Alain Corbin rappelle que ceux qui, comme lui, ont fait leurs classes dans des écoles catholiques des années cinquante se souviennent du culte voué au silence, que ce soit dans les couloirs, dans le réfectoire ou à l’occasion de retraites. Le moindre bruit était considéré comme une forme de sacrilège.
Mais dans un passé plus lointain déjà, Sénèque et les stoïciens voyaient dans le silence un apprentissage de la maîtrise de soi : ils le considéraient comme la condition du recueillement, de l’écoute de soi, de la méditation, de la création. Ils savaient en goûter la profondeur et les saveurs. Aristote pensait que le silence portait toujours avec lui sa propre récompense et Baltasar Gracián poussait la sévérité jusqu’à écrire : » Il faut parler, comme si l’on dictait son testament… »
Le contraste avec notre époque bruyante et interconnectée qui a relégué le silence et la solitude – les deux conditions de la création et de la vie intérieure – au rang des vieilleries à combattre, a poussé le grand historien Alain Corbin, dans la veine de Norbert Elias, à entreprendre cette Histoire du silence, une pure merveille tant pour ses qualités d’écriture que pour l’originalité de sa démarche. De cet archiviste des sensations – on se souvient de son livre Le Miasme et la Jonquille – on a dit qu’il était l’historien du sensible et que ses travaux retraçaient nos mutations à partir des cloches, des arbres, et des bordels. Il observe qu’une rupture s’est produite aux confins des années cinquante et que le silence a perdu sa valeur éducative. L’hypermédiatisation du XXIème siècle nous contraint à devenir partie du tout plutôt que de se tenir à l’écoute de soi, modifiant ainsi la structure même de l’individu. Thèse audacieuse, sans doute pertinente, mais qui laisse mal augurer de l’avenir.
Les dernières pages de l’essai d’Alain Corbin sont d’ailleurs consacrées au plus tragique de tous les silences : celui qui règnera quand la Terre sera morte, quand s’ accomplira sa dissolution dans le silence, « le jour où tout se taira », évoqué par Vigny ou par Leconte de Lisle. Je l’avoue : l’anéantissement inéluctable de notre planète et le silence tragique de ses débris ne sont pas sans me procurer une secrète satisfaction. Enfin, la tyrannie de la face humaine aura disparu…Enfin du silence !
Article également publié dans le numéro de septembre du Service Littéraire.