinante la lecture de cette enquête, ce sont les biographies succinctes des divers personnages rencontrés par les auteurs: Al-Husseini, le grand mufti de Jérusalem bien sûr, qui dès 1952 encouragea son lointain parent Yasser Arafat à prendre la relève. Ou encore Erwin Ettel, ambassadeur à Téhéran et SS-Brigadeführer qui échappa à la dénazification, et qui, sous le faux nom d’Ernst Krüger, fut engagé dans le prestigieux Die Zeit, en 1950, comme rédacteur chargé de la politique étrangère de l’Allemagne. Sait-on que Mein Kampf, avec l’accord de Hitler, fut traduit en arabe mais expurgé de quelques lignes où l’auteur disait refuser l’alliance avec « une coalition d’estropiés » ? Quant au terme d’antisémitisme, dont les experts du Moyen-Orient avaient très tôt déconseillé l’emploi, dans la mesure où les Arabes sont des sémites, il ne posa pas de réels problèmes non plus: on expliquait qu’il était simplement dirigé contre les juifs.

Laissons le mot de la fin à l’Égyptien Ahmed Hussein, membre des Frères Musulmans: « Cherche le Juif derrière toute perversion ». Comme bien d’autres leaders arabes, il se rendit en 1936 au Congrès de Nuremberg avec une association de ses « chemises brunes » parlementaires. De jeunes Irakiens furent également accueillis par Hitler personnellement et passèrent ensuite des vacances en tant qu’hôtes des Jeunesses hitlériennes. Même le plus retors des scénaristes n’aurait jamais inséré dans un film les scènes racontées par Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann. Mais sans elles, comment comprendre la suite de l’histoire ..?

Toujours disponible: Croissant fertile et croix gammée, le Troisième Reich, les Arabes et la Palestine, par Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann, Éditions Verdier, 340 pp.