J’ai trouvé la réponse, celle que je n’osais pas formuler, chez Lacan. Mais elle figure déjà chez Freud. La voici : » Notre pratique est une escroquerie, bluffer, faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué, c’est quand même ce qu’on appelle d’habitude du bluff. Du point de vue éthique, c’est intenable notre profession. C’est bien d’ailleurs pour ça que j’en suis malade, parce que j’ai un surmoi comme tout le monde. » ( Extrait d’une conférence prononcée à Bruxelles le 26 février 1977 ).
Quand j »ai reçu mes premiers patients, j’avais tellement l’impression d’être un imposteur que je ne parvenais pas à leur demander des honoraires. J’ai encore le souvenir très précis d’une jeune fille qui refusait de se lever du divan avant que je l’aie dépucelée. Et celui d’un homme dans la quarantaine humilié par sa femme qui lui interdisait de lire les journaux dans leur appartement. Au cinéma, elle lui infligeait la présence de son amant. Et je n’ai pas oublié, car ce fut un moment décisif, cette héritière qui hésitait entre une croisière autour du monde et une psychanalyse. Je lui conseillai la croisière.
Quelques mois plus tard, je mettais un terme à cette mascarade. Moi aussi j’avais un surmoi. Sans doute hypertrophié par le calvinisme. Il s’est assoupli avec l’âge et la vie parisienne. Eussé-je été Viennois à l’époque de Freud que j’aurais sans doute eu moins de scrupules. Quant aux psychanalystes lacaniens que j’ai pu observer de près, leur absence totale d’éthique m’a laissé perplexe. J’ai toujours pensé, disait Freud, que les premiers à embrasser cette profession seraient les spéculateurs et les cochons. Il oubliait les perroquets.
Que sont les Essais de Montaigne, sinon la tentative d’être à soi-même son propre voleur ? Pensées volées, masque arraché : ce que Montaigne revendique, c’est une authenticité totale dans la relation de soi à soi, sans médiation d’un Dieu ou d’une Église, contrairement à saint Augustin, son prédécesseur.
Montaigne annonce l’homme moderne avec toute sa fluidité, sa véracité et son absurdité innées. Sainte-Beuve l’avait parfaitement pressenti : « Il y a un Pascal en chaque chrétien , de même qu’il y a un Montaigne dans chaque homme purement naturel. »
Authenticité de Montaigne, mais aussi approfondissement de l’expérience de soi sur un chemin qui, trois siècles plus tard, aboutira à Freud avant de se dissiper en télé-réalité. Mais peu dupe de lui-même, Montaigne a conscience de la » vanité » qu’il y a à devenir le témoin de sa propre vie. Plus douloureux encore que de ne jamais entendre la vérité sans aussitôt la travestir, est que nous ne pouvons jamais non plus et même avec la meilleure volonté, l’exprimer. Car quoi que nous disions, l’autre n’entend pas la vérité que nous voulons lui communiquer. Ce qui sort de mes lèvres et ce qui pénètre l’âme d’autrui n’est jamais la même chose.
Ce qui nous reste, c’est à ne tenir aucun compte de notre position dans le monde, de tout ce qui nous rend esclave, de la famille, de la communauté ou de l’État, des mœurs ou de la religion. Cette tenace volonté de défendre le moi comme une forteresse contre les assauts du monde extérieur – « la plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi » – se traduit, avec la rage et la lucidité d’un condamné à mort conscient de sa situation dans les réflexions de Montaigne sur notre finitude. L’art de bien vivre ne va pas sans un art de bien mourir. « La plus volontaire mort, c’est la plus belle », disait-il. Attitude qui le fit parfois passer pour un stoïcien converti à la lâcheté d’une mort douce, à son aise et à sa mode…
Spinoza et Freud, pour ne citer qu’eux, ne diront pas autre chose. On sait que Freud appréciait tout particulièrement cette publicité pour une entreprise de pompes funèbres : « À quoi bon vivre quand on peut être enterré pour cinquante dollars ? »
Raoul Carson était médecin à l’hôpital Saint-Antoine. Il est décédé en 1971. Même les médecins meurent. Mais tous ne laissent pas des traces de ce qu’ils ont vu jour après jour dans leur cabinet. Le docteur Carson a vu défiler toute une humanité souffrante, notant en passant qu’il est souvent difficile de distinguer les vieilles douleurs rhumatismales du sentiment d’accablement qu’entraîne l’échec d’une vie. Cette humanité se présentait dans son cabinet comme dans un confessionnal, attendant en premier lieu de recevoir l’absolution : souvent les malades avaient l’impression d’avoir péché par excès d’orgueil en se déclarant malades. C’était il y a un demi-siècle. On mesure à ces détails combien les temps ont changé.
À l’hôpital Saint-Antoine, au cabinet du docteur Carson, ne se rendaient que des êtres qui d’habitude ne prennent pas la parole, persuadés qu’ils n’ont rien à dire d’eux-mêmes et encore moins de leur corps. Ils viennent demander au médecin de les disculper. « Dire au docteur ce que l’on sent puisqu’on a la possibilité de le dire à quelqu’un, ce n’est pas se plaindre. »
Raoul Carson s’est fait le scribe de ces êtres sortis un instant du néant de leur vie pour dire leurs maux avec embarras : « Ils passent sans césure, écrit-il, du mal de leur corps au malheur de leur vie », comme si les vieilles douleurs les obligeaient à faire retour sur eux-mêmes et à revisiter leur passé. Souvent, en quelques mots seulement, le patient raconte son histoire et ce qu’il croit être l’origine de sa maladie. Une femme avoue qu’elle a passé sa vie à pleurer parce qu’elle attendait quelque chose de beau et qu’elle est tombée malade à force d’attendre. Un insomniaque se confie. Le médecin lui demande s’il a des contrariétés, des soucis. Non. Il a des insomnies parce qu’il ne supporte pas les grandes joies. « Je ne me remets pas, docteur, des grandes satisfactions. J’y pense sans arrêt. »
Ce qui embarrasse les patients du docteur Carson, c’est que la maladie les contraint à réfléchir sur eux-mêmes. Or il y a de l‘indécence dans l’introspection. À cause de la maladie, ils ne peuvent plus s’oublier. Voici un homme de quarante ans, ouvrier dans le bâtiment, qui a des ennuis digestifs. Depuis qu’il est malade, il s’est mis à réfléchir. Sa femme craint le pire : « Tu ne vas pas te fatiguer à penser comme ça toute la nuit. T’es pas habitué, ça va te faire du mal. » L’ homme dit au médecin : « Elle croit que je fais exprès de réfléchir. Elle sait pas que c’est mon estomac. Sans lui, moi, je ne penserai pas tellement ! »
Ou encore cet autre qui consulte le docteur Carson parce que, depuis quelque temps, il s’est mis à penser : « Ça m’a pris il y a trois ans brusquement. Je ne sais pas pourquoi. Et depuis ça ne m’a pas quitté. Peut-être qu’avec des cachets, je ne penserai plus, docteur. »
Dans les brèves du docteur Carson, qui tiennent à la fois du rapport de police, du cinéma-vérité de la photo de Doisneau et du huis-clos théâtral, penser fait mal. Une philosophie tragique de la vie, où il n’est question que de sang, de chair et de nerfs, sourd de son expérience quotidienne. Chacun y reconnaîtra la sienne. Sa « vieille douleur« , comme la nomme sans pathos et avec humour le docteur Carson.
L’expérience de Stanley Milgram, qui est née des atrocités de la Shoah et de son désir de comprendre comment elles avaient pu se produire, a été reproduite sous toutes les latitudes et avec les mêmes résultats, ce qui tend à prouver qu’il n’y a pas de civilisations plus cruelles que d’autres. En revanche, la soumission à l’autorité a un caractère quasi universel.
Récemment encore, une équipe de l’université de Varsovie a obtenu des résultats très proches en reproduisant fidèlement l’expérience de Milgram. Publiée dans la revue Social Psychological and Personnality Science (mars 2017), l’étude montre que 72 des 80 participants ont infligé à leur « victime » le niveau d’électrocution le plus élevé, soit 450 volts.
La conclusion est limpide : l’homme préfère torturer que désobéir. En revanche, lorsque le niveau d’autorité faiblit, seule une personne sur quarante utilise le dernier curseur de 450 volts, ce qui confirme une hypothèse généralement admise par les psychologues et que chacun d’entre nous est en mesure de vérifier dans la vie courante : sur quarante personnes qu’on rencontrera, une seule se révélera véritablement sadique. C’est pourquoi Louise Brooks conseillait cyniquement à une amie de dorloter son mari marqué au sceau de la cruauté car, ajoutait-elle, ils ne sont pas si nombreux les hommes véritablement cruels. Elle-même rêvait de mourir étranglée par Jack l’Eventreur…
Au terme de sa vie, Thomas Szasz soutenait que nous sommes entrés dans une nouvelle ère. À la théocratie et à la démocratie a succédé la « pharmacratie » ou, si l’on préfère, le règne de la médecine et des médecins. Cette dictature de la santé ne connaît guère d’opposants et Szasz était plutôt pessimiste : « Après avoir vaincu les deux grands étatismes du vingtième siècle, le national-socialisme et le communisme, nous sacrifions notre liberté sur l’autel du droit à la santé. » Il était évidemment contre les réformes du système de santé proposées par Obama et il aurait applaudi à leur abolition par Donald Trump. Entre libertariens, on se reconnaît.
Thomas Szasz se défiait de la tyrannie du bien. Et c’est pourquoi, bien que professeur de psychiatrie, il n’avait cessé de mettre en garde ses étudiants et ses lecteurs contre le pouvoir coercitif et arbitraire d’une discipline qui multipliait les « diagnostics » en donnant à tous les comportements hors normes le nom de maladies. « Aucun système de santé universel, soutenait-il, ne mérite qu’on lui sacrifie notre liberté. » Et il retrouvait alors le Thoreau de Walden qui se défiait de la tyrannie du bien. « Si je tenais pour certain qu’un homme soit venu chez moi dans le dessein de me faire du bien, je chercherai aussitôt mon salut dans la fuite. Il n’est pas d’odeur aussi nauséabonde que celle qui émane de la bonté. » Je me garderai bien de vous expliquer pourquoi. Vous en ferez tous un jour l’expérience.
Thomas Szasz ne faisait que reprendre les remarques prophétiques et aujourd’hui inaudibles de Tocqueville sur ce « pouvoir immense et tutélaire, absolu, détaillé, régulier et doux » qui est la forme de despotisme propre aux régimes démocratiques. Une sublime prophétie de Goethe le mettait en joie : « Je crois que l’humanitarisme finira par triompher, mais j’ai peur en même temps que le monde ne devienne un grand hôpital dans lequel chacun agira comme l’infirmière charitable d’autrui. » Ou encore cette citation de Chesterton : « L’homme libre s’appartient à lui-même. Il peut porter atteinte à sa propre personne par les drogues. Il peut se ruiner au casino. S’il le fait, il est certainement stupide et se condamne très probablement. Mais si on le dissuade de le faire, il est encore moins libre qu’un chien. »
Aujourd’hui qui oserait, à moins de passer pour un cinglé, élever la moindre objection contre le no smoking, le port obligatoire de la ceinture de sécurité ou celui du casque en moto ? Et pourtant, sans en être conscient, chacun court à sa mort avec une détermination farouche. C’est même ce qui lui confère sa grandeur ? Faut-il l’en priver ?
Âgé de trente ans, Alfred Binet se pose l‘éternelle question : Qu’est-ce que l’amour ?
Pourquoi désire-t-on telle personne plutôt que telle autre ? Il y répond dans un bref volume, Le fétichisme dans l’amour, en 1887.
Man Ray
La sexologie et la psychanalyse sont encore dans les limbes.
Alfred Binet est un précurseur. Il sera d’ailleurs souvent plagié, y compris par Jung, qui lui empruntera les notions d’extraversion et d’introversion. Ses biographes laissent entendre qu’il n’en prenait pas ombrage : c’était un homme timide qui s’intéressait à la psychologie des joueurs d’échecs, à la fatigue intellectuelle, à l’hypnose et qui écrivait sous pseudonyme des drames macabres.
À partir d’exemples aussi classiques que celui de Descartes irrésistiblement attiré par des femmes qui louchaient ou de Rousseau ne trouvant de satisfaction que dans la flagellation, Alfred Binet arrive à la conclusion que l’amour normal, pour autant qu’il existe, n’est que le résultat d’un fétichisme subtil et compliqué, polythéiste pour le dire en un mot. Le pur fétichiste, en revanche, est un monothéiste : la partie s’est substituée au tout et l’accessoire est devenu primordial.Où commence la pathologie ? s’interroge Binet. Réponse : au moment où l’amour d’un détail quelconque devient prépondérant au point d’effacer tous les autres. Conclusion : l’amour du pervers est une pièce de théâtre où un simple fulgurant s’avance vers la rampe et prend la place du premier rôle.
Jeanloup Sieff
Freud, né une année avant Binet, lui rendra hommage dans Les trois essais sur la théorie de la sexualité. Le premier, il a vu que dans le choix du fétiche se manifeste l’influence persistante d’une impression sexuelle ressentie dans l’enfance. L’impérialisme psychanalytique rendra pour un temps caducs les travaux des psychologues préfreudiens. Cependant, à lire Alfred Binet qui s’inspire à la fois du Traité des Passions de Descartes et de La métaphysique de l’amour de Schopenhauer, on se rend compte de l’erreur qu’on commettrait en reléguant au magasin des antiquités un essai aussi novateur dans la compréhension des sublimes puérilités de l’amour.
François Roustang nous a quittés à l’âge de 93 ans. Nous souhaitons la paix à son âme désormais libre et soulagée du poids de l’existence, dont il avait la conscience la plus aigüe et la plus légère.
Cet entretien m’a été accordé en décembre 1986 pour Le Monde des Livres.
RJ – Difficile de s’éloigner de Jacques Lacan pour un psychanalyste. Votre dernier livre avait pour figure centrale le charmant Giacomo Casanova. Vous m’annonciez un essai sur le cardinal de Retz. Et voici que vous revenez à Lacan.
FR – Ce livre résulte d’une commande. J’ai fait un cours sur Lacan deux années de suite à l’université John Hopkins de Baltimore; il s’est ensuivi une certaine insistance pour que j’écrive un livre, qui devrait êt publié à Oxford Press de New-York. Car Lacan a du succès aux Etats-Unis, très peu auprès des psychanalystes, beaucoup plus dans les départements de littérature des universités.
Pour ceux qui se meuvent au sein du domaine très réservé de la critique littéraire, cela fait bien de se référer à Foucault, à Derrida ou à Lacan. Même s’ils sont réduits à quelques mots ou quelques slogans, ils donnent aux marchandises qui circulent une incontestable plus-value. Mais il existe aussi, là-bas, des universitaires moins complaisants qui exigent de savoir de quoi ces grands hommes parlent et ce que l’on peut en tirer. C’est pour avoir rencontré des professeurs et des étudiants de ce second type que j’ai dû répondre à des questions élémentaires, les seules redoutables probablement, et donc lire Lacan en le suivant pas à pas.
RJ – Vous faites allusion à des travaux antérieurs ou à des projets.
FR – C’est toujours la même chose qui m’intéresse : inventer pour chaque auteur une méthode de lecture qui réponde à son style. Pour lire Lacan, il faut parcourir de grands espaces et se laisser emporter par le mouvement qui parcourt une conférence ou un séminaire. Dans un second temps, imprégné de son discours, il faut se demander où il nous a conduit et ce qu’il a voulu nous laisser entendre. Enfin, il faut reprendre la lecture encore une fois en vue de découvrir comment il s’y est pris pour suggérer ce que l’on ne trouve jamais explicitement dans le texte. On s’aperçoit alors que l’ensemble ne tient que par des enchevêtrements d’équivoques, de confusions ou de fausses liaisons. Je ne souhaite pas recommencer cette expérience éprouvante, car le risque est grand d’y perdre l’esprit.
RJ – À propos de l’influence de Lacan, y aurait-il, aujourd’hui encore, une hypnose collective à lever ?
FR – L’effet Lacan est, sans conteste, lié au caractère oral de son discours. Ceux qui sont familiers de la pratique de l’hypnose et qui ont eu l’occasion de revoir ses quelques prestations enregistrées sur cassettes vidéo, ont pu constater qu’il était passé maître dans l’usage de toutes les techniques hypnotiques. L’action de ce personnage hors du commun ne serait pas intelligible si elle était passée d’abord par l’écrit. Sa présence était nécessaire à son influence. La psychanalyse, grâce à l’appui qu’elle prend sur le transfert, a permis que s’amplifie ce phénomène hypnotique. Désormais, une mini-société s’y trouve enfermée, et je ne vois pas que puisse être levée cette emprise collective par des démonstrations si pertinentes qu’elles puissent être. Ce petit monde est sorti des limites de l’intelligence.
Pour hypnotiser il n’est pas nécessaire d’endormir physiquement, il suffit de placer l’interlocuteur dans une attente infinie et indéterminée, et de réussir à fixer son attention sur un objet unique ou un personnage unique. Lacan a su jouer de l’un et l’autre avec maestria : il a toujours laissé en suspens ses affirmations, et bien plus encore ses conclusions; il a réussi à faire croire qu’il rassemblait en lui toute la culture.
RJ – Vous insistez sur un point : Lacan a voulu faire de la psychanalyse une science, mais en même temps il la présentait comme un délire scientifique…
FR – Le modèle de psychisme humain que Lacan a proposé tout au long de son enseignement est celui du psychotique. Il est passé de la psychiatrie à la psychanalyse en emportant le fou avec lui. Ce qui lui a permis de mettre en pleine lumière un aspect spécifique de la psychanalyse, qui n’use pas du langage courant de la communication et qui ne s’intéresse pas à la réalité extérieure ou sociale, mais qui fait exister, comme pour lui-même, le monde des fantasmes, des rêves et des désirs, par la pratique d’un langage non intentionnel. Donc un langage qui, devant rendre compte de l' » autre scène « , en vient à se rendre proche du délire. C’est là un acquis historique de Lacan. Il a comme rendu la psychanalyse à sa particularité. Mais, si l’on en reste là, surtout si la théorie veut mimer cette forme de langage, il n’y a plus aucune limite qui puisse être imposée par la raison ou par la réalité. Le système tout entier bascule dans la folie. Et c’est pourquoi Lacan, toujours lucide, a pu donner à la psychanalyse, en vérité à sa tentative, le titre de délire scientifique.
RJ – Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par principe d’incohérence ?
FR – Incontestablement, l’œuvre de Lacan a son unité interne. Mais puisqu’elle est tout entière tissée de confusions, je me suis demandé sur quoi pouvait bien reposer cette unité. J’en ai conclu que son principe d’unité ne pouvait être que l’incohérence systématisée, voulue, cultivée avec une constance et une inventivité exceptionnelles.
Ce principe m’a paru ensuite s’appuyer sur deux règles : l’équivoque et l’unilatéralité. De l’équivoque j’ai donné de multiples exemples. Entre autres, celle du symbolique qui est à la fois celui que l’on peut rencontrer en algèbre et celui qui intéresse les ethnologues ou les sociologues. Les deux sens du mot n’ont rien à voir, mais Lacan a besoin de passer de l’un à l’autre pour faire tenir son discours. L’unilatéralité est une autre règle. Par exemple, le terme d’aliénation est abondamment utilisé, mais en oubliant que, pour Hegel, auquel il est fait référence, il n’y a pas d’aliénation sans appropriation. Oubli nécessaire pour que le sujet humain puisse apparaître totalement aliéné au langage. Mais oubli catastrophique, car on ne voit plus du tout comment il serait possible à un individu en analyse de faire quelque chose de sa névrose s’il ne s’approprie pas ce langage pour en faire son « propre ». Or, cette notion du « propre », que Heidegger, autre philosophe souvent cité, n’a pas négligée, est remarquablement absente du corpus lacanien.
RJ – L’envoûtement provoqué par la psychanalyse dans les années 60 et 70 a cédé la place à une indifférence ironique. Par votre travail démystificateur, vous avez contribué à scier la branche sur laquelle vous êtes assis. Et maintenant ?
FR – Pensez-vous que la psychanalyse, comme les autres disciplines d’ailleurs, soit de quelque manière menacée si elle vient à porter sur elle-même un regard critique ? C’est bien au contraire la limitation du questionnement qui conduit à la sclérose et à l’infatuation. S’il est vrai que la psychanalyse n’a plus, dans la culture, la position dominante qu’elle pouvait occuper il y a vingt ans, cela n’est peut-être pas à déplorer. Elle va probablement être obligée de reconsidérer quelques certitudes et de reposer des questions qu’elle prétend avoir résolues ou dépassées.
Par exemple, rien de moins clair que le rapport de la théorie et de la pratique. A la suite de Lacan, certains ont voulu appliquer sa théorie à la pratique : au mieux le patient échappe à la théorie, même si le psychanalyste s’obstine à ne retenir que ce qui justifie sa thèse ; au pis le patient devient psychotique, il devient une production de ce qui est pensé par l’autre. La théorie ne peut être que la création de mythes provisoires ; la pratique l’utilise comme repère, mais elle est sans cesse amenée à la déborder, à la rendre caduque et à la réinventer.
De même l’aspect d’initiation au monde des rêves, des fantasmes et des désirs est passé au premier plan, au détriment de l’aspect thérapeutique. La fameuse expression lacanienne de « guérison par surcroît », dont on a dit qu’elle avait eu valeur libératrice en 1950, est devenue, par la suite, le moyen de se désintéresser des résultats et des effets de la cure. Ce n’est plus possible aujourd’hui, car une série d’autres thérapies, parfois inspirées de la psychanalyse, ont fait leur apparition sur le marché. Il ne sera plus possible de les traiter par la condescendance et le mépris : elles ont sans doute à nous apprendre quelque chose ou à nous réapprendre ce que le triomphalisme nous a fait oublier.
Il y a bien d’autres questions que la psychanalyse devra aborder, mais elle ne pourra le faire que si elle se laisse pénétrer par le doute sur elle-même, que si elle ose abandonner les formules toutes faites et retourne à un travail de description patient et limité. Le temps n’est probablement plus aux théories globales qui prétendent pouvoir tout expliquer.
Pierre Pachet nous a quittés ce 21 juin. Dans Nuits étroitement surveillées, il évoquait le monde des rêves et sa proximité avec celui des morts : « le règne de la liberté sans frein ».
Enfant, un livre m’intriguait dans la bibliothèque de mes parents ; il s’intitulait Mes insomnies et avait pour auteur un illustre général. Je trouvais curieux, presque incongru, qu’il parlât de ses insomnies plutôt que de ses batailles. J’ignorais alors le combat pathétique, et chaque soir renouvelé, que certains êtres doivent mener pour trouver le sommeil ; combat plus épuisant que toutes les épreuves qu’ils affrontent quotidiennement, plus angoissant que tous les cataclysmes qui les menacent.
À vrai dire, il n’est guère raisonnable de dormir ; Baudelaire le notait déjà : « À propos du sommeil, aventure sinistre de tous les soirs, on peut dire que les hommes s’endorment journellement avec une audace qui serait inintelligible si nous ne savions qu’elle est le résultat de l’ignorance du danger. »
Ces dangers qui nous guettent – la mort, la perte d’identité, les agressions… – Pierre Pachet les évoquait dans son essai, Nuits étroitement surveillées (Gallimard, 1980), qui ajoute au charme de la confidence celui d’une démarche scientifique renouant avec les « psychologistes » pré-freudiens (Hervey de Saint-Denis, A. Maury, Delbœuf…).
Dormir, c’est oublier la mort ; c’est également mettre entre parenthèses notre peur de ne pas dormir et accepter de quitter un monde aussi inquiétant qu’imprévisible.
Un humoriste anglais résumait ainsi les trois conditions fondamentalement nécessaires au sommeil : avoir chaud aux pieds, avoir bien digéré et avoir la conscience tranquille. Mais comment avoir la conscience tranquille quand tombe la nuit et qu’autour de notre lit, dans une furieuse sarabande, s’agglutinent nos remords et nos regrets ? Baudelaire : «L’homme qui fait sa prière le soir est un capitaine qui pose des sentinelles. Il peut dormir.»
Dormir enseigne un égoïsme salvateur. Mais attention, nous avertit Pierre Pachet, à guetter son propre endormissement, on risque de l’empêcher et de détériorer le gyroscope compliqué dont il dépend. Si, pour aimer, il faut croire à l’amour, pour dormir, il faut croire au sommeil.
Il prêta à son sommeil, à ses rêves, à ses insomnies, une attention scrupuleuse, presque maniaque. Plus proche de Valéry que de Freud, il entendait également montrer que le dormeur n’est pas immergé dans un ailleurs inatteignable, mais qu’il est d’une certaine manière conscient, c’est-à-dire volontaire, calculateur, capable de projets et de ruses.
« Que le rêve, écrit-il, puisse fournir des exemples de phrases correctement construites, devrait provoquer l’étonnement, et faire réfléchir ceux qui aiment à penser au rêve comme au règne de la liberté sans frein.«
RJ – Vous-même étiez marxiste et, sous le régime de Schuschnigg, avez fait de la prison…
EF – J’ai commencé à étudier le marxisme très tôt, à l’âge de treize ans. À douze ans, je militais déjà au parti social-démocrate où ma première fonction était d’encaisser les contributions des membres de l’organisation socialiste pour enfants. Dans l’illégalité, je fus responsable d’une circonscription des socialistes révolutionnaires et placé deux fois en détention préventive pendant quatre et huit mois. On ne pouvait rien prouver car je n’avais jamais rien écrit qui aurait pu me compromettre. Mais dans le dossier de police, je fus décrit comme un dangereux leader potentiel. C’est pourquoi la Gestapo m’arrêta en mars 1938. Je ne fus maltraité que dans le camp de concentration.
RJ – Pouvez-vous nous raconter les circonstances dans lesquelles vous avez rencontré Bruno Bettelheim ?
EF – Je fis sa connaissance à Buchenwald, où je venais d’être transféré de Dachau, en septembre 1938 avec d’autres détenus juifs. Nous étions tous alignés, c’était une belle journée d’automne ensoleillée, et nous formions une chaine pour transporter des briques jusqu’à une construction. Nous devions « balancer » les briques, c’est-à-dire les lancer à un autre prisonnier qui se trouvait à environ un mètre et devait les rattraper. Mon voisin portait d’épaisses lunettes et faisait tomber toutes les briques. Cela m’énervait, je commençais à pester contre lui et enfin, je le traitai de « bon à rien ». Il rétorqua: « et toi, tu es bon à quoi ? Moi je suis Bettelheim. » « Et moi Federn. » « Es-tu de la famille de Paul Federn ? » « C’est mon père. » Là-dessus, grande réconciliation et nous sommes devenus amis. Je l’estime énormément en tant que psychothérapeute, malgré nos désaccords sur de nombreux points.
RJ – Vous avez émigré aux États-Unis où vous avez longtemps vécu. Quel jugement portez-vous sur l’évolution de la psychanalyse américaine ?
Il s’est passé exactement ce que Freud avait prévu: elle a été étranglée par la psychiatrie. Freud a toujours insisté sur le fait que non seulement la psychanalyse n’appartient pas à la médecine, mais qu’en plus, il est difficile pour les médecins eux-mêmes de l’apprendre et de la comprendre.
RJ – Le problème des relations entre le marxisme et la psychanalyse n’a pas cessé de vous intéresser. Comment l’envisagez-vous aujourd’hui ?
EF – C’est le marxisme qui m’a conduit à la psychanalyse. Le chemin fut facile à parcourir. Marx peut certes expliquer l’infrastructure socio-économique, mais il ne dit pas comment celle-ci agit sur la superstructure idéologique. À ce sujet, j’ai commencé mes recherches déjà très tôt. Mon activité professionnelle est tout entière dédiée, justement, à étudier, à chercher à comprendre cette relation. Malheureusement, il est difficile de définir clairement ce qu’est le marxisme, beaucoup plus difficile que d’expliquer ce qu’est la psychanalyse. Ce qui est sûr, pour moi, c’est que l’application politique du marxisme a complètement échoué. Et pourtant, on ne peut pas rejeter si facilement le marxisme en tant que méthode sociologique. De la même façon que la psychanalyse, le marxisme suscite des résistances émotives chez ceux dont il contredit les intérêts. Autre point commun: ce sont des sciences qui ne sont vivantes que dans la réalisation pratique. Sur le plan académique, elles se transforment en dogmatismes rigides. Mais peut-on vraiment mélanger la pratique et la théorie jusqu’au degré même exigé par le marxisme et la psychanalyse ? Dans le domaine de la théorie, je pense que ces deux sciences se rejoignent et peut-être se chevauchent-elles sur un certain nombre de points. Je crois, j’espère, que bientôt elles trouveront toutes deux leur place au sein d’une anthropologie commune.
Fils d’un célèbre psychanalyste, Ernest Federn (Vienne, 1914 – 2007) étudie le droit et l’histoire à l’université de Vienne en même temps qu’il milite au sein du parti socialiste. Emprisonné à Dachau et à Buchenwald pour son opposition au régime, il est libéré en 1945. Commence alors sa carrière de psychanalyste formé aux États-Unis par un ami de son père, Herman Nunberg. En 1972 il retourne en Autriche pour collaborer à la réforme du droit pénal et travailler en tant que psychothérapeuthe dans les prisons. Il a publié de nombreux articles sur l’histoire de la psychanalyse et les rapports entre le marxisme et les découvertes de Freud.
L’optimisme désespéré de Freud
RJ – Votre père fut l’un des premiers à traiter des schizophrènes. Pouvez-vous nous parler de lui ? Des relations qu’il entretenait avec Freud ? Du rôle qu’il joua au sein de la société psychanalytique de Vienne ?
EF – Mon père est né à Vienne en 1871. Mon grand-père, Salomon, était l’un des trois premiers médecins juifs libres de pratiquer la médecine après la libéralisation de la monarchie. Il s’opposa à ce que son fils Paul fréquente le Cercle du mercredi de Freud, car il jugeait que cela ne serait pas favorable à sa carrière…
Paul Federn fut le cinquième membre à faire partie du Cercle du mercredi. En 1908 il devint le trésorier de la toute nouvelle société psychanalytique de Vienne et occupa cette fonction jusqu’en 1924. Freud, souffrant d’un cancer, se déchargea alors sur lui de toutes ses obligations professionnelles.
Mon père eut toujours à coeur que des non-médecins puissent recevoir une formation psychanalytique complète et devenir membres de l’Association internationale de psychanalyse. Il se démena beaucoup à cette fin. En 1919 il écrivit la première étude sur l’application de la psychanalyse à l’histoire et à la société: La Société sans père, contribution à la psychologie de la révolution.
RJ – Quelle était l’ambiance sociale et culturelle à Vienne au début de ce siècle ? Freud ne cesse de critiquer ses contemporains et de maudire cette ville qui l’ignorait. Avait-il raison de dire que Vienne était la capitale de l’hypocrisie ?
EF – Le grand psychanalyste Robert Walden disait une fois que l’hypocrisie existe dans tous les pays, mais qu’aux États-Unis seulement on l’écrit avec une majuscule. Accuser Vienne d’une quelconque hypocrisie est injustifié. L’ironie avec laquelle se jugent les Viennois ainsi que leur résignation face à la vie sont autant de qualités qui le prouvent.
Ce qui frappe, chez Freud, c’est sans doute son intégrité inflexible et son refus de tout compromis. Sa maxime, « la morale va de soi », ne lui facilitait certainement pas l’adaptation à la vie des Viennois. Il était, cependant, par-là même, plus Viennois que son biographe Ernest Jones n’a pu le croire. Avec lui, on a vraiment l’impression que Freud a détesté Vienne, ce qui est absurde ! Jones ne comprenait rien à l’atmosphère de Vienne, mais il croyait la connaitre parce qu’il avait épousé une Viennoise. À ce sujet, sa biographie se méprend totalement sur Freud. Si ce dernier se plaignait de ses collègues et des conditions de vie des Viennois, ce n’étaient que des « grogneries », typiquement viennoises.
Quant à l’ambiance culturelle et intellectuelle à Vienne, il faudrait en parler pendant des heures. Disons simplement que c’était l’époque d’un incroyable épanouissement scientifique et artistique. Cependant, comme les Athéniens de l’époque de Périclès, les Viennois ne savaient pas que cette apothéose annonçait 1914.
RJ – Toujours à propos de Freud: comment expliquez-vous qu’il ait été si peu perspicace en matière historique ? Il n’a pas prévu la désintégration de la monarchie des Habsbourg, il s’est désintéressé du mouvement ouvrier et n’a pas mesuré l’étendue de la mouvance nazie…
EF – Cette question ne demande pas vraiment d’explication. Freud ne s’intéressa que lorsqu’il était lycéen aux problèmes politiques et historiques. Dès qu’il se consacra aux sciences, cet intérêt s’évanouit. Son hobby était l’archéologie et il lisait des oeuvres littéraires, où aurait-il trouvé le temps de faire de la politique ?
Nous savons qu’il était très favorable à des réformes sociales, bien que politiquement très libéral. Il avait beaucoup d’amis parmi les socialistes, il lui arriva même de signer un manifeste électoral en faveur des sociaux-démocrates.
Comme tous les autres habitants du pays, il croyait à un dénouement favorable. Freud, en 1937, avait quatre-vingt-un ans, il était déjà très malade, pressentait tellement sa mort prochaine qu’il préférait espérer instinctivement qu’analyser avec précision une situation politique qui, de toutes manières, de l’intéressait pas.