CE QUI REND NOTRE ÉPOQUE PASSIONNANTE…

Il est rare que quatre conflits décisifs pour les prochaines décennies se livrent simultanément : autant dire qu’observé de Sirius, nous assistons à un spectacle que seuls quelques esprits perspicaces avaient pressenti. Comme il semble loin le temps où finalement deux forces en présence, l’impérialisme américain et le communisme mondialisé,s’anathémisaient sans réelle volonté de s’anéantir, provocant par là-même une certaine lassitude chez tous ceux qui jugeaient cet « équilibre de la terreur », cette guerre de plus en plus tiède – glaciale, il est vrai, à l’époque de Staline et de Mao – un peu vaine, voire totalement kitsch.

Et nous voici maintenant à l’heure où quatre conflits qui concernent notre humanité même, se déroulent sous nos yeux, même si la plupart d’entre nous préfèrent ne rien voir, convaincus qu’ils sont que le vivre-ensemble est encore de mise. Nous aimerions leur donner raison et croire que tout est bien qui finit bien. Nous doutons que ce sera le cas car nous sommes en présence de forces incompatibles qui n’aboutiront à aucune paix, aucune guerre n’étant vraiment déclarée. Ce qui se joue est d’autant plus passionnant à observer, presque autant que la coupe du monde de football, et chacun peut parier sur l’issue de ces conflits.
Le premier oppose, bien sûr, l’islamisme à la culture judéo-chrétienne. À titre personnel, je ne donne pas cher de cette dernière. Seuls les musulmans sont encore capables de mourir pour leur foi, ce qui leur donne un avantage considérable.
Le deuxième dont nous observons chaque jour, navrés ou satisfaits, la progression est ce qu’il est convenu d’appeler le néo-féminisme qui aspire à prendre une revanche sur le patriarcat qui aurait soumis pendant des siècles des pauvres petites femmes sans défense. Allons-nous assister à l’agonie du vieux mâle blanc sous la lumière des halogènes? Je n’en serais guère surpris.
Le troisième conflit oppose les mondialistes et les souverainistes. Il fut un temps où il était du dernier chic d’affirmer qu’un homme qui se respecte n’a pas de patrie et de revendiquer le statut d’apatride. Ce temps est révolu. On peut le regretter – c’est mon cas – mais il n’est plus question d’être chic, juste de défendre ou non sa patrie. Les mondialistes ont quelques longueurs d’avance, mais la partie n’est pas jouée. Le mondialisme aurait pour conséquence la victoire du dragon chinois. Et, à tort ou à raison, nombreux sont ceux qui prônent une position de repli. Sans doute est-ce un peu tard…
Avec la pandémie qui occupe les esprits quotidiennement, au-delà des problèmes strictement médicaux, ce sont deux conceptions de nos sociétés qui s’affrontent : l’une que l’on peut qualifier de biocratique, les nazis en rêvaient, et l’autre un peu vieux jeu de démocratique. Michel Foucault avait prévu l’avènement de la biocratie. Les faits semblent lui donner raison. Certains, comme Malraux , avaient annoncé que le vingt et unième siècle serait religieux ou ne serait pas. Le pari est perdu. Je me garderai bien de jouer au prophète, mais même du point de vue de Sirius, l’avenir, à supposer qu’il y en ait un, s’annonce moins réjouissant que certains ne l’espéraient et plus sombre que ce qu’un Président constamment en état d’ébriété narcissique avait nommé « le monde d’après » qui est celui qui avive notre nostalgie. Le spectacle n’en reste pas moins passionnant pour autant.

JE DÉCHIRE MES CARNETS

C’est une habitude que j’ai prise dans mon adolescence : noter dans de petits carnets des citations que je jugeais fulgurantes et dont l’imaginais qu’elles contenaient l’essence de la sagesse. Elles me permettaient en outre d’impressionner les filles en jouant avec des paradoxes qui leur donnaient l’impression que je disposais d’une culture hors de leur portée. Je les apprenais parfois par cœur et en modifiais le sens selon mon humeur. Lassé parfois de ces impostures, je déchirais ces carnets. Je me disais : cesse de t’appuyer sur des béquilles ou de faire les poches à tes écrivains favoris. Je me trouvais alors bien démuni : j’étais certes devenu moi-même, c’est-à-dire pas grand-chose. N’ayant jamais aspiré à plus, je n’en souffrais pas vraiment. Et ces carnets m’ont peut-être donné une armature intellectuelle et un sens de la formule piquante que je n’aurais pas acquise autrement.
Il m’en reste quelques-uns et ici, à Lausanne où une amie parisienne m’en a envoyé une dizaine, je les relis tantôt avec consternation, tantôt avec nostalgie, avant de les mettre à la poubelle. Mais auparavant, pourquoi ne pas en faire un montage, d’autant que certains aphorismes qui y figurent – et dont je serais bien incapable de savoir à qui les attribuer – me rappellent de lointains souvenirs. Ainsi lorsque l’affirmais péremptoirement que Nietzsche est un Joseph de Maistre qui croit au Bourreau sans croire au Pape. Personne ne m’a jamais contredit, faute sans doute de m’avoir compris. Ou alors lorsqu’une conversation devenait oiseuse – et en philosophie, elles le deviennent vite – je prenais un ton péremptoire pour dire que ce misérable bavardage n’avait d’autre intérêt que de nous révéler le côté totalement dérisoire de la langue. J’ajoutais que ce n’est pas le moindre défaut de la philosophie que d’être toujours trop noble. On ne reste philosophe que pour autant qu’on garde le silence.
Je puisais évidemment dans les films noirs américains les répliques les plus misogynes qui n’auraient pas déparé une anthologie des meilleurs moralistes. « Tout héros finit dans la peau d’un raseur. » Et quitte à le devenir moi-même, je me plaisais, et d’ailleurs je me plais toujours, à répéter à ceux qui sont atteints par le virus de la charité et qui rêvent de convertir l’humanité au Bien que les meilleures intentions du monde sont toujours celles qui provoquent le plus de dégâts. J’ai d’ailleurs hâte de revoir quelques films de Joseph Manckiewics ( notamment « Le Reptile », « Guêpier pour trois abeilles » ou « Éve » ) pour me conforter dans mon cynisme. Évidemment, sur ce point, il est difficile de surpasser George Sanders et ses « Mémoires d’une fripouille ». J’ai au moins la consolation de l’avoir édité. Cela justifie une existence, à supposer qu’elle ait besoin de l’être, ce dont je doute. En tout cas, je n’en ai pas trouvé la moindre trace dans mes carnets.

SERGE DOUBROVSKY ET LE JUS D’ÉLÉPHANT

J’ai été très ému par le livre de Cécile Balavoine : « Une fille de passage » qui raconte de manière si juste et si tendre sa relation avec mon vieil ami Serge Doubrovsky. Quiconque s’intéresse à cet immense écrivain se doit de lire ce témoignage qui tranche singulièrement avec les règlements de compte haineux de femmes qui eurent l’insigne privilège de connaître dans leur jeunesse des créateurs sans lesquels leur existence eut sans doute été bien fade. Leur reprocher d’avoir été des « filles de passage » est d’une bêtise crasse : nous sommes tous, pour le meilleur et pour le pire, des êtres de passage. Je m’empresse d’ajouter que Cécile Balavoine en est parfaitement consciente et qu’elle n’éprouve pas le moindre ressentiment à l’égard de Serge. Elle sait tout ce qu’elle lui doit et son style est déjà une preuve de l’affection qu’elle lui porte encore.
Par une étrange coïncidence, alors même que je lisais : « Une fille de passage » j’ai trouvé dans mes carnets une note datant du 12 juillet 1989 qui relate une rencontre impromptue avec Serge chez Grasset où il signait les premiers exemplaires du « Livre brisé ». Il m’a reconnu, m’a-t-il dit, sans lever les yeux, à mon rire tout à la fois satanique et chaleureux. Nous nous sommes embrassés et il m’a tendu son roman, très ému, en me demandant de lire la dédicace : « Roland, sans qui, sans la conversation bouleversante avec lui, la dernière partie du livre n’aurait jamais pu être écrite dans sa vérité au nom d’Ilse et au mien, merci…Avec la plus fidèle amitié de S.D.» Il me semble me souvenir qu’au cours de cette conversation, je l’ai aidé à prendre conscience de ce qu’il y avait d’héroïque dans le sacrifice d’Ilse : elle donnait sa vie, le peu qui lui restait à vivre, pour que le roman de Serge pût être écrit, pour qu’il se métamorphose en tombeau de leur passion. Par son suicide, elle ne serait pas «  une fille de passage ».
Le lendemain, j’envoyais une lettre à Serge pour lui faire état de mes premières réactions à son roman : j’y parlais d’une sédimentation de douleurs et, dans un langage plus argotique, je lui disais que son roman était du jus d’éléphant. Perplexe, Serge m’a téléphoné : il n’arrivait pas à déchiffrer mon écriture. Il ne voyait pas en quoi son livre était du « pus d’éléphant ». Je lui ai expliqué que le jus d’éléphant- comme il était un peu sourd il m’a fallu répéter plusieurs fois : jus d’éléphant- était une substance endogène médicalement nommée « étorphine » qui est tout à la fois un puissant excitant, mais aussi, selon les doses, un produit qui détruit l’organisme. L’expression a plu à Serge et il l’a adoptée.
En revanche, il a moins apprécié que je lui dise : uxoricide, tu fus; uxoricide tu resteras. Il aspire à vivre autre chose, comme si un écrivain, et c’est peut-être une des raisons de la séduction qu’il exerce, n’était pas condamné à revenir constamment sur le lieu de ses crimes imaginaires et à perpétrer de nouveaux forfaits en croyant effacer les anciens.
Serge a été frappé qu’en sortant de la piscine Deligny pour me rendre au bar du Lutétia, j’aie été accosté par un inconnu qui me confia n’avoir de réelle admiration que pour trois écrivains : Doubrovsky, Matzneff et moi. Quelques heures plus tôt, il aurait pu nous voir réunis dans ce lieu magique qui a sombré en même temps que ce qu’il était convenu d’appeler la littérature. Le « hasard objectif, ça existe quand même », conclut Serge.

BRUNO BETTELHEIM OU L’«OLD VIENNESE ARROGANCE»

C’était le 13 mars 1990, jour anniversaire de l’Anschluss, que Bruno Bettelheim prenait congé de l’existence. Un médecin hollandais était prêt à l’assister, mais comble de dérision ce dernier mourra quinze jours avant que Bettelheim ne se rende aux Pays-Bas. Il lui avait néanmoins expliqué que pour décupler ses chances de réussite, il lui conseillait, après avoir absorbé des barbituriques, de s’enfermer la tête dans un sac de plastique, lui précisant que le gaz carbonique exhalé par la respiration était censé avoir un effet euphorisant. Dommage que nous n’ayons pas son témoignage !
Il était né à Vienne le 28 août 1903. Son père était un négociant en bois, atteint d’une maladie encore incurable : la syphilis. À la fin de sa vie, lors d’une conférence qu’il donna à Lausanne, il heurta l’assistance en disant : « J’avais quatre ans quand mon père a découvert qu’il avait la syphilis. Pendant les vingt années qui suivirent, il n’a plus jamais touché ma mère. Les malades du sida n’ont qu’à faire la même chose ! » Quand un étudiant lui demanda ce qu’il pensait de la vieillesse, il lui répondit : « N’y parvenez surtout pas ! » D’ailleurs, plus il avançait en âge, plus il devenait un personnage à la Thomas Berhnard, capricieux, geignard, sarcastique et arrogant. Il montre un goût prononcé pour la provocation, n’hésitant pas à comparer les étudiants contestataires des années soixante aux jeunesses hitlériennes, à fustiger le conformisme des adolescents élevés dans les kibboutzim ce qui lui vaudra de solides inimitiés en Israël, à critiquer
le Journal d’Anne Frank et sa niaise confiance en l’homme, à se gausser de la complaisance des intellectuels français face au communisme – « on en pleurerait si ce n’était pas si ridicule », écrit-il- et à soutenir que ce qui a fait des camps nazis ( il a passé six mois à Buchenwald ) un phénomène unique « c’est que des millions d’hommes aient ainsi marché, tels des lemmings, vers leur propre mort », ce qui lui vaudra d’être taxé par ses ennemis de « juif antisémite ». Comme si, au terme de sa vie, il retrouvait Theodor Lessing et cette « haine de soi », mise en scène avec un brio inquiétant par tant de juifs viennois.
Son vieux camarade Kurt Eissler, directeur des Archives Freud, disait méchamment de lui qu’il avait toutes les caractéristiques du génie, sans en être un. Peu après sa mort, lui l’auteur de « Forteresse vide », lui le fondateur de l’École orthogénique de Chicago, est accusé d’avoir été une brute raciste, un charlatan, un plagiaire ( il a, en effet, pillé la thèse d’un professeur de psychiatrie pour en tirer « La psychanalyse des contes de fées » ), d’avoir trafiqué ses diplômes universitaires, bref d’être un ambitieux sans scrupule, détruisant peu avant son suicide toutes ses archives. Et c’est ainsi que la statue du vieux sage sera déboulonnée par ses admirateurs les plus fervents. Je pense que Bruno Bettelheim avec son « old viennese arrogance » aurait été le premier à en rire : n’estimait-il pas que nous sommes tous des imposteurs et que les psychanalystes dans ce domaine n’avaient rien à envier à personne. Il n’aurait pas été surpris que cette profession soit aujourd’hui phagocytée par des femmes qui eussent été au siècle passé des dames d’œuvre. Pour avoir passé quelques heures en sa compagnie et avoir été sous son charme, je porte à son crédit l’effet de vérité qu’il a mis, sans doute malgré en lui, en évidence. Sans hypocrisie et sans bons sentiments.

ENTRE SCHNITZLER ET AMIEL…

Arthur Schnitzler disait du Viennois qu’il avait un flair particulier pour détecter le grotesque dans le pathétique et le ridicule dans l’excessive affirmation de soi. J’ai trouvé cet héritage viennois dans mon berceau . Est-ce de ma mère que j’ai hérité ce mélange de nostalgie et de snobisme, de mélancolie et de dérision , d’hypocondrie et de sensualité si caractéristiques du génie viennois ?
Mon côté « Amiel », en revanche est plus évident : puritanisme, austérité, goût pour l’introspection et la pédagogie. Certitude surtout que le plaisir est doublement illusoire : non seulement, il se paie au prix fort, mais encore il trahit toujours ses promesses. C’est tout au moins la leçon que j’ai retenue de mon père.
Avec Schnitzler, même si tout est foutu, il faut encore se distraire avec des grisettes et des artistes dans un café. Avec Amiel, les autres vous pèsent et on n’envisage pas d’autre moyen de tuer le temps que de ressasser ses maux avec le désir plus ou moins avoué qu’ils empirent et vous emportent.
Force m’est de l’avouer : sans ce double héritage, j’aurais été bien démuni. Je me garderai bien cependant de le transmettre à quiconque, par égoïsme certes, mais aussi parce que l’époque ne s’y prête plus : Arthur Schnitzler et Henri-Frédéric Amiel ont sombré avec ce qu’il était convenu d’appeler la culture européenne. Et moi avec eux.

ANNETTE WIEVIORKA REVIENT SUR UNE CHINE QUI N’EXISTAIT PAS…

Il est hallucinant de lire dans le supplément littéraire du « Monde » un entretien avec Annette Wieviorka sur ses « Années chinoises » ( c’est le titre de son livre paru chez Stock ) qui en pleine Révolution culturelle a enseigné le français à l’Université de Canton, grisée qu’elle était par le maoïsme…comme beaucoup d’autres intellectuels français, voire par « Le Monde » que sa famille lisait et dont elle n’hésite pas à dire que le correspondant à Pékin était un militant convaincu d’un régime qui n’avait rien à envier au stalinisme.
Ce qui est troublant, c’est que même il y a un demi-siècle, il ne fallait pas être une autorité en matière de régimes totalitaires – ce qu’est Madame Wieviorka – pour saisir à quel point le communisme avait gangrené la Chine. Peut-être aurait-elle pu lire « Les Habits neufs du président Mao »de Simon Leys. Non, elle était aveugle et vivait sur l’image d’une Chine qui n’existait pas, comme beaucoup d’intellectuels défendent de nos jours un Islam qui n’existe pas.
Elle reconnaît qu’aujourd’hui la surveillance est moins stricte en Chine. Pour avoir vécu pendant une dizaine d’années avec une jeune harbinoise – à ceux qui l’ignoreraient, je précise qu’Harbin est la capitale de la Mandchourie – je sais que la propagande communiste dès l’école primaire n’est pas moindre qu’à l’époque où Madame Wieviorka se pâmait devant la fabrique de l’Homme nouveau qui s’edifiait sous ses yeux émerveillés. Elle n’était pas la seule loin de là et comme elle le dit : « Je ne suis plus la jeune femme que j’étais. » On en vient quand même à se demander comment un pays, la France, aussi fier de son intelligentsia a pu tomber dans le panneau et continue à honorer des écrivains et des philosophes qui encensèrent un des pires régimes du siècle passé. Je ne doute pas de la sincérité de Madame Wieviorka, mais je trouve son témoignage bien tardif. Et j’ai bien peur – mais je me trompe sans doute – que les nobles causes continuent à enténébrer son esprit critique.
Il m’est arrivé pendant qu’elle enseignait confortablement à l’université de Canton de me faire tabasser par des maoïstes pour avoir comparé dans un article Hitler et Mao. Voilà qui ne risque pas d’arriver à Madame Wieviorka, car même dans son entretien au « Monde » ,un demi-siècle plus tard, elle demeure très prudente. Après tout, ce n’était qu’une jeune sotte égarée par une propagande savamment distillée dans l’université française. Irions-nous jusqu’à dire que l’histoire se reproduit ? Ce qui arrive aux enseignants qui s’insurgent courageusement contre l’esprit du temps, m’inciterait à le penser….

La peine de mort pour les violeurs

Je n’aimerais pas mourir avant d’avoir raconté cette histoire. Elle se déroule au debout des années quatre-vingt. Je travaillais alors pour un grand quotidien du soir et j’en étais fier. Le samedi matin, un rédacteur assurait la permanence au « Monde des Livres » au cas où il aurait fallu rédiger une nécrologie en urgences. Par ailleurs, le grand bâtiment de la rue des Italiens était pratiquement vide. Une jeune stagiaire avec laquelle j’avais noué des liens étroits s’était retrouvée seule un samedi matin avec le journaliste chargé des affaires courantes. Laura, puisque tel était son prénom, n’imaginait même pas – et moi non plus d’ailleurs – ce qui allait suivre : des propositions d’une vulgarité inattendue pour elle. Et après son refus de céder à ses avances, un viol particulièrement sordide. Le soir même, elle m’avait raconté l’inimaginable. Elle ne voulait pas porter plainte et surtout pas que l’affaire s’ébruite. Trois jours plus tard, elle se suicidait. Personne, à part moi, ne comprit pourquoi. Je lui avaispromis de garder le silence. Son agresseur décéda peu après d’un cancer. Je me gardai bien d’aller à son enterrement ou de partager l’affliction de ses collègues. Un demi-siècle plus tard, si j’évoque, ce viol, c’est parce que je ne parviens toujours pas à comprendre pourquoi ce crime, spécialement lorsqu’il est commis à l’occasion de tournantes dans des caves de banlieue, bénéficie d’une telle indulgence de la part de la justice. 
À titre personnel, je rétablirais volontiers la peine de mort pour les crapules qui humilient des femmes et trouvent encore le moyen de s’en vanter auprès de leurs potes quand ce n’est pas de narguer leurs victimes une fois sortis de prison où on ne leur a certainement pas appris qu’on ne doit toucher une jeune fille qu’avec une rose. Alors que des actes de plus en plus barbares se succèdent en France, souvent liés à une immigration de masse, il ne serait sans doute pas inutile de rétablir la peine de mort pour des atteintes à l’intégrité d’autrui. Ce qui me surprend, c’est que les victimes de viol, tout au moins celles que j’ai interrogées, y sont pour la plupart farouchement opposées. Comme si elles avaient intégré la doxa qui veut que l’abolition de la peine de mort soit une victoire de la civilisation. L’exemple de nombreux pays, à commencer par le Japon, prouve qu’il n’en est rien. À moins qu’elles ne croient en la perfectibilité de l’être humain… auquel cas, tout nous conduira au pire dans le pire des mondes.

CIORAN EN BALLADE À PARIS

Par une étrange et funeste ironie du destin qui l’eût ravi, on ne lit plus guère Cioran. Il a été rattrapé par la réalité : Paris n’est plus le point le plus proche du Paradis, comme il l’écrivait, mais reste le seul endroit où il fasse bon désespérer. À son ami Louis Nucera qui lui demandait : « Mais ne peut-on vraiment vivre qu’à Paris ? », Cioran répondit : « C’est en tout cas l’endroit idéal pour rater sa vie. » Que dirait-il maintenant que la vie parisienne s’est éteinte, lui qui regrettait que Hitler n’ait pas totalement rasé Paris, ce qui lui aurait permis de vivre n’importe où ailleurs ?

Grâce aux dessins de Patrice Reytier et aux aphorismes qu’il illustre, on peut accompagner notre bon maître de Dieppe – il s’y réfugiait en été – dans ses pérégrinations parisiennes en l’écoutant maugréer sur les vicissitudes de l’existence avec un humour balkanique sans équivalent. On croit même entendre sa voix tant Patrice Reytier s’est imprégné de son nihilisme facétieux. « Qu’est-ce qui m’empêche de me tuer en ce moment », se demande Cioran en traversant la Seine. « Rien, sinon ce rien. » Il songe aussi en contemplant le bassin du Luxembourg au long chemin qu’un spermatozoïde a dû parcourir pour aboutir au Requiem de Mozart…
On n’a rien compris tant qu’ on reste asservi à un but. Dieu merci, Cioran n’en avait pas. Il a compris qu’un soupir vaut mieux que n’importe quelle proclamation et que l’existence ne serait supportable qu’à une seule condition : qu’on puisse rire seul. « Cette forme de bonheur n’a été envisagée par personne, même par les utopistes », ajoute-t-il. Il nous conseille aussi de ne pas échapper à la calomnie : c’est le plus fort des stimulants. Notre ami commun Gabriel Matzneff, bien malgré lui, en a fait l’expérience. Il est vraisemblable qu’aujourd’hui nous soyons tous amenés à en faire l’expérience…. mais sans en tirer le moindre profit. Chacun s’illustre par l’échec et, anticipant l’avenir, Cioran ne serait pas loin de nous conseiller de l’ignorer, lui le vampire des Carpathes.
Tout est perdu dans les jardins de l’Occident. Comment lui donner tort ? Et sans doute faut-il s’en réjouir en songeant qu’on peut enfin vivre ailleurs qu’à Paris. Lui-même à la fin de sa vie, pressentant le pire, me confiait qu’il aimerait mourir dans un palace lausannois….j’ai suivi son conseil, tout en éprouvant une infinie nostalgie pour Paris. Le Paris de Cioran, bien sûr. Celui que ressuscite avec un tel bonheur Patrice Reytier, persuadé que quand tout est perdu, rien ne l’est vraiment. Il me donnerait presque envie de revenir à Paname et de poursuivre mes promenades nocturnes autour du jardin du Luxembourg. Qu’il faisait bon désespérer en sa compagnie !

Cioran : « On ne peut vivre qu’à Paris ». Dessins de Patrice Reytier. Bibliothèque Rivages. 14 Euros.

Non, on ne vous vaccinera pas …

Il est étrange à mon âge avancé, quatre-vingt ans, de se voir refuser une vaccination au CHUV alors même que je m’y trouvais en compagnie d’un ami psychiatre qui avait eu la gentillesse de prendre un rendez-vous pour moi. D’autant plus étrange que je suis né à Lausanne et que j’ai une carte d’identité helvétique. J’ai même la réputation d’avoir en tant qu’écrivain participé au rayonnement de la Suisse à l’étranger…
Alors qu’une infirmière s’apprêtait à me piquer, une surveillante a surgi et m’a prié de quitter aussitôt les lieux. Sous le prétexte que je ne paye pas mes impôts dans le canton de Vaud où par ailleurs je réside. Expérience humiliante pour un petit Lausannois de retour dansa ville natale…
Je n’y ai pas attaché une importance exagérée avant d’apprendre par la presse ( ” Le Temps “ du mardi 9 mars ) que d’aucuns bénéficient de passe-droits pour se faire vacciner. J’admire leur savoir-faire et je suis tout disposé à leur demander des conseils.
Par ailleurs, la cerbère qui m’a refusé un vaccin programmé, m’a expliqué qu’il convenait d’économiser les doses tant il en manque. À ce propos, et pour ne pas vous accabler avec mon cas personnel, je me demande depuis longtemps pourquoi le gouvernement suisse n’a pas acheté des vaccins russes et chinois. Nous estimons-nous tellement supérieurs aux scientifiques de ces pays ? Ce qui serait pécher par présomption à moins que des préjugés politiques, voire racistes, ne guident lesautorités dans leurs choix ?

MA MÈRE, MUSICIENNE, EST MORTE…

Ma mère aimait Chopin et Gainsbourg. Elle était pianiste, formée à Vienne par Korngold avant de s’exiler en Suisse. Elle est morte le 29 juillet 2001 dans le jardin de l’hôtel Mirabeau, à Lausanne, en buvant son café, pendant que moi je jouais au tennis de table à la piscine de Pully. Elle s’est éclipsée en deux minutes, selon son habitude, sous le soleil précisément qu’elle chérissait par dessus tout. Elle ignorera toujours que le lendemain je gagnais pour la dernière fois de ma vie un tournoi de ping-pong. Il n’est pas exclu qu’elle en eut été fière….
Elle ne m’a hélas pas inspiré un livre aussi poignant que celui de Louis Wolfson, l’écrivain new-yorkais qui fit sensation avec « Le Schizo et les langues », écrit directement en français et préfacé par Gilles Deleuze, où il se présentait comme « l’étudiant en langues schizophréniques « . Sept années plus tard, Rose, sa mère meurt d’un cancer. Il écrit alors un second chef d’œuvre, en français également, qu’il intitule : « Ma mère, musicienne, est morte… », titre qui donne un avant-goût des allitérations proliférantes qui ouvrent le livre : « Ma mère, musicienne, est morte d’un mésothéliome métastasiant et, mettons, de manques médicaux au milieu de mai, à minuit, mardi à mercredi, au mouroir du Mémorial, à Manhattan, mille 977. »
Wolfson ne nous épargne aucun détail du martyre de Rose, ni de ses réactions à lui, le malade mental, le fils unique qu’elle fit si souvent interner. Un exemple : quand elle lui demande de tâter, à travers sa robe de chambre, la funeste grosseur, Wolfson ne peut s’empêcher de penser qu’il « valait bien mieux que cette chose sinistre fût en elle plutôt qu’en lui ».
Par ailleurs, tout en se documentant sur le cancer, toujours dans des langues étrangères bien sûr, et en se protégeant de l’anglo-américain avec un walk-man, il passe son temps dans les hippodromes à parier. Mais, non content de jouer aux courses ou à la Bourse, d’insulter les nègres conducteurs de bus, de lire l’Abrégé de cancérologie du Professeur Amiel, de soutenir que le meilleur remède contre le cancer est soit l’exercice physique, soit la schizophrènie, Wolfson développe ses thèses sur l’euthanasie planétaire.
Pendant que sa mère est livrée aux techniciens de la mort, il trouve un certain réconfort , « quoi que bien trop précaire », précise-t-il, dans la construction toujours croissante de bombes atomiques et thermonucléaires qui, en dépt de la « connerie des pacifistes » ( Wolfson les exècre, ainsi que le Président Carter qu’il surnomme à sa manière allitérative le « bloody baptist bastard » ) permettrait enfin de réussir un suicide collectif complet « avant que ne doive recommencer encore un autre millénaire de tortures. » Il ne parvient pas à comprendre pourquoi les Églises sont tellement contre la bombe, alors que c’est la promesse même d’une prochaine fin du monde qui a attiré les premiers chrétiens vers leur nouvelle religion. Son bréviaire est bien sûr l’Apocalyse.
Curieux de savoir quel avait été le destin de Louis Wolfson, de dix ans mon aîné , j’ai appris qu’il s’est installé à Porto-Rico où il est devenu millionnaire après avoir gagné le gros lot à une loterie électronique. Il n’est pas exclu que la mort de sa mère lui ait porté chance. Si seulement cela avait pu m’arriver….