Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 7/7

7. La psychanalyse en accusation

 

 
En voulant ménager son ancien ami, c’est la psychanalyse, cette thérapie de riches oisifs, que Freud va conduire momentanément au banc de l’accusation. Et même un freudien aussi inconditionnel que Kurt Eissler regrettera la pusillanimité dont le Maître a fait preuve à cette occasion. À défaut de « forfaiture », il aurait pu établir qu’il y avait eu de la part de Wagner-Jauregg une faute professionnelle. Mais il aurait fallu pour cela qu’il  prît  nettement parti pour le lieutenant Kauders, ce qu’il se garda bien de faire.

Bref, le deuxième jour des débats fut une victoire complète pour Wagner-Jauregg et la Commission renonça à le poursuivre, ce qui suscita l’indignation d’Alfred Adler. Une fois encore, une solidarité invisible entre détenteurs du savoir et du pouvoir avait joué. On sait qu’elle est presque impossible à briser.

Signalons pour la petite histoire que le lieutenant Kauders devint un éditeur puissant en Allemagne, avant de devoir émigrer, en 1933, aux États-Unis. Là, il s’occupa de la publicité pour une grande entreprise et écrivit des livres pour enfants. Selon Eissler, c’était un homme d’une honnêteté exceptionnelle, rebelle à toute forme d’injustice et qui pensait que « vivre avec les autres est un jeu d’enfant…alors qu’il est tellement difficile de s’entendre avec soi-même… »

Je présume, ajoutait-il ironiquement, que c’est particulièrement vrai pour les psychiatres. Quant à Wagner-Jauregg, il ne pardonna jamais à Freud de ne pas avoir totalement épousé sa cause et, dans l’autobiographie qu’il rédigea à la fin de sa vie, il évoquait encore avec amertume cette « expertise vraiment défavorable. »

 

 

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Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 5/7

5. Ce qu’en pense Wagner-Jauregg

Wagner-Jauregg ne nie pas les faits : il en donne simplement une interprétation différente. L’électro-thérapie, dit-il, ne comporte aucun danger et se révèle souvent fort efficace. Les vomitifs également. Son travail consistait à distinguer les vrais traumatisés de guerre des simulateurs, et il demeure persuadé que le lieutenant Kauders était un menteur.

 

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Bien entendu, il ne lui serait jamais venu à l’idée que, si Kauders usurpait le rôle de malade, lui-même usurpait celui de thérapeute et qu’on aurait pu le qualifier de « tortionnaire » ou de « criminel de guerre ». Il était, au contraire, gravement affecté par des accusations qu’il jugeait sans fondement. Il avait accompli son devoir, un point c’est tout.

Bien des années plus tard, cependant, dans un accès d’honnêteté, il écrira dans son  auto-biographie : « Si tous les simulateurs que j’ai traités à l’hôpital, souvent de façon assez dure, s’étaient présentés pour m’accuser, cela aurait donné lieu à un procès impressionnant. »

Que l’aveu est facile quand la faute est oubliée !

 

Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 4/7

4. Le profil de Walter Kauders.

La confrontation eut lieu dans les bâtiments du Parlement, les 14 et 15 octobre 1920. Les principaux documents relatifs à l’affaire Kauders sont connus et ils ont été souvent reproduits, notamment par le directeur des Archives Freud, le psychanalyste Kurt R. Eissler. Ce dernier a même eu la chance de se lier, à partir de 1953, avec Walter Kauders à New-York. Les deux hommes ont beaucoup parlé et Eissler a ainsi pu vérifier les assertions de Kauders. Il le décrit comme un patriote, monarchiste de cœur, plutôt conservateur, qui aurait pu, sans la moindre difficulté, se soustraire aux obligations militaires – en 1914, il vivait et travaillait en Suisse – mais qui partit au front avec enthousiasme, se battit courageusement, fut blessé à plusieurs reprises, puis rendu progressivement à la vie civile.

En dépit de ses migraines et de sa difficulté à marcher, il sera convoqué par une Commission militaire qui décide de soumettre son cas à la sagacité de Wagner-Jauregg avant de statuer définitivement sur son sort. C’est dans ces circonstances que le lieutenant Kauders expérimentera les électro-chocs, ainsi que diverses substances nauséeuses et vomitives. Durant les deux mois passés dans la clinique universitaire, il tient le journal des « traitements » qu’il subit. Il le publiera après la guerre dans une revue militaire.

 

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Freud contre Wagner-Jauregg, épisode 3/7

3. Sévices ou thérapie ?

 
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On accuse Wagner-Jauregg d’avoir humilié et torturé les soldats internés dans la clinique universitaire qu’il dirigeait. La presse de gauche se déchaîne contre lui.

Le journal Der Freie Soldat écrit:

« Le traitement des névroses de guerre est l’un des chapitres les plus atroces des soins apportés aux malades militaires autrichiens. »

Et un jeune lieutenant, Walter Kauders, porte plainte: enfermé pendant soixante-dix-sept jours avec de vrais fous, il aurait subi comme ses camarades des décharges électriques d’une violence inouïe. On l’aurait traité de vulgaire simulateur, alors qu’il avait été blessé à la tête. Et on n’aurait eu de cesse, après avoir tenté de le démasquer, de le renvoyer au front.

Libération des moeurs et anti-psychiatrie

À propos de l’Iran et pas uniquement de l’Iran khomeyniste, nous avons évoqué ces questions qui resteront à jamais sans réponse: les masses ont-elles raison de se révolter ? Et si oui, les intellectuels doivent-ils les soutenir ? Pour un homme de gauche, cela va de soi. Pour des jeunes enfiévrés de lyrisme révolutionnaire également. Mais ils oublient que souvent, le plus souvent. La révolte des masses est une réaction contre le modernisme et le libéralisme. Ce qu’elles veulent vraiment, c’est le retour aux valeurs traditionnelles, à l’archaïque. La peur de la liberté ne serait-elle pas le moteur de l’Histoire ? J’ai dit à Foucault que dès lors qu’il est question des masses mon esprit s’enténèbre. Cela l’a amusé. Il m’a confié alors qu’il n’avait jamais été marxiste, ni même structuraliste. « Et pas non plus freudien » a-t-il ajouté en me regardant d’un air moqueur. « Peut-être ne sommes-nous que deux provocateurs. Moi dans le vide. Vous dans le tourbillon du siècle, ai-je répliqué. Il a alors éclaté de rire.

Nous sommes finalement arrivés à la conclusion qu’il y a un domaine où il faut être ferme et ne jamais lâcher du terrain: celui de la libération des moeurs. Il m’a dit combien le fait de voir de jeunes couples d’homosexuels à San Francisco faire leurs courses le matin le touchait. Il estime que, sur ce plan, depuis 1969, nous avons fait du bon travail en France, « même si nous avions beaucoup déconné ». Et il ne s’est pas privé de brocarder certains groupes féministes. Il avait pris depuis longtemps déjà ses distances avec la vulgate anti-autoritaire  – « le refrain de la chansonnette anti-répressive » – et était excédé d’être copié par une jeunesse en mal de slogans.

François Bousquet dans son livre pose une question pertinente: que ne s’est-il inquiété plus tôt du risque de piratage philosophique de son œuvre auquel l’exposaient ses simplification outrancières et ses partis pris sans nuance ? J’y répondrai  à sa place: ce n’était pas son genre. Ce n’était pas non plus celui de l’époque,  même s’il avait toujours une longueur d’avance sur elle. Et poserait-on la même question à Nietzsche, à Cioran ou à Caraco… bref, à tous les penseurs intempestifs qui sont d’ailleurs les seuls qui valent d’être lus ? Foucault a choisi pour demeures le crime et la folie, la subversion et le délire et non la maison de retraite ou la conformité à quel que discours que ce soit, appliquant avec jubilation le premier droit de la Constitution française selon Baudelaire: le droit de se contredire. J’ai toujours eu la faiblesse de penser que c’est à cela que l’on reconnaît un esprit libre. J’en ai rencontré trois dans ma vie : Cioran, Szasz et Foucault. Sans doute y en a-t-il eu d’autres. Mais je les ai oubliés. Ou alors le style leur faisait défaut.foucault2

À propos de la folie, nous nous sommes demandés pourquoi l’anti-psychiatrie n’intéressait plus personne. « C’est peut-être parce qu’elle est passée dans la pratique », a-t-il suggéré, cependant que je me moquais discrètement de son optimisme incongru. Il m’a appris que Ronald Laing avait traduit son Histoire de la Folie en anglais dans une version dépourvue de notes et sans appareil critique, la réduisant ainsi à un bref volume beaucoup plus palpitant que dans son édition française. « Voilà ce que j’aurais dû faire ! Et me débarrasser de mes réflexes et scrupules de normaliens ! » Je lui ai fait remarquer qu’il y était parvenu beaucoup mieux que d’autres et que ce qui séduirait encore longtemps dans son œuvre, ce serait moins ses considérations sur la mort de l’homme – « cette invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente et peut-être la fin prochaine » – même si c’est une intuition géniale, que sa quête d’un Eldorado de la perversion qui le rapproche plus de Proust, voire de Sade, que d’autres gloires de la French Theory.

Puis, nous avons encore évoqué Ronald Laing qui soutenait que face à un malade mental en plein délire, un prêtre qui priait était beaucoup plus efficace et rassurant que n’importe quel psychiatre. J’ai voulu alors savoir ce qui avait amené le jeune Foucaultu à s’intéresser à la folie. Une brève réponse figurera au prochain numéro.