SERGE DOUBROVSKY ET LE JUS D’ÉLÉPHANT

J’ai été très ému par le livre de Cécile Balavoine : « Une fille de passage » qui raconte de manière si juste et si tendre sa relation avec mon vieil ami Serge Doubrovsky. Quiconque s’intéresse à cet immense écrivain se doit de lire ce témoignage qui tranche singulièrement avec les règlements de compte haineux de femmes qui eurent l’insigne privilège de connaître dans leur jeunesse des créateurs sans lesquels leur existence eut sans doute été bien fade. Leur reprocher d’avoir été des « filles de passage » est d’une bêtise crasse : nous sommes tous, pour le meilleur et pour le pire, des êtres de passage. Je m’empresse d’ajouter que Cécile Balavoine en est parfaitement consciente et qu’elle n’éprouve pas le moindre ressentiment à l’égard de Serge. Elle sait tout ce qu’elle lui doit et son style est déjà une preuve de l’affection qu’elle lui porte encore.
Par une étrange coïncidence, alors même que je lisais : « Une fille de passage » j’ai trouvé dans mes carnets une note datant du 12 juillet 1989 qui relate une rencontre impromptue avec Serge chez Grasset où il signait les premiers exemplaires du « Livre brisé ». Il m’a reconnu, m’a-t-il dit, sans lever les yeux, à mon rire tout à la fois satanique et chaleureux. Nous nous sommes embrassés et il m’a tendu son roman, très ému, en me demandant de lire la dédicace : « Roland, sans qui, sans la conversation bouleversante avec lui, la dernière partie du livre n’aurait jamais pu être écrite dans sa vérité au nom d’Ilse et au mien, merci…Avec la plus fidèle amitié de S.D.» Il me semble me souvenir qu’au cours de cette conversation, je l’ai aidé à prendre conscience de ce qu’il y avait d’héroïque dans le sacrifice d’Ilse : elle donnait sa vie, le peu qui lui restait à vivre, pour que le roman de Serge pût être écrit, pour qu’il se métamorphose en tombeau de leur passion. Par son suicide, elle ne serait pas «  une fille de passage ».
Le lendemain, j’envoyais une lettre à Serge pour lui faire état de mes premières réactions à son roman : j’y parlais d’une sédimentation de douleurs et, dans un langage plus argotique, je lui disais que son roman était du jus d’éléphant. Perplexe, Serge m’a téléphoné : il n’arrivait pas à déchiffrer mon écriture. Il ne voyait pas en quoi son livre était du « pus d’éléphant ». Je lui ai expliqué que le jus d’éléphant- comme il était un peu sourd il m’a fallu répéter plusieurs fois : jus d’éléphant- était une substance endogène médicalement nommée « étorphine » qui est tout à la fois un puissant excitant, mais aussi, selon les doses, un produit qui détruit l’organisme. L’expression a plu à Serge et il l’a adoptée.
En revanche, il a moins apprécié que je lui dise : uxoricide, tu fus; uxoricide tu resteras. Il aspire à vivre autre chose, comme si un écrivain, et c’est peut-être une des raisons de la séduction qu’il exerce, n’était pas condamné à revenir constamment sur le lieu de ses crimes imaginaires et à perpétrer de nouveaux forfaits en croyant effacer les anciens.
Serge a été frappé qu’en sortant de la piscine Deligny pour me rendre au bar du Lutétia, j’aie été accosté par un inconnu qui me confia n’avoir de réelle admiration que pour trois écrivains : Doubrovsky, Matzneff et moi. Quelques heures plus tôt, il aurait pu nous voir réunis dans ce lieu magique qui a sombré en même temps que ce qu’il était convenu d’appeler la littérature. Le « hasard objectif, ça existe quand même », conclut Serge.

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