Le pire avec la vieillesse, c’est qu’on reste jeunes. L’horizon s’assombrit, notre vue baisse, nous entrons dans un tunnel dont nous ne verrons plus l’issue. Nos amis nous y ont précédés et, comme Beckett, ils nous ont laissé ce dernier message : « Je vois ma lumière qui meurt ». Les plus lucides savent que la vieillesse est la punition pour avoir vécu. Ils ne doutent pas qu’on peut qualifier une vie d’heureuse quand elle commence par l’ambition et finit par n’avoir d’autres rêves que celui de donner du pain aux canards. Ou, comme Nabokov, d’aller à la chasse aux papillons. C’est encore à ma portée. En contemplant le lac Léman qui s’étale sous mes yeux, m’offrant une palette de couleurs qu’aucun artiste n’égalera, je songe au petit garçon qui partait chaque matin à la pêche et revenait tard dans la nuit. Il avait aboli le temps. Je songe à ces traversées du lac à l’aube pour aller skier là-bas, en Savoie, avec des amis. Eux aussi ont vu la lumière qui meurt. Parfois, j’accompagnais mes parents à Évian. Mon père jouait au casino, ma mère faisait du shopping. Et moi je m’installais dans un cinéma interdit aux moins de seize ans : les contrôles y étaient moins sévères qu’à Lausanne. C’était presque aussi excitant que la pêche à la gambe et, sans doute, du même ordre.

Parfois, nous dînions dans le fastueux restaurant du Casino d’Évian avant de prendre le dernier bateau de la Compagnie Générale de Navigation pour Lausanne. L’ambiance y était bon enfant. Je n’imaginais pas encore que viendrait le temps où je verrai ma lumière décliner et s’éteindre. Mes parents étaient mon rempart contre la mort. Ils m’emmenaient souvent au cinéma. Je me souviens de Maurice Chevalier dans « J’avais sept filles ». Moi aussi, je voulais sept filles. Le dernier film que j’ai vu en famille était aussi le premier film en CinémaScope : « La Tunique » d’Henri Koster. J’avais beaucoup pleuré. Ensuite, ce furent des escapades périlleuses avec des potes dans des cinémas mal famés, comme le Bio. On y projetait des chefs d’œuvre dont personne ne se doutait que bien des années plus tard ils seraient considérés comme tels. Je songe notamment à « Kiss me deadly » de Robert Aldrich. Le temps aussi y était aboli, suite à une apocalypse nucléaire. « Ce peu profond ruisseau, la mort » selon la belle définition de Mallarmé, devenait un tsunami auquel personne n’échapperait. Puis mon père s’est suicidé : il voyait sa lumière qui mourait. Et maintenant je vois la mienne qui décline. Ne me reste-t-il plus qu’à donner du pain aux canards ?
Ah les citations !…
« Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul » (Stéphane Mallarmé)
Ou bien : « La mort nous parle d’une voix profonde, mais pour ne rien dire. » (Paul Valéry)
Je préfère la seconde qui est plus définitive et permet un certain détachement.
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C’est con les canards, mis ça fait cossu ! https://youtu.be/8NRuNKWiAYY
Votre texte est superbe. Point.
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Objection votre honneur ! En aucun cas les parents ne sont des remparts ; ce sont des fondations , les vrais remparts , les tours de guet , les défenses ultimes avant la capitulation ce sont les enfants . Etes-vous véritablement certain d’en être dépourvu ?
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Du pain aux canards, ou des pages à vos lecteurs qui les attendent. Car après tous les autres, ce dernier journal, lausannois, est d’une grande beauté. Vous avez encore des choses à dire, ou plutôt à écrire, et chaque page qui tombe maintenant sous mes yeux, depuis quelques semaines, m’enchante…
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Peut-être connaissez-vous le film « Un Voyage » (de Samuel Benchetrit, sorti en France en 2014, avec l’actrice Anna Mouglalis), on y conte les derniers jours d’une femme française (Anna Mouglalis) qui séjourne au Lausanne-Palace avant de se donner la mort (grâce aux services d’assistance au suicide, légaux dans le canton de Vaud).
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Quelques miettes jetées de votre plume
font de délicieux en-cas
Merci de continuer à sustenter
un canard qui s’en délecte.
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On peut même aller jusqu’à dire qu’avec la vieillesse on rajeunit. Sinon c’est fou ce que ça peut éblouir les autres quand on voit sa propre lumière décliner, au point de les réveiller de leur sommeil même s’ils ne dormaient apparemment que d’un oeil.
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« La vieillesse, en définitive, n’est que la punition d’avoir vécu », c’est de Cioran (avec lequel j’ai parlé de vous il y a bien longtemps – étant l’un de ses traducteurs).
79 ans c’est jeune encore (D.Cordier est mort il y a deux jours à 100 ans). Si on peut marcher, lire, écrire et écouter de la musique, tout va bien. Ce qui est grave c’est la cécité, l’invalidité, la maladie pénible…
Mais surtout, à 79 ans on a encore le temps de comprendre que la mort n’existe pas, que mourir n’est que changer de monde, passer au suivant en conservant son âme…
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“Les pattes du canard sont courtes, il est vrai ; mais les allonger ne lui apporterait rien.”
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La liste du registre des condoléances s’allonge, et toujours pas de messages de nymphettes en vue, elles vont vraiment nous faire mourir pour de bon les ingrates, les renégates dirait celui qu’on ne présente plus.
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Grande vie, sublime crépuscule…
https://defensededavidhamiltonblog.wordpress.com/2020/11/24/juste-avant-le-crepuscule-du-soir/
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merci monsieur jaccard de votre tendre mélancolie apaisée. . . .
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