JE DÉCHIRE MES CARNETS

C’est une habitude que j’ai prise dans mon adolescence : noter dans de petits carnets des citations que je jugeais fulgurantes et dont l’imaginais qu’elles contenaient l’essence de la sagesse. Elles me permettaient en outre d’impressionner les filles en jouant avec des paradoxes qui leur donnaient l’impression que je disposais d’une culture hors de leur portée. Je les apprenais parfois par cœur et en modifiais le sens selon mon humeur. Lassé parfois de ces impostures, je déchirais ces carnets. Je me disais : cesse de t’appuyer sur des béquilles ou de faire les poches à tes écrivains favoris. Je me trouvais alors bien démuni : j’étais certes devenu moi-même, c’est-à-dire pas grand-chose. N’ayant jamais aspiré à plus, je n’en souffrais pas vraiment. Et ces carnets m’ont peut-être donné une armature intellectuelle et un sens de la formule piquante que je n’aurais pas acquise autrement.
Il m’en reste quelques-uns et ici, à Lausanne où une amie parisienne m’en a envoyé une dizaine, je les relis tantôt avec consternation, tantôt avec nostalgie, avant de les mettre à la poubelle. Mais auparavant, pourquoi ne pas en faire un montage, d’autant que certains aphorismes qui y figurent – et dont je serais bien incapable de savoir à qui les attribuer – me rappellent de lointains souvenirs. Ainsi lorsque l’affirmais péremptoirement que Nietzsche est un Joseph de Maistre qui croit au Bourreau sans croire au Pape. Personne ne m’a jamais contredit, faute sans doute de m’avoir compris. Ou alors lorsqu’une conversation devenait oiseuse – et en philosophie, elles le deviennent vite – je prenais un ton péremptoire pour dire que ce misérable bavardage n’avait d’autre intérêt que de nous révéler le côté totalement dérisoire de la langue. J’ajoutais que ce n’est pas le moindre défaut de la philosophie que d’être toujours trop noble. On ne reste philosophe que pour autant qu’on garde le silence.
Je puisais évidemment dans les films noirs américains les répliques les plus misogynes qui n’auraient pas déparé une anthologie des meilleurs moralistes. « Tout héros finit dans la peau d’un raseur. » Et quitte à le devenir moi-même, je me plaisais, et d’ailleurs je me plais toujours, à répéter à ceux qui sont atteints par le virus de la charité et qui rêvent de convertir l’humanité au Bien que les meilleures intentions du monde sont toujours celles qui provoquent le plus de dégâts. J’ai d’ailleurs hâte de revoir quelques films de Joseph Manckiewics ( notamment « Le Reptile », « Guêpier pour trois abeilles » ou « Éve » ) pour me conforter dans mon cynisme. Évidemment, sur ce point, il est difficile de surpasser George Sanders et ses « Mémoires d’une fripouille ». J’ai au moins la consolation de l’avoir édité. Cela justifie une existence, à supposer qu’elle ait besoin de l’être, ce dont je doute. En tout cas, je n’en ai pas trouvé la moindre trace dans mes carnets.

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2 réflexions sur “JE DÉCHIRE MES CARNETS

  1. Petite critique de cinéma (sans prétention aucune) :
    « Guêpier pour 3 abeilles » : … mouais … déception, quand même, de découvrir, à l’écran, une ville de Venise en carton-pâte, bien loin de ce que pouvaient oser des réalisateurs à l’époque (« Eva », Joseph LOSEY, 1962 / « Vacances à Venise », David LEAN, 1955).
    Le vieux beau Rex HARRISON (alors âgé de 58 balais) donne ici la réplique à Maggie SMITH (alors âgée de 32 balais), ce qui constitue un mini choc pour qui n’avait encore jamais vu Maggie SMITH jeune.
    L’intrigue est ici inutilement complexe et, au motif de mettre en scène une manipulation, on balade gentiment le spectateur … qui goûte peu au procédé.
    Curiosité : présence ici de l’actrice Capucine, ex mannequin française qui fit une honnête carrière au cinéma, aux Etats-Unis : fait suffisamment rare pour être souligné.

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  2. Cher Roland, la phrase sur Nietzsche et Joseph de Maistre (Nietzsche est un Joseph de Maistre qui croit au bourreau sans croire au Pape) est extraite de « Nietzsche et l’immoralisme », d’Alfred Fouillée (1838-1912), éditions Félix Alcan, livre qui date du début du siècle.

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