Rien de plus pertinent que cette réflexion de La Bruyère : « Les hommes commencent par l’amour, finissent par l’ambition et ne se trouvent souvent dans une assiette plus tranquille que lorsqu’ils meurent. » J’aspire à cette tranquillité et pourtant je continue d’écrire sans doute avec le vague espoir de survivre.
Ce qu’il y a de plus attristant dans l’idée de mourir, écrit Raczymov, ce n’est pas tant que cette fin constitue celle de notre précieux moi, du bonheur indicible qu’on a eu à vivre au moins jusqu’à cet âge, d’un monde qui s’éteint fatalement avec nous…, c’est que…C’est que quoi au juste ? Qui peut répondre à cette question ?
Kafka lui-même se demandait pourquoi il écrivait, alors même qu’il allait mourir et que la souffrance que cela impliquait était si disproportionnée en regard de l’intérêt modeste que le public lui portait. Pour approcher ce mystère, Raczymov relit « Un artiste de la faim », court récit posthume de Kafka qui est la chose la plus triste, la plus déchirante qu’il lui ait été donné de lire. Pourquoi diable ce vieil artiste en cage qui s’inflige jusqu’à quarante jours d’abstinence, que le public le suive ou s’en détourne, alors qu’il n’est plus qu’une loque en paille, persévère-t’-il à présenter ce spectacle absurde et dérisoire ? Un gardien de la ménagerie lui pose la question. L’artiste trouve alors un reste de force en lui pour articuler quelques mots. Non, dit-il, nul ne doit l’admirer. Il n’y a rien d’admirable dans ce qu’il fait. Il obéit à une contrainte. Pourquoi jeûne-t-il ? « Parce que je n’ai pas pu trouver l’aliment qui soit à mon goût. Si je l’avais trouvé, je n’aurais pas fait d’histoires, croyez-moi. Et je me serai rempli la panse comme tous les autres. »
Raczymov aussi est un artiste de la faim. Et c’est pourquoi je trouve une telle saveur à ses notes sur l’amour de la littérature. Ulysse a mis dix ans pour naviguer de Troie à Ithaque…mais il savait où il voulait aller. Christophe Colomb, lui , ne le savait pas, même s’il croyait le savoir. Il allait là où personne avant lui n’était allé. Cette ignorance de la destination, c’est ce qui fait le véritable écrivain : il ne se réjouit jamais d’avoir atteint son but, même s’il en rêve. Je comprends maintenant pourquoi Henri Raczymov a intitulé son livre : « Ulysse ou Colomb », un excellent titre en définitif.
Cioran a parachevé la pensée de La Bruyère: « Chacun sans le savoir attend la mort et s’en aperçoit lorsqu’elle arrive lorsqu’il est trop tard pour pouvoir en jouir ». Christophe Colomb s’est justifié à son retour: « On ne va jamais aussi loin que lorsqu’on ne sait pas ou l’on va ».
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Vive l’ignorance de la destination !
https://defensededavidhamiltonblog.wordpress.com/2020/12/29/roland-jaccard-et-lignorance-de-la-destination/
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