Un lecteur attentif d’Henri-Frédéric Amiel connaissant l’intérêt que je porte à cet immense écrivain, me dit qu’une chose le tracasse avec Amiel : son nom de famille. Amiel est un nom typiquement juif séfarade, un nom qui ne permet pas de cacher ses origines.
Or, ajoute-t-il, dans toutes les biographies d’Amiel on lit que ses parents étaient des commerçants aisés, établis dans la ville depuis des générations. Il suggère que cette famille venait de Carpentras ou d’Espagne et aurait fui on ne sait quand, ni pourquoi, pour s’installer à Genève où elle s’était empressée d’oublier ses origines… au point qu’Henri-Frédéric Amiel, zofingien et protestant, aurait été le premier étonné si on lui avait parlé de sa judéité.
« Personnellement, poursuit ce lecteur avisé, je suis certain qu’il la connaissait très bien, mais c’était un secret tellement caché que c’est même une des explications de son génie très particulier qui se caractérise par une inquiétude et une angoisse indéfinissable. »
Cette angoisse du juif honteux, il l’aurait même transmise à tous ses biographes qui se sont soigneusement abstenus de se poser la question, pressentant que cette dernière était enfouie et devait le rester, car telle était la volonté d’Henri-Frédéric Amiel.
Ainsi donc, après un Amiel bouddhiste (c’est ainsi que Cioran le voyait), nous aurions un Amiel juif. Hypothèse intéressante et à creuser. Je doute cependant qu’il en ait été conscient. Et » l’angoisse indéfinissable » qui sourd de son œuvre n’est, hélas ou heureusement, pas réservée aux seuls juifs.
Le roman des origines est toujours fascinant, mais les conclusions qu’on peut en tirer sont le plus souvent hasardeuses et en disent plus long sur celui qui enquête que sur son objet. Le véritable écrivain, celui qui touche à l’universel, s’auto-engendre et c’est sans doute parce qu’il n’appartient à aucune famille spirituelle, qu’il les rejette toutes, que son œuvre devenue totalement singulière s’adresse à chacun de nous dans ce qu’il a de plus intime.
PS : Après enquête, un ami tunisien, grand lecteur d’Amiel lui aussi, me confirme qu’Amiel est bien juif. Il ajoute que Cioran a dit quelque part : » La lucididé absolue, c’est le néant. » Et il s’interroge : ne s’agirait-il pas d’une reformulation de cette phrase d’Amiel : « La désillusion complète serait l’immobilité absolue » ?