Comme Chantal Delsol, je me pose cette question sans réponse : comment se fait-il qu’en 1969 la grippe de Hong-Kong ( plus d’un million de morts dans le monde et plus de trente mille en France ) soit passée inaperçue- juste quelques entrefilets dans la presse – alors qu’elle saturait les hôpitaux et remplissait les morgues ? Peut-être avait-on alors des idéaux ( religieux, politiques, esthétiques…) et que le reste paraissait secondaire ? Peut-être que l’effet, somme toute mineur, du Covid 19 qui décime essentiellement à l’échelle planétaire des personnes âgées et souffrant déjà de co-morbidités, est-il lié à l’ère numérique et à une focalisation médiatique : tout se passe trop vite, comme dans un film catastrophe, ce qui engendre une forme de panique plus léthale encore que le virus et impossible à gérer rationnellement ? Peut-être n’a-t-on plus foi qu’en une vie nue, strictement biologique, qui éclipserait toute raison de vivre ? Peut-être sommes-nous devenus vieux et lâches, incapables de regarder la mort en face ? Ce qui expliquerait aussi pourquoi nous adoptons face à un Islam conquérant l’attitude de vieilles femmes apeurées se réfugiant dans le « pas d’amalgame » et le « surtout pas de vague ». Et que nous supplions les gouvernants de nous soumettre à des confinements de plus en plus sévères. Nous avons voulu éliminer le tragique de nos existences et le voici de retour avec deux cauchemars, le Covid et l’Islam, que nous nous plaisons à amplifier comme si le dernier spectacle que nous attendons, calfeutrés devant nos écrans, est celui de la fin de notre civilisation. Peut-être d’ailleurs ne méritons-nous pas mieux : celui qui veut sauver sa peau à tout prix, est sûr de la perdre. Celui qui dépose les armes face à son adversaire appelle inconsciemment de ses vœux une servitude, physique ou spirituelle, celle-là même qui se déroule sous nos yeux comme une lente et inexorable agonie. L’apocalypse aurait pu être joyeuse : elle est sinistre.
L’enfer, j’ai bien peur qu’il ne soit ici, à Lausanne, surtout le dimanche sous une pluie glaciale qui mine mon moral autant que mes articulations. J’aurais tort néanmoins de geindre. Je dispose d’un flacon de phénobarbital – mon sirop mexicain – qui, en moins d’un quart d’heure, me soulagera définitivement du poids de l’existence. Je n’entendrai plus parler du Covid 19, ni des décapitations très en vogue chez les islamistes. De surcroît, je me débarrasserai de ce qu’il y a de plus pénible à supporter dans l’existence : soi-même.
Certes, je loge dans un palace et l’été s’est déroulé comme je l’espérais. À Pully-Plage, j’ai joué pendant des heures au tennis de table sous le soleil. Mais plus personne ne m’attendait dans ma suite 612. Alors, le soir je regardais les chaînes d’info en continu ou des matches de foot. Parfois un film – j’en retiendrai deux : « Babel » de Gonzalez Iñárritu où une jeune Japonaise à l’exquise nudité m’a sorti de mon marasme et « Les sept mercenaires » de John Sturges où j’ai retrouvé Georges Sanders. J’ai bien acheté un livre : « Interventions 4 » de Michel Houellebecq, mais je l’ai vite abandonné pour me repaître des confidences impromptues de personnages tout droit sortis de ses romans dans l’émission de Simon Monceau : « Ça va se savoir ». J’ai également reçu et feuilleté : « La Vienne d’Hitler » de Brigitte Hamman. Pour d’obscures raisons quand la dépression guette, on en revient toujours à l’oncle Adolf qui ,avant Lacan ,avait compris que plus vous serez ignoble, mieux ça ira. Il m’est même arrivé d’aller à la pêche sur les réseaux prétendument sociaux : c’est dire ma déchéance. Je n’ai pris dans mes filets que des petits poissons. À mon réveil, de plus en plus tardif, je remarquais sur mon IPhone qu’une dizaine de filles me souhaitaient une belle journée. Poli, je leur envoyais des coeurs, parfois des images salaces. Certaines prenaient plaisir à se masturber, bien que je n’aie jamais dissimulé ni mon âge, ni mon délabrement physique et psychique. Mais rien ne les dissuadait. Ainsi va la sexualité au temps du Covid. Ce n’est pas encore l’enfer, juste mes derniers pas avant le Paradis.
Par un étrange concours de circonstances, le seul livre que j’ai retrouvé en prenant mes quartiers d’été au Lausanne-Palace dans le sac où je laisse mes affaires de sport – et surtout ma raquette de ping-pong pourrie à laquelle j’attribue des vertus magiques – est signé Thomas Morales et s’intitule : « Un été chez Max Pécas ». Cela tombe bien : j’éprouve un plaisir sans bornes à lire sur Causeur.fr les chroniques dominicales de Thomas Morales, tout comme celles de Jérôme Leroy. Tous ceux que les polémiques sur les religions covidiennes ou islamistes finissent par lasser me comprendront : il y a une jouissance particulière à revenir au siècle passé en compagnie de deux écrivains que je tiens pour les meilleurs de leur génération. Max Pécas, bien évidemment, est loin d’atteindre les sommets auxquels sont parvenus dans les années soixante Chabrol ( avec « Les bonnes femmes » ou « À double tour » ), Truffaut ( avec « L’homme qui aimait les femmes » ou « Domicile conjugal » ), Godard ( avec « À bout de souffle » ou « Pierrot le fou » ), sans oublier Jean-Daniel Pollet ou Jacques Deray. Mais Max Pécas visait tout autre chose que définit fort bien Thomas Morales : être un cinéaste balnéaire – comme il y avait des staliniens balnéaires ou des nihilistes balnéaires – qui préfèrent la gaudriole des parasols aux déplorations intellectuelles. Les titres de ses films en font foi : « Les Branchés à Saint-Tropez » et l’inénarrable : « On se calme et on boit frais à Saint-Tropez ». On ressort de cette expérience visuelle, note Morales, le corps barbouillé d’huile solaire et la bouche pâteuse. Trop de déconnade. Trop de maillots de bain. Trop de comique troupier. « Max Pécas n’a aucune limite, écrit Morales. Il laisse le bon goût aux chipoteurs, à tous ces cinéphiles frustrés qui pensent le cinéma comme on résout une équation mathématique. » Il y a chez lui un kamikaze de la caméra qui jette sur la pellicule des filles en topless. Son mot d’ordre : l’éros plutôt que le pathos. À ne pas oublier en période de couvre-feu ! Si j’en parle, c’est aussi parce qu’à dix-huit ans le rédacteur en chef du quotidien socialiste : « Le Peuple » , le regretté Octave Heger, m’avait missionné pour faire un article sur un film de Max Pécas. Lequel ? Je l’ai oublié. Mais le lecteur des « Cahiers du Cinéma » que j’ étais, méprisait ce genre de gaudrioles, mal filmées, mal jouées et dépourvues de la moindre ambition esthétique. C’est dire que Max Pécas représentait pour moi les bas-fonds du septième art. Aujourd’hui, je retournerai volontiers à Saint-Tropez en sa compagnie. À défaut, je relirai son éloge par Thomas Morales. Un documentariste de vacances où le rigolo s’allie à la bimbo, je n’en vois plus guère aujourd’hui. Je le regrette et me trouve un peu con d’être passé par snobisme intellectuel – rassurez-vous, ça n’a pas duré – à côté de Max Pécas. Oui, l’éros plutôt que le pathos !
Quand j’ai quitté Paris ce 13 juillet 2020, j’étais dans la peau d’Ulysse revenant à Ithaque. Mais nulle Pénélope ne m’attendait. Le voyage avait été tumultueux. Il touchait à son terme. Ma vie aussi d’ailleurs. Elle n’avait été ni pire, ni meilleure que ce que j’en espérais. J’avais échappé aux pièges de Calypso. Mais le spectacle qui s’offrait à moi, à la Gare de Lyon, me fendait le cœur. Des masques partout, des contrôles partout. De la misère partout. J’abandonnais une ville sinistrée qui m’avait procuré tant de plaisirs et qui peu à peu se délabrait : j’assistais à la fin d’un monde et d’un art de vivre. Je n’avais plus rien à y faire : la presse était moribonde, l’édition sinistrée et mes amis, quand ils n’étaient pas morts comme Dominique Noguez ou Clément Rosset, n’étaient guère en meilleur état que la ville qu’ils chérissaient encore. Ce qui m’attristait le plus, c’est que tout esprit de révolte avait disparu. Avec les masques, on était parvenu à museler un peuple. Une nouvelle religion, le covidisme, s’imposait au nom de l’hygiène sans rencontrer la moindre résistance. Elle était même plébiscitée. Joseph Goebbels qui était un maître dans l’art de la propagande, avait écrit : « Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées. Nous voulons réduire leur vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées. » Ce dont il avait rêvé s’était réalisé à l’échelle planétaire. Bref, j’avais connu le meilleur à Paris. Il n’était pas indispensable qu’à quatre-vingt ans, je subisse le pire. Dans le TGV Lyria où j’étais seul, je songeais au mot de Dostoieski : il n’y a qu’une seule chose que les hommes préfèrent à la liberté, c’est la servitude. Il me restait peu de temps à vivre. Autant m’installer dans un Palace, comme Nabokov ou James Hadley Chase. Mon ami Cioran en avait rêvé. À défaut de Pénélope, il serait à mes côtés. Je contemplais le lac Léman. Jamais il ne m’avait paru si beau. J’éprouvais le sentiment du prisonnier libéré de sa geôle. Ou d’Ulysse de retour à Ithaque. Était-ce le point final de ma vie ? J’ai bien peur que oui, tout en me réjouissant d’avoir évité le pire. Adolescent, je voulais être écrivain à Paris. Je l’ai été. Je pensais que Lausanne est la ville idéale quand on est très jeune ou très vieux. Je confirme.
Olivier Mathieu était né pour tout gâcher. Et il a tout gâché. Avec une énergie inépuisable et un instinct très sûr de tout ce qu’il convenait de ne pas faire. Était-ce pour préserver ce génie qui lui est propre et qui ne ressemble à aucun autre ? Un génie qui ne sera jamais reconnu, comme si les dieux lui avaient infligé un châtiment dont il ne se relèverait jamais. Le destin vous joue parfois des tours bizarres : il vous comble de dons pour mieux vous en montrer l’inanité. Il vous précipite dans un suicide existentiel d’où ne surnagent que quelques souvenirs d’enfance. Des éclairs qui vous protègent de la mort prête à vous avaler. Ces éclairs ont des prénoms : Véronique et Corinne. Ce sont elles qui illuminent : « Ma petite bande de jeunes filles en fleurs » , tout comme Albertine chez Proust, Proust auquel Olivier Mathieu a emboîté le pas avec, au bout du chemin, une qualité d’émotion, une ferveur, qui vous donnent un sacré coup de blues. Que de précipices faut-il avoir frôlé pour atteindre un tel degré de perfection ! Comme si Olivier Mathieu avait sacrifié sa vie, ses amours, ses ambitions pour retrouver le temps perdu, un temps à jamais gravé dans sa mémoire sans doute parce qu’il est parvenu à esquiver les tentations de la chair pour aimer comme un éternel enfant. Certains ont décrit à juste titre Olivier Mathieu comme le dernier des romantiques. Il a aimé, il a haï. Il a été aimé, il a été haï. Il en a ri, il en a pleuré. Mais les seules jouissances de son âme furent celles que lui procurèrent Véronique et Corinne. Il ne les a jamais possédées. Ce sont elles pourtant, ces adolescentes d’un siècle déjà éteint, qui illuminent son âme à l’heure du crépuscule. C’est à elles qu’il s’adresse dans un ultime élan du cœur. C’est à elles qu’il doit de pouvoir rembobiner le film de sa vie en songeant que non tout n’était pas définitivement perdu. Par un tour de magie auquel personne ne s’attendait et dans un genre périlleux entre tous, celui des amours enfuies, il nous livre un chef d’œuvre. Et je pèse mes mots. Tout était perdu. Tout est retrouvé. La magie de l’écriture n’est pas un vain mot. Olivier Mathieu en connaît le prix. Le reste importe peu.
« Ma petite bande de jeunes filles en fleurs », Olivier Mathieu. Ed des Petits Bonheurs. Saint – Nazaire, 2020.
Après le suicide de Rachel à vingt ans, je ne pouvais pas entendre le tube d’Hervé Vilard : « Capri, c’est fini » sans avoir des crises de larmes. C’était l’époque de « Salut les Copains » et d’Hubert sur Europe 1. Hubert aussi est mort dans l’indifférence générale, il y a quelques mois. J’en parlais à Hervé Vilard lors de ma dernière soirée parisienne organisée par Simon Colin. Il y avait là, entre autres, Basile de Koch, Morgan Sportès et un essaim de jeunes filles que je contemplais en songeant que je ne les reverrai plus. Quelques heures plus tard, je prendrais le TGV Lyria qui me conduirait dans le pays de mon enfance. Qui sait si je reviendrais jamais à Paris ? Hervé Vilard m’avait confié qu’aujourd’hui il chanterait : « Paris, c’est fini ». Était-ce uniquement la faute d’un virus et d’une gestion sanitaire abracadabrantesque ? Ou était-ce le temps qui imperceptiblement nous avait rendu étrangers à ce « nouveau monde » que célébrait un Président qui aurait pu être mon fils ? À l’exception de mon ami Comte-Sponville, les commentaires que j’entendais sur les chaînes d’info me semblaient aussi déconnectés du réel que les décisions gouvernementales.
Ne me restait-il plus qu’à me réfugier dans mes souvenirs ? Qu’avais-encore à faire à Paris : presque tous mes amis, quand ils n’étaient pas morts ou impotents, avaient déserté cette ville qui avait été parée de tous les prestiges durant ses années glorieuses et qui n’était plus qu’un coupe-gorge ? Oui, Paris, c’était bien fini, même si je ne parvenais pas à m’y résoudre. Rachel était morte. Je n’entendrai plus jamais « Salut les Copains » : les années Yushi, du nom de ma cantine japonaise, s’achevaient. J’ai en horreur ces « cellules psychologiques » qui sont mises en place à la suite d’une catastrophe pour vous aider à faire « le travail de deuil ». Je préfète l’affronter seul. Et pourtant quand je pense au Paris que j’ai aimé, je retiens mes larmes. Et je me demande : qu’a-t’il bien pu se passer pour que la ville la plus proche du Paradis devienne un agglomérat de misères, tant intellectuelles que sociales ? Pour ne pas me laisser envahir par la mélancolie, j’écoute parfois sur YouTube les sketches de Karim Duval – celui sur Covidisme comme nouvelle religion est à ne rater sous aucun prétexte – ou l’émission belge de Simon Monceau : « Ça va se savoir », tellement glauque qu’elle vous réconcilierait presque avec l’existence.
Je regarde également les matches de foot d’équipes helvétiques que je suivais avec mon père dans mon enfance. Les Young-Boys de Berne qui ont écrasé Tirana sont particulièrement bons. Mais je ne suis plus un young boy : just an old boy qui macère dans sa solitude et dans sa nostalgie d’un Paris qui n’existe plus.
Mon ami viennois, Arthur Schnitzler, soutenait un soir au café Hawelka que les jeunes filles, ces petits animaux analphabètes et chronophages, peuvent devenir féroces ou se laisser mourir dès lors qu’elles sentent leur amour menacé. La jouissance qu’elles éprouvent à imposer leur présence, non sans malice, l’emporte toujours sur leur orgueil. Elles sont manipulatrices par essence et, simultanément, capables d’un dévouement infini. Tant qu’on les désire, on redoute de les perdre. Mais dès lors qu’on n’éprouve plus rien pour elles, elles deviennent un objet de répulsion. Elles s’en accommodent tant qu’on ne leur retire pas leur gîte et leur pitance. Elles sont certes capables de se suicider pour laisser une trace indélébile dans ce qu’elles imaginent être notre cœur. J’ai déjà connu cela . J’étais jeune alors. Je ne suis plus certain de pouvoir le supporter aujourd’hui encore. Peut-être est-ce le signe que mon déclin est plus avancé que je ne l’imaginais.
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Saint François de Sales dit que l’esprit de Dieu fuit les esprits qui cherchent trop à se connaître. Il faut beaucoup de simplicité, de naïveté et de générosité pour L’accueillir. C’est dire si je suis constitutionnellement athée. Il m’arrive de le regretter. Dès lors qu’on s’est un peu penché sur soi-même et sur les autres, on n’a plus qu’une envie : prendre la fuite. Finalement, je crois que Dieu et le Suicide, c’est un peu la même chose. Le suicide est la religion de ceux qui n’en ont pas. Choisir Dieu ou choisir le suicide, c’est un même acte de violence, un même refus du monde, un même dégoût de soi, un même sentiment de l’inanité de tout. Peut-être y a-t-il, mais je n’en jurerais pas, un peu plus de grandeur dans le suicide, car la pensée atteint là un dépouillement absolu. En me tuant, c’est l’espoir que je tue. Avoir compris que tout est foutu et en tirer les conséquences, au moins pour soi, voilà la seule philosophie qui me semble acceptable.
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Un auteur espagnol, recensé par La Quinzaine littéraire, soutient que la France est » le poison de l’Europe « , idée qui était chère à mon ami Cioran. Le XX siècle à été une calamité car il a glorifié une pensée française qui n’a jamais été qu’un sous-produit frelaté de la phénoménologie et du charabia heideggérien. Et ceci qui désolera mes amis francais : c’est sous Louis XIV que l’esprit français a le mieux montré sa vraie nature. Le caractère superficiel et vaniteux de sa culture a alors atteint son apogée. La mainmise du pouvoir d’ État sur l’art a été un désastre, préfigurant le modèle stalinien. Par la suite, la France s’autoproclamera » modèle mondial « , sans avoir jamais rien produit qui ait une dimension universelle. Je n’insisterai pas pour ne pas blesser ceux qui ont une fibre nationale, voire nationaliste.
« Tempête de Neige » exposé en 1842 de J.W. Turner
Snow Storm – Steam-Boat off a Harbour’s Mouth making Signals in Shallow Water, and going by the Lead
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Schopenhauer comparait l’acte sexuel à un crime, viol ou meurtre, suggérant que les aspects les plus insupportables de la femme sont une punition méritée par l’homme, cette dernière n’en finissant pas de se venger des violences qu’elle a subies. Seul le renoncement à la procréation, c’est-à-dire le suicide de l’humanité, serait à même de mettre un terme à cette immémoriale haine des sexes.
Même son ce cloche chez Octave Mirbeau, si apprécié par Bunuel : « La femme n’est pas un cerveau, elle est un sexe, rien de plus. Elle n’a qu’un rôle dans l’univers : celui de faire l’amour. » Elle est l’instrument de l’Inconscient ou de la Volonté qui mène le monde. Son individualité s’efface derrière sa fonction, qui est de perpétuer l’espèce. Créature maléfique, fatale par sa beauté qui transforme les hommes en pourceaux ou en pantins, elles les attire comme l’araignée dans sa toile.
On comprend dès lors ce personnage de Maupassant qui, d’abord effrayé par le mariage, puis écoeuré par le « souffle léger des pourritures humaines » qu’exhale pourtant sa fraîche épouse, renonce à la chair en faveur du végétal : » Oh ! la chair, s’écrie-t-il, fumier séduisant et vivant, putréfaction en marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit….Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bons ? «
Plus cynique, Baudelaire aimait raconter l’histoire de cet homme qui va au tir au pistolet, accompagné de son épouse. Il ajuste une poupée et souffle à sa compagne : » Je me figure que c’est toi. » Il ferme les yeux et abat la poupée. Puis, il dit en baisant la main de sa femme » Cher ange, que je te remercie pour mon adresse ! «
J’ouvre au hasard les carnets d’Imre Kertész et je tombe sur cette citation : « On ne passe pas d’une âme à l’autre : on y entre par effraction et on s’enfuit. Encore heureux – si par peur ou par vanité – on ne devient pas un assassin. » Je ne pouvais rêver meilleure conclusion à mes divagations.
Mon père qui était plutôt un intellectuel, avait pour ami Georges Baumgartner, un ancien champion suisse de boxe. Il lui avait demandé de m’entraîner avec l’arrière-pensée que si l’homme n’est pas fait pour la boxe, la boxe est faite pour l’homme. J’avais douze ans et il était temps que je me prépare à monter sur le ring. La vie, après tout, consiste à donner des coups et à en recevoir. Aussi tous les samedis après-midi, j’allais m’entraîner dans la salle de sport du Petit-Chêne où Georges Baumgartner nous préparait au grand combat de l’existence dont je pressentais déjà que nous sortirions tous vaincus. J’amusais beaucoup mon coach en récitant sur un air de rumba les catilinaires de Cicéron en latin. Il se doutait bien que ma carrière de boxeur s’arrêterait vite, mais par sympathie pour mon père, il m’avait pris sous sa protection. Vint le jour où il fallut monter sur le ring. Je me répétais : tu n’as aucune chance, mais tente de la saisir quand même. En pure perte. Au deuxième round, je fus mis K.O. , l’arcade sourcilière en sang et bien décidé à faire du latin plutôt que de la boxe. J’avais également une passion que je partageais avec mon père pour le football, mais là non plus, même comme junior au Lausanne-Sport, je ne brillais pas. Il fallait se rendre à l’évidence : je ne serais jamais ni Mike Tyson, ni une des gloires du football helvétique.
En revanche, j’aimais écouter mon père quand il me racontait la mort d’Al Brown, champion du monde des poids coq que Jean Cocteau avait pris sous sa protection et qu’il considérait tout à la fois comme un mime, un poète et un sorcier. Cocteau aimait cette « poésie active, à la syntaxe mystérieuse » qu’est la boxe. Quand Al Brown mourut le 11 avril 1951 ( j’avais dix ans ) dans l’oubli le plus total, alcoolique et toxicomane, son cercueil, fixé sur le toit d’une camionnette, sillonna pendant deux nuits les rues de Harlem. Ce fut sa manière à lui de prendre congé de la boxe, de la poésie et de New-York. C’est une histoire qui est restée gravée dans mémoire. À défaut d’avoir été Al Brown ou Mike Tyson, j’aurai lutté avec les mots. Là aussi, en pure perte.