Mon ami tunisien, Mohamed-Djihâd Soussi, m’a transmis, outre un très bel éloge du suicide, une lettre de Cioran adressée le 22 juillet 1989 à Vincent La Soudière, lettre qui reflète tellement mon état d’esprit actuel que je ne résiste pas au plaisir de la reproduire ici.
Cher Ami,
« Je ne suis pas triste, mais je suis fatigué De tout ce que j’ai jamais désiré. »
Ces vers d’un poète anglais injustement oublié, je me les répète souvent depuis longtemps, depuis toujours, mais plus particulièrement depuis quelque temps. J’ai pris la résolution d’abandonner à peu près toute espèce d’activité, écrire en tout premier lieu. Ce que j’avais à dire, je l’ai plus ou moins dit : à quoi bon insister ? Il faut regarder les choses en face : je suis vieux, et cela est une humiliation de tous les instants. Plus de projets, plus d’envie de voyager, plus rien. C’est évidemment la sagesse, mais la sagesse est une diminution et presque une défaite.
Très amicalement, Cioran.
La défaite ne tardera pas. Cioran approche des quatre-vingt ans. L’Alzheimer le guette. Il aimait répéter le mot allemand : « Ceux que les dieux aiment, meurent jeunes. » Ce fut le cas de son ami Vincent La Soudière qui, bien que prolixe, ne publia qu’un mince volume de proses poétiques. Lui aussi était hanté par le suicide. Henri Michaux qui le présentera à Cioran, écrira à son sujet : « N’aurait-il fait qu’un livre, c’est comme s’il en avait écrit plusieurs. » J’ai parfois l’impression que bien que j’en ai publié plusieurs, c’est comme si je n’en avais écrit aucun. Sans doute me suis-je tenu trop éloigné des gouffres. On disait de ma mère qu’elle était une communiste de salon. Peut-être n’ai-je jamais été qu’un nihiliste de salon. Je n’échapperai pas aux humiliations de tous les instants que les années qui passent me réservent. À quoi bon publier encore ? Un suicide réussi vaut toujours mieux qu’un livre raté.
A partir d’un certain âge, il est trop tard pour le suicide. La vie se charge de nous faire payer l’addition, jusqu’au bout. C’est peut-être le sort réservé à ceux qui l’ont défié leur existence durant, sans jamais pouvoir s’en séparer.
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Cher Roland Jaccard, publiez au moins vos textes inédits. Je pense bien sûr à votre formidable Journal, dont le tome récemment paru fait présentement mes délices. Le confinement devient un bonheur lorsqu’on le passe en votre compagnie.
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C’est compliqué le suicide. En 1986 est sorti un livre : suicide mode d’emploi. Il y avait tous les médicaments avec les doses létales. Encore faut-il se les procurer… Le livre a vite disparu des rayons. Trop choquant.
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« Mes consultants ont recommandé plusieurs nihilistes et existentialistes mais je les ai tous rejetés. Un pull à col roulé noir ne fait pas un misanthrope. Les nihilistes et les existentialistes ont tendance à être des bohèmes, qui courent invariablement en meute; malgré leur position aliénée, ils m’ont toujours frappé comme une personne sociable qui s’entoure de gens parce qu’ils disent toujours « Rien ne compte », et ils ont besoin de quelqu’un à qui le dire. »
– Florence King
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La maladie qui a emporté Cioran était la seule qui puisse l’empêcher de réaliser ce à quoi il s’était préparé toute sa vie. Certains diront que c’est encore un signe de Dieu qui n’aime pas qu’on lui manque de respect, d’autres parleront de hasard, et les nihilistes n’en penseront toujours rien.
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