BELA LUGOSI, LE MAÎTRE DES TÉNÈBRES

J’avais joué aux échecs toute l’après-midi. De retour chez moi, j’ouvre un livre déposé devant ma porte. Il s’intitule sobrement : « Bela Lugosi ». Je l’ouvre au hasard et j’apprends que Boris Karloff, alias Frankenstein, et Bela Lugosi, alias Dracula, s’affronteront aux échecs pour la première fois en 1933. Une souche de bois brûle dans la cheminée. Bela et Boris jouent entre eux le droit de disséquer le corps d’une femme qui se trouve dans la pièce d’à côté, hypnotisée et étendue nue sur une table d’opération. « Échec et mat » , siffle Lugosi. On savait vivre en ce temps-là à Hollywood.

Plus surprenant encore, quand Bela Lugosi meurt le 16 juin 1956, il prononce ses mots qui scellent son existence tout entière : « Je suis le comte Dracula, je suis le roi des vampires, je suis immortel. » On raconte que l’acteur Peter Lorre s’était présenté devant la dépouille de Lugosi avec l’intention ( pieuse dans le fond ) de lui planter un pieu de bois dans la poitrine. Boris Karloff, qui l’accompagnait, l’en a dissuadé. Pendant que les deux hommes s’éloignaient collés l’un contre l’autre, un événement surprenant se produisit : une gigantesque chauve-souris noire les suivait de son vol silencieux et feutré. Quand ils ouvrirent la porte qui donnait sur la rue, ils virent l’animal s’empresser de fuir vers le ciel où le soleil était sur le point de se coucher.

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Se souviendrait-on de Bela Lugosi si Tod Browning, arrivé relativement tard à Hollywood, ne lui avait pas confié le rôle de Dracula ? Un drôle de type ce Tod Browning qui avait exercé la profession de clown avant de réaliser un chef-d’œuvre absolu : «  Freaks » en 1932 dans lequel il réunit ses monstrueux collègues d’antan. Le soir, après le travail, il prenait son automobile et disparaissait. Personne ne savait où il habitait. Personne ne lui connaissait de famille. Il tournera avec Lon Chaney, l’homme aux mille visages, qui était pour lui la référence suprême. Avec Bela Lugosi, il trouvera un digne successeur à Chaney : « Dracula » ( 1931 ) et « La marque du vampire » ( 1935 ) demeurent gravés dans la mémoire de tout cinéphile conséquent. En août 1944, les journaux annoncent la mort de Tod Browning. Mais en mars 1953, sa présence est signalée à Malibu. Où est Browning aujourd’hui ? Où est Bela Lugosi , l’immortel Dracula ? Nul n’est en mesure de le dire : les vampires ne meurent jamais. Peut-être joue-t’il aux échecs avec Max Schreck qui fut l’inoubliable Nosferatu dans le film de Murnau.

Un écrivain italien, Edgardo Franzosini, mène l’enquête avec un flair infaillible : il sait tout sur les vampires et cite même l’historien romain, Pline l’Ancien, qui raconte que les malades atteints d’épilepsie accouraient boire le sang des gladiateurs qui venaient d’être tués dans l’arène. Il précise également que Bela se maria quatre fois, certains de ses mariages ne durant guère plus de trois jours : il est dur de vivre avec un vampire. Je n’ai pas précisé que Bela Lugosi était hongrois, mais le lecteur l’aura deviné. Peut-être est-ce là qu’avec un peu de chance une gracieuse personne à l’imagination macabre aura quelque chance de le retrouver….

« Bela Lugosi » d’Edgardo Franzosini. Traduction de l’italien par Thierry Gillyboeuf. Éd. la Baconnière.

MATZNEFF, MISHIMA ET MONTHERLANT

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La France n’aura pas son Mishima. Matzneff aurait pu jouer ce rôle. Son allure l’y prédisposait. Sa morgue également. Avec un peu plus cran, il nous aurait offert avec son ami Giudicelli le spectacle d’une mort glorieuse, indifférente aux calomnies et bassesses de toutes sortes. Un seppuku qui lui aurait assuré une gloire durable, celle-là même à laquelle il a toujours aspiré.

Faute de panache, il geint dans un palace de la Riviera italienne, souffre d’être lâché par les mondains qu’il fréquentait et humilié par la « prunelle de ses yeux », Vanessa Springora, qui lui a donné le coup de grâce en étalant sur la place publique ses caprices sexuels qui, il y a bien longtemps le rendaient enviables et qui aujourd’hui le déshonorent. « O tempora ! O mores »…

Mais c’est lui qui s’accroche à la vie, comme un agonisant à la queue d’un serpent, lui l’ auteur du Suicide chez les Romains, un de ses meilleurs textes repris dans Le Défi. Lui qui fut si proche d’Henri de Montherlant, son maître, qui fit preuve d’héroïsme quand il estima l’heure venue de tirer sa révérence. Il se tira une balle dans la tête et pour être certain de ne pas se rater se mit une une corde autour du cou. Matzneff dispersa ses cendres à Rome.

Évidemment, me rétorquera-t’on, nous comprenons votre déception. Mais n’est-ce pas à vous qui formulez des reproches aussi injustifiés – vous n’êtes pas dans sa peau – de donner l’exemple ? Vous n’avez plus rien à prouver, plus rien à perdre. N’attendez pas des autres une force d’âme qui vous fait défaut.

Je le reconnais volontiers : je suis minable – et sans doute plus que lui – de n’avoir pas suivi l’exemple de mon père. Une voix me souffle : il est encore temps. Mais je me bouche les oreilles. Reprocher à autrui ce que l’on est soi-même incapable de faire, je n’en suis pas fier. Mais je ne désespère pas d’y parvenir. Gabriel Matzneff sans doute aussi. Il faut bien se fixer des buts dans l’existence : la quitter avec panache est mon ultime ambition.

LE RATÉ DE L’ABSOLU

En 1938, à Cambridge, un jeune Polonais prépare une thèse de doctorat sous la direction du philosophe Ludwig Wittgenstein. Sujet : « Heidegger chez les présocratiques ». Il est né à Varsovie et, fasciné par l’échec, il aspire à devenir le « raté de l’absolu », ambition démente à laquelle il ne renoncera sous aucun prétexte. Il se saoule et quand il rentre chez lui, il lit les Pensées de Pascal, le plus grand monument, selon lui, qu’une intelligence humaine ait jamais construite en l’honneur de l’échec.

Ce jeune Polonais n’admire que les démons, ceux qui sabotent les élans des autres, ceux qui avec une lucidité inouïe enfoncent encore plus leurs proches dans l’échec. L’échec est une forme de sainteté et il y faut une forme de génie très particulier, celui-là même qu’il a détecté chez son maître, Ludwig Wittgenstein qu’il a décrit dans ses carnets comme «  un homme plutôt amer et cruel, pédant, cynique, impitoyable qui tournait sa merveilleuse intelligence contre les autres avec le même mépris qu’il avait montré autrefois vis-à-vis de lui-même, de ses idées et de ses convictions. » L’avouerai-je ? Cette description me conviendrait à merveille.

Mais revenons à notre ami Polonais. Un après-midi de 1938, alors qu’il travaille sur sa thèse à la bibliothèque du British Museum, il demande à consulter les écrits du sophiste grec Hippias. À la suite d’une erreur dans la classification des fiches, on lui remet une édition annotée du livre d’Adolf Hitler, Mein Kampf, livre qu’il n’avait jamais lu, qu’il n’avait jamais pensé lire, mais dont il savait en quelle haute estime Heidegger tenait son auteur.

Désœuvré, il se plonge alors dans cet écrit autobiographique et délirant qu’il prend un malin plaisir à comparer au Discours de la méthode de Descartes dont Mein Kampf lui apparaît alors comme le revers et la continuation apocryphe. «  Les deux, note-t-il dans ses carnets, sont les monologues d’un sujet plus ou moins halluciné qui se dispose à nier toute vérité antérieure et à prouver, sur un mode à la fois impératif et inflexible, en quel lieu, à partir de quelle position on pouvait, on devait ériger un système à la fois absolument cohérent et philosophiquement imbattable. »

Du coup, il comprend aussi pourquoi Heidegger voit dans le Führer la concrétisation même de l’esprit allemand. «  L’Être et le Temps » : il faut donner du temps à l’Être pour qu’il s’incarne dans le Führer, voilà tout, pense-t-il ce soir-là, en rédigeant quelques notes philosophiques pour une obscure revue polonaise. Il présente Adolf comme un clown certes, mais aussi comme un prophète qui annonce dans une somnolence léthargique un avenir d’ une « mauvaiseté géométrique ».
Mais il ne se doute pas qu’il est loin d’en avoir fini avec Hitler. Avec l’aide de Wittgenstein séduit par sa personnalité, il parvient à émigrer dans un pays dont il ignore tout, à commencer par la langue : l’Argentine. Il découvre à Bueno Aires un nouveau monde de ratés, plus méprisables encore à ses yeux que les ratés polonais, car ils admirent deux ânes. L’âne numéro un, c’est José Ortega y Gasset, le causeur espagnol par excellence. L’âne numéro deux, c’est le comte de Keyserling, âne allemand mâtiné de bureaucrate du bouddhisme zen qui médite sur l’Être argentin.

Quand notre ami polonais se permet dans les cercles philosophiques de dire que cette espèce de comte de Keyserling est un pantin verbeux qui ne peut même pas s’asseoir sur les genoux de son ventriloque Heidegger, on le regarde avec dédain. C’en est fini de son prestige de disciple de Wittgenstein. Il n’est plus qu’un Polonais malsain, souffreteux, amer, déplaisant, raté. Il éprouve alors, selon ses carnets, une joie bizarre à être vu comme il se voyait. Il a atteint le plus parfait état de dépossession auquel un homme puisse aspirer : il n’est plus rien. Depuis, nul n’a retrouvé sa trace.

ROBERT LINHART ET JACQUES-ALAIN MILLER AU BAR DES ALPES

J’aime bien cette idée de Jean-Claude Carrière : l’utopie s’est clochardisée. « Forget 68« , dirait Cohn-Bendit. Parfois, pourtant, un guitariste au coin d’une rue conserve dans son regard, dans sa voix, dans ses ongles noirs une parcelle des rêves perdus d’une génération. Il tend la main, mais rares sont ceux qui s’arrêtent et plus rares encore ceux qui donnent. Pourquoi donneraient-ils d’ailleurs, persuadés qu’ils sont qu’on ne les reprendra plus la main dans le sac aux utopies. Déjà qu’ils ne supportent pas ces ces vagues de migrants qui déferlent sur une Europe en miettes, ni ces Roms qui jouent aux miséreux en les narguant et en leur piquant leurs Smartphones… Non, Mai 68 les a vaccinés : chacun sait maintenant qu’un hasard médiocre commande nos vies et que courir après des utopies porte la poisse. Après tout, la médiocrité assumée est moins assommante que le pathos du génie méconnu. Et avec le Grand Remplacement qui se profile à l’horizon, soyons sur nos gardes. Un seul mot d’ordre : méfiance.

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Mai 68 – Gilles Caron

Mai 68 nous a guéris de la croyance aux miracles : certains se sont retranchés dans la folie comme mon ami Robert Linhart auquel sa fille, Virginie, a consacré un livre touchant  (elle note au passage que ceux qui ont choisi Lacan comme Jacques-Alain Miller s’en sont mieux sortis que ceux qui ont choisi Althusser). D’autres ont opté pour un cynisme désabusé comme Raphaël Sorin. Enfin il y a ceux, comme François Bott – et tant d’autres – qui n’en finissent pas de rêver qu’ils ont fait l’amour avec l’Histoire -quitte à être cocus.

Personnellement, je n’ai vu en 68 qu’une aimable et folklorique surprise-partie, sans commune mesure avec ce qu’avait été la Guerre d’Algérie. Et je songe parfois à Marcel Jouhandeau apostrophant les étudiants à la Sorbonne par ces mots : « Demain, vous serez tous des notaires ! » Ils le sont devenus et ont donné à leurs petits-fils les livres publiés par les éditions Maspero. Ces derniers se sont empressés de les mettre à la poubelle. Oui, le sac aux utopies est dans un sale état et il faut beaucoup de mauvaise foi pour imaginer que la libération sexuelle s’y trouvait. La génération « Salut les copains » avait déjà fait le boulot. Et Brigitte Bardot avait quelques longueurs d’avance.

Je me souviens encore des nuits passées avec Robert Linhart et Jacques-Alain Miller à débattre, pendant que tourne un vieux magnétophone, de politique internationale en vue de nous préparer à nos succès futurs. Nous avions à peine vingt ans alors. Et je n’étais pas peu fier d’avoir publié le premier article de Robert dans Le Peuple : il traitait de la guerre du Vietnam à travers le livre de Jules Roy sur Dien Bien Phu. Nous dansions aussi la bamba au Bar des Alpes, à Verbier. Et Robert se livrait à des exercices de misogynie des plus jouissifs : il demandait à des pécores si elles étaient capables de faire un syllogisme. Le résultat était toujours navrant. Mais ce qui me semblait encore plus navrant, c’est lorsqu’ une bande de normaliens, toujours à Verbier, station chic par excellence, se retirait dans un chalet comme une bande de comploteurs pour écouter avec ferveur Radio Tirana et applaudir aux analyses politique d’Enver Hodja.

S’il y a un miracle, c’est celui de la transformation de la vie en passé. Tout ce qui a été et qui ne sera plus. Et qui occupe de plus en plus de place dans nos mémoires en reléguant les faits au magasin des accessoires au profit d’une mythologie plus flatteuse. C’est sans doute ce qui me pousse à lire La Conférence de Nîmes de Jacques-Alain Miller. Je suis bluffé par son agilité intellectuelle tout comme je l’étais il y a un demi-siècle. Avec le sentiment d’avoir pour ma part épuisé mon capital de créativité, alors que lui… Et Robert, prisonnier de son mutisme, qu’en pense-t-il ? Je le tenais pour un génie. Quel mauvais démon l’a poussé chez Renault pour devenir, selon son expression , « un homme-chaîne » ? J’ose espérer que ce n’est quand même pas Radio Tirana !

 

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Gilles Caron

LANZMANN, LACAN, LIFTON …

À L’Écume des Pages, librairie qui jouxte le café de Flore, je rencontre Claude Lanzmann. Je saisis l’occasion pour lui demander s’il avait lu en son temps l’ouvrage, à mes yeux décisif, de Robert Jay Lifton, sur les médecins nazis. Il me répond : « Non. Je n’avais pas le temps de tout lire. »

Lacan, lui, avait rencontré Lifton en 1975 et lui avait d’emblée dit : « Je suis liftonien« . Il connaissait les travaux de ce psychiatre américain sur les meurtres de masse et l’enquête qu’il avait menée sur ceux qui en furent à la fois la caution et les exécutants, à savoir les médecins allemands.

Leur rôle dans les camps ne se bornait pas à des expérimentations sur les détenus utilisés comme cobayes. Non, c’était à eux qu’il revenait de procéder, le long des quais, lors de l’arrivée des Juifs, à la sélection, triant ceux qu’ils enverraient directement vers les chambres à gaz.

« Comment ces médecins sont-ils devenus des meurtriers ?« , s’est demandé Robert Jay Lifton. Et, sous couvert d’une recherche en psychopathologie, patronnée par l’Institut Max Plank, il a rencontré ses collègues allemands et les a fait parler, passant au minimum quatre heures avec eux et, parfois, plusieurs journées.

Le meurtre médicalisé dans les camps fut une aubaine pour les dirigeants nazis : il permit de remédier aux graves problèmes psychologiques dont étaient victimes les soldats des Einsaztgruppen qui, jusque là, et notamment en Europe de l’Est, tiraient sur les Juifs à bout portant. Beaucoup se suicidaient ou devenaient fous. À l’automne 1941, un des principaux généraux des Einsatzgruppen, Erich von dem Bach-Zelewski, sidéra Himmler en lui déclarant après qu’ils eurent assisté à l’exécution d’une centaine de Juifs : « Regardez les yeux des hommes de ce commando ! Ils sont foutus pour le reste de leur vie. Quel genre de disciples sommes-nous en train de former ? Des névrosés ou des sauvages ! »

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Dès lors, c’est aux médecins – pas nécessairement nazis ou antisémites – que fut confiée la tâche d’exterminer – au nom de la santé du peuple allemand – les appendices gangréneux  de « la seule race vraiment créatrice de culture », comme disait Hitler. Le meurtre de masse devint un impératif catégorique.

On oublie trop facilement que l’État nazi était une « biocratie » ayant pour fin la purification et le salut de la race aryenne. Les généticiens, les anthropologues et les théoriciens du racisme en furent les grands prêtres et les médecins les exécutants.

« Nous pouvons dire, écrit Lifton, que le médecin qui attendait sur le quai était une espèce de point oméga, un portier mythique entre le monde des morts et celui des vivants, une synthèse finale de la vision nazie de la thérapie à travers le meurtre collectif. » Ce que corrobore cette remarque d’un rescapé : « Auschwitz ressemblait à une opération médicale : le programme d’extermination était dirigé du début jusqu’à la fin par des médecins. »
En 1986, j’ai eu le privilège d’éditer le livre d’un psychanalyste américain, Stuart Schneiderman, qui relate la rencontre entre Robert Jay Lifton et Jacques Lacan. Sur un mode plus comique, il parle également de la soirée que passèrent ensemble Lacan et Roman Polanski dans un grand restaurant parisien. On comprend mieux, après l’avoir lu, la fâcheuse réputation qu’avait Lacan d’être terriblement grossier en public. Le livre de Schneiderman s’intitule Jacques Lacan, maître Zen ? Il est introuvable, tout comme celui de Robert Jay Lifton. Si cette chronique permettait à deux ou trois vrais lecteurs d’en prendre connaissance, elle n’aurait pas été vaine.

Un dernier point assez troublant et souvent passé sous silence : la très forte hostilité des Français vis-à-vis de l’armée américaine qui les avait libérés de l’Occupation nazie. Stuart Schneiderman qui a vécu en France et a été analysé par Lacan, a tenté de comprendre ce changement d’attitude. Il note également que Lacan, en s’opposant à la psychanalyse américaine, collait parfaitement à la ligne politique française de l’époque.

 

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Le S.O.S. DE LEONID ANDREÏEV

Le bolchévisme un siècle après…

Ayn Rand a vingt ans lorsqu’elle décide de fuir, seule et sans un sou, mais avec Nietzsche dans sa besace, Saint-Pétersbourg. Elle a vite pigé quelle duperie est le communisme et quel chape de plomb s’abat sur la Russie. Exilée aux États-Unis, elle sera engagée à Hollywood par Cecil B. De Mille.

Léonid Andreïev, pourtant adoubé par Maxime Gorki et écrivain d’une lucidité exceptionnelle, connaîtra un sort plus tragique : il se suicidera en 1919 après avoir dressé un réquisitoire implacable contre Lénine et Trotsky et envoyé, comme une bouteille à la mer, un S.O.S. aux Américains. On ne sera guère surpris qu’il ait fallu cent ans pour que ces textes prémonitoires soient enfin traduits – et admirablement par Sophie Benech – en français. Ne nous faisons pas d’illusions : ils passeront inaperçus tant l’idéal communiste reste ancré dans l’âme française.

« Si vous saviez, écrit Andreïev, combien est noire la nuit qui plane sur nous. Il n’y a pas de mots pour décrire ces ténèbres. À la fois serviteur déloyal et chef corrompu, le bolchevisme a été dès sa venue au monde l’image même de la duplicité et du mensonge, de la tromperie et de la traîtrise. »

Personne, en Occident, n’a prêté la moindre attention à cet appel au secours de Léonid Andreïev . Il est vrai que la Révolution est un si beau mot que même ceux qui la dénaturent bénéficient de toutes les indulgences. L’Histoire se répète avec une désarmante naïveté. Et il semblerait que chaque fois les premiers à tomber dans le piège soient les intellectuels ou prétendus tels. La lecture de Léonid Andreïev les décillera-t-elle ? Rien n’est moins sûr.

Léonid Andreïev : S.O.S.  Traduit du russe par Sophie Benech. Éd. Interférences. 80 pages. 13 Euros.

Hitler au hit-parade !

SON TUBE INTERNATIONAL « MEIN KAMPF » CARTONNE ENCORE

 

On oublie parfois qu’Adolf Hitler a été le premier rocker international, que son tube Mein Kampf a mis le feu au monde et qu’il figure encore au top ten de nombreux pays. Certains de ses admirateurs prétendent même qu’il ne serait pas mort au cours d’un festival pyrotechnique à Berlin, mais que, retiré au Paraguay, il préparerait un second succès international qui aurait pour titre Mes erreurs.  Mais ne nous fions pas trop à ses fans, souvent trop zélés, voire fêlés, qui ne veulent pas admettre que même les idoles meurent un jour de leurs excès.

Mein Kampf, rappelons-le, a été longuement élaboré dans la prison de Landsberg, en Bavière, où Adolf ayant commis quelques bévues politiques était incarcéré. Ce bad boy caressait moins sa guitare que l’idée d’un suicide qui laisserait de lui l’image d’un martyr. Ses co-détenus l’assurant qu’avec sa voix et la violence de ses textes il pouvait  conquérir le monde, il se laissa convaincre. Certain d’avoir une vocation artistique – il rêvait d’être peintre – il avait déjà eu l’excellente idée de changer son nom Schickelgruber  (qui signifie croque-morts) en Hitler, beaucoup plus rock and roll. « Heil Hitler« , que scandent  ses groupies, préfigure « Salut les copains !« , avec une touche gothique qui séduit les Allemands et des costumes Hugo Boss agrémentée de  têtes de mort qui font gothique chic.

Le succès de Mein Kampf ne se démentira pas. Aujourd’hui encore en Inde, en Turquie et dans les pays arabes, sans oublier la Mongolie, il est en tête des ventes. En Europe, où un vent mauvais d’antisémitisme et une guerre sans pitié ont rendu Mein Kampf  inaudible, il sera considéré comme un exemple de mauvais goût, voire d’incitation au meurtre et, à ce titre interdit. Le rendant, pour certains esprits faibles d’autant plus attirant. À titre personnel, je trouve stupide de l’avoir interdit ou publié en le criblant de notes, ce qui lui donne une valeur démesurée. Mein Kampf est un livre qui vous tombe des mains et qui aurait dû tomber dans l’oubli. Son histoire est parfaitement présentée dans l’ouvrage de Claude Quétel, Tout sur Mein Kampf.

Rappelons par ailleurs que le premier philosophe à avoir pris au sérieux dès 1934  la philosophie d’Hitler n’est autre qu’Emmanuel Levinas. Elle ėveille, disait-il, la nostalgie secrète de l’âme allemande. Il avait compris tout de suite que la volonté de puissance nietzschéenne que l’Allemagne moderne retrouvait et glorifiait n’était pas seulement un nouvel idéal, mais un idéal qui apportait en même temps sa forme propre d’universalisation : la guerre et la conquête.

Allant encore plus loin dans la ligne tracée par Levinas, Johann Chapoutot s’est plongé minutieusement dans la révolution culturelle nazie. Révolution qui nous ramène à la Grèce antique, à Platon, à Kant et à son impératif catégorique qui, non seulement rendent alors possibles, mais légitiment les crimes nazis. Contrairement à l’opinion commune, quand les hitlériens entendaient le mot « culture », ils ne sortaient pas leur revolver, mais leur stéthoscope ou leur craniometre pour redonner à une pensée antique perdue et à des principes politiques sains balayés par la Révolution française
leur droit qui n’était autre que le droit germanique, débarrassé de toutes les scories humanistes ou chrétiennes qui l’ont dénaturé. Les enjeux du nazisme étaient là et nul ne les a mieux décryptés que Johann Chapoutot.

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Claude Quétel  – Tout sur Mein Kampf  Éd. Perrin. 276 pages.

Johann Chapoutot – La révolution culturelle nazie Gallimard. 282 pages.

À PROPOS DU FÉTICHISME …

Âgé de trente ans, Alfred Binet se pose l‘éternelle question :  Qu’est-ce que l’amour ?

Pourquoi désire-t-on telle personne plutôt que telle autre ? Il y répond dans un bref volume, Le fétichisme dans l’amour, en 1887.

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Man Ray

La sexologie et la psychanalyse sont encore dans les limbes.

Alfred Binet est un précurseur. Il sera d’ailleurs souvent plagié, y compris par Jung, qui lui empruntera les notions d’extraversion et d’introversion. Ses biographes laissent entendre qu’il n’en prenait pas ombrage : c’était un homme timide qui s’intéressait à la psychologie des joueurs d’échecs, à la fatigue intellectuelle, à l’hypnose et qui écrivait sous pseudonyme des drames macabres.

À partir d’exemples aussi classiques que celui de Descartes irrésistiblement attiré par des femmes qui louchaient ou de Rousseau ne trouvant de satisfaction que dans la flagellation, Alfred Binet arrive à la conclusion que l’amour normal, pour autant qu’il existe, n’est que le résultat d’un fétichisme subtil et compliqué, polythéiste pour le dire en un mot. Le pur fétichiste, en revanche, est un monothéiste : la partie s’est substituée au tout et l’accessoire est devenu primordial. Où commence la pathologie ? s’interroge Binet. Réponse : au moment où l’amour d’un détail quelconque devient prépondérant au point d’effacer tous les autres. Conclusion : l’amour du pervers est une pièce de théâtre où un simple fulgurant s’avance vers la rampe et prend la place du premier rôle.

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Jeanloup Sieff

Freud, né une année avant Binet,  lui rendra hommage dans Les trois essais sur la théorie de la sexualité. Le premier, il a vu que dans le choix du fétiche se manifeste l’influence persistante d’une impression sexuelle ressentie dans l’enfance. L’impérialisme psychanalytique rendra pour un temps caducs les travaux des psychologues préfreudiens. Cependant, à lire Alfred Binet qui s’inspire à la fois du Traité des Passions de Descartes et de La métaphysique de l’amour de Schopenhauer, on se rend compte de l’erreur qu’on commettrait en reléguant au magasin des antiquités un essai aussi novateur dans la compréhension des sublimes puérilités de l’amour.

 

 

Archives : lundi 8 janvier 1962 – La vérité sur Cuba ?

Une expérience dont nous ne savons rien

 

Il est vrai que la question de Berlin est actuellement au centre des préoc­cupations des « grands » de ce monde et qu’elle menace dangereusement la paix mondiale. Mais après les discours violents, après les plans successivement repoussés, après (peut-être) quelques modifications mineures apportées au fond du problème, on en reviendra à un arrangement tacite et non définitif, une mise en veilleuse plus ou moins concertée, un « modus vivendi » pacifique et acceptable. Du moins dans cette partie du monde…

Car ailleurs, une autre question pourra surgir. Nous en avons l’habitude. Après Berlin, c’est le Moyen-Orient ; après le Moyen-Orient, l’Extrême-Orient ; puis l ’Afrique ; puis Cuba ; et l’on recommence le cycle avec de temps à autre certaines périodes de tension sur un objet inattendu.

La paix du monde, en définitive, ne s’en porte pas plus mal, mais dans la guerre froide qui se joue, à travers l’échange des communiqués et mémoranda, par delà les coups de la propagande, il est parfois difficile de discerner les vrais problèmes, ceux qui devraient toucher l’humanité en tout premier lieu. C’est ainsi qu’à Cuba, une expérience est en cours. Elle devrait intéresser tous les pays d’Amérique, tous les pays sous-développés, tous les socialistes et peut-être même tous les communistes. Mais qu’en savons-nous ?

 

Un Canadien au service de «Che »Guevarra

Dans les salles de rédaction du monde entier, les agences de presse déversent des milliers de dépêches sur les différends politiques entre Cuba et les Etats-Unis ou sur les menaces d’in­ tervention de l’URSS et restent silen­cieuses sur les problèmes humains qui se posent à Cuba. L’opinion publique internationale en est forcément igno­rante, et c’est le paradoxe de notre siècle. Dans un monde qui s’est ré­tréci par l’ampleur et la rapidité du réseau de communications, il arrive que l’homme n’en connaisse pas plus qu’au siècle dernier sur ce qui se passe en dehors de sa cité, en dehors de son église.

Ainsi en est-il de la question cu­baine.

Le hasard nous a fait rencontrer George Schoeters. Il arrivait de Cuba et a d’emblée accepté de nous parler de la révolution cubaine et du fidélisme. Son témoignage est d’autant plus intéressant qu’il a travaillé deux ans à l’Institut national de la réforme agraire sous la direction du grand économiste (et spécialiste de la « planification») qu’est «Che» Guevarra.

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Premières constatations

Ce que George Schoeters remarque d’abord, c’est que sans planification l’Amérique latine est vouée au sous-développement perpétuel. En effet, en s’en remettant à l’anarchie du libé­ralisme économique, il ne faudrait pas moins de 287 ans pour que le Latino-Américain puisse atteindre le tiers du niveau de vie de l’Américain du Nord. Le monde — et en particulier l’Eu­rope — méconnaît ces nécessités.

Une confusion hostile

Il convient ici de rendre hommage à une minorité intellectuelle qui, aux États-Unis, a pris conscience de ce qu’était réellement la révolution cubaine. C’est Herbert Matthews du New-York Times qui, parlant un jour aux membres de l’Association des éditeurs de journaux américains, déclarait : « Je n’ai jamais vu une histoire aussi mal comprise que celle de Cuba. »

Dès le début du XXème siècle, Cuba était destiné, dans l’esprit des Américains, à devenir un jour un État de l’Union. Des théoriciens politiques avançaient que, comme en physique, une certaine gravitation attirait nécessairement un petit pays vers un grand tout proche. Pour les Américains du Nord, la situation était pour le moins commode. Car Cuba est, sur le plan géographique, une protection naturelle du canal de Panama, du golfe du Mexique et des débouchés du Texas sur l’Atlantique. Tenir l’île bien en mains, tout en laissant au gouvernement de La Havane l’illusion de l’indépendance était naturellement un succès pour le Département d’État de Washington. Cela devait se passer sans tapage inopportun, à l’abri de la doctrine de Monroe, et il fallait l’imprudence de James Quinn, qui écrivit en 1928 Notre Colonie, ouvrage destiné à dévoiler tout l’empire des États-Unis sur Cuba.

Les Américains s’en montraient satisfaits. S’il en était de même pour les Cubains ? Affaire à suivre. images

Archives … Tribunal correctionnel de Lausanne : Un gendarme devenu escroc

30 septembre 1964

 

L’accusé ressemble à Clark Gable : trapu, bronzé, moustachu, solide et en bonne santé, des cheveux lisses tirés en arrière.

En fait, Ernest S., ancien gendarme, nous vient d’Autriche. Il s’est égale­ment occupé d’un commerce de pho­tographie à Vienne. Ce n’est qu’en 1956 qu’il gagne la Suisse avec sa femme. Il s’installe à Lausanne et en­treprend de travailler dans un garage. Il est capable et travailleur. Il sera bientôt nommé chef réceptionniste, avec un salaire de 950 fr. par mois.

Ernest S. a toujours donné satisfac­tion dans son travail ; mais on le dit étourdi et insouciant, dépensier aussi.

 

Voitures d’occasion

 

Comment se fait-il que cet ancien gendarme, apparemment honnête, m rié et père de deux enfants, se trouve aujourd’hui inculpé d’escroquerie par le Tribunal correctionnel de Lausanne ?

La réponse dans le cas précis n’est pas trop compliquée : Ernest S. n’avait aucun sens des affaires et, pourtant, il voulait gagner de l’argent. Gagner plus que sa paie mensuelle qui lui suffisait à peine. Employé dans un garage, il n’igno­rait pas les «mirobolants bénéfices» que l’on peut réaliser sur la vente de voitures d’occasion. D’autres y réussissaient sans peine. Pourquoi pas lui ?

Il entreprit alors de demander des avances à des habitants de son quar­tier ou à des clients de son garage en leur faisant miroiter de jolies som­ mes gagnées sans difficultés. Il jouait le rôle d’intermédiaire. Alléchés par l’appât d’un gain facile, les connais­ sances d’Ernest S. lui prêtèrent ce dont il avait besoin. Parfois elles fu­rent remboursées. Le plus souvent, l’argent disparaissait sans laisser de traces : 52 100 fr. ont été ainsi escro­qués.

 

27 apéritifs par jour

 

Ernest S. a spontanément tout avoué. Sa situation financière allait en empirant. Sa femme était souf­frante. Il avait lui-même pris goût à une vie plus luxueuse. Ne raconte-t-il pas qu’il dépensait près de 1000 francs d’argent de poche par mois ?… Il s’était, en outre, mis à boire : 27 apéritifs par jour, paraît-il. Mainte­nant, Ernest S. n’a plus un centime, plus rien. Si l’on ajoute qu’il a été lui-même victime d’un filou dans l’une de ces « fameuses affaires», on aura dit l’essentiel.

 

Le moins qu’on puisse dire

 

Le tribunal est présidé par Pierre Gilliéron, assisté des juges Ethenoz et Genton. Les plaignants — nombreux — n’étant pas présents (à l’exception d’un seul) l’audience sera brève. Le prési­dent interroge :

— C’est exact que vous aviez com­mencé à boire ?

— Oui, mais pas 27 apéritifs par jour.

— Chaque fois que vous aviez fait une affaire à perte, vous étiez obligé de recommencer : c’était un cercle vi­cieux…

— Oui, j’étais perdu… j’étais dans une situation financière abominable… alors je me suis lancé dans cette « c… »

— C’est bien le moins que l’on puisse dire…

 

 

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Un mauvais souvenir

 

Ernest S. assure lui même sa dé­ fense. L’avocat d’office ne lui conve­nait pas. Quant à celui qu’il s’était choisi, il demandait des honoraires exorbitants. Le président lui demande:

— Qu’avez-vous à ajouter pour votre défense ?

— Je regrette tout cela. Je ferai mon possible pour tout rembourser… Il dit vrai. Chaque fois qu’il l’a pu, il s’est efforcé de rendre une partie de l’argent emprunté, mais emporté dans un tourbillon de dettes, mal con­seillé, il a suivi une spirale fatale.

 

Ce que demain sera pour lui, nous ne le savons pas. Mais nous ne pensons pas qu’il soit un homme à accabler. Il pourrait, si les circonstances lui sont favorables, terminer sa vie comme il l’a commencée : fort honnêtement. L’épisode de Lausanne ne sera peut-être, un jour, plus qu’un mauvais souvenir…

 

Au terme du procès

L’accusé, Ernest S., est condamné à deux ans de réclusion, déduction faite de 119 jours de préventive, pour escro­ querie et abus de confiance.

Il est également expulsé de Suisse pour dix ans.

Ce jugement est des plus sévères. Peut-être parce qu’Ernest S. est d’origine étrangère.

De toute manière, je crois qu’il était inutile de l’«assom­mer ». Il aura bien de la peine à s’en remettre…