BENJAMIN CONSTANT OU LE GOÛT DU JEU

Benjamin Constant a été un modèle pour moi. On a dit de lui qu’il était « le plus français de tous les Suisses ».

On a dit la même chose de moi.

Que je n’aie pas été à la hauteur de mon modèle, personne ne le contestera. Il n’est pas donné à chacun d’écrire en trois semaines un chef-d’œuvre, Adolphe, qui, comme Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, imprégnera des générations de jeunes lecteurs et donnera à leur vie sentimentale un tour qui n’est plus de mise aujourd’hui. Paradoxalement, Adolphe est un roman auquel Benjamin Constant qui en est à la fois l’auteur et le modèle, n’attachait que peu d’importance. Cela ne lui donne que plus de valeur à mes yeux.

Benjamin Constant naît le 25 octobre 1767 à Lausanne, petite ville encore campagnarde de sept mille habitants, dont Voltaire qui s’en était épris, écrivait : « On y parle français, mais on y pense à l’anglaise ». Et encore : «  On y joint la politesse d’Athènes à la simplicité de Sparte. » Peut-on rêver plus beau compliment ? Je doute que Lausanne le mérite encore, mais il en reste des traces. L’identité d’un lieu ou d’un être ne s’efface pas si facilement.
Il n’est pas donné à tout le monde d’être orphelin : ce fut le cas de Benjamin Constant. Sa mère meurt peu après sa naissance et son père, le colonel Juste de Constant, le confie à de bien étranges précepteurs, dont le mieux inspiré lui enseignera à cinq ans déjà le grec, qu’il lui a présenté comme un langage secret à apprendre «  par jeu ». Jamais d’ailleurs on ne fera appel en vain à son goût du jeu. Benjamin Constant, toute sa vie durant, jouera que ce soit en politique, en amour ou à la roulette, où il perdra des sommes considérables.
Son père me rappelle le mien : bien que distant – je n’ai jamais embrassé le mien -, il est fier de son fils : il en attend beaucoup. Il est vrai qu’à dix ans déjà, le petit Benjamin compose des opuscules, joue du clavecin et passe sa vie chez les demoiselles. Il va dans le monde et le juge : « Ils ont tous l’air de ne pas s’aimer beaucoup. » Et à quinze ans, il arrive à la même conclusion que moi encore adolescent : « Énigme du monde, j’ai peur qu’elle tienne en deux mots : propagation pour les espèces et douleur pour les individus. »


Son père, comme le mien d’ailleurs, lui donne quelques conseils pour ses entreprises de séduction- et elles seront multiples à commencer par Madame de Staël. Benjamin Constant est pénétré par la maxime des libertins que son père lui a enseignée: « Cela leur fait si peu de mal et à nous tant de plaisir! » Il a retenu également pour principe qu’un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu’on nommait alors une folie, c’est-à-dire se marier. Et surtout pas avec une personne qui ne soit pas parfaitement son égale par la fortune, la naissance et les avantages extérieurs. Il sait que les femmes, enjeu de la vanité masculine, ont une destinée des plus courtes : à vingt ans, elles peuvent encore donner pendant quelque temps du plaisir, mais qu’après trente ans, écrit Constant, « que leur sert leur liberté, sinon à offrir ce dont personne ne veut ? » Il sait également que toute passion est une mise à mort, l’expérience nous enseignant que celui qui se donne le plus va au-devant des déboires les plus fâcheux : ce n’est jamais impunément qu’on sacrifie son amour propre à l’amour. Tel sera le thème d’Adolphe que Sainte-Beuve, autre Lausannois d’adoption, qualifiera de « petit livre fin de siècle qui porte la marque de l’intelligence la plus aigüe et du dessèchement. »


Benjamin Constant, un cœur sec ? Ce serait oublier que lui qui avait écrit dans sa jeunesse qu’il aspirait à avoir « les avantages d’un homme vivant noblement, c’est-à-dire utile ni à lui, ni aux autres », se rapproche du peuple, dénonce la traite des Noirs, lutte contre les privilégiés de son temps et défend inlassablement la liberté de la presse et le droit au suicide. Son libéralisme n’est pas une façade : il jaillit de loin. De la persécution des catholiques contre ses ancêtres protestants, des Vaudois subissant le joug des barons de Berne, de l’exil imposé par Napoléon à Madame de Staël, ainsi que de son bref passage dans les prisons de la Révolution. Sans doute tenait-il plus à son pamphlet contre Napoléon qu’à « Adolphe ». Lorsque paraît : « De l’esprit de conquête et de l’usurpation », réquisitoire décisif et prémonitoire contre toutes les formes de despotisme, Stendhal écrit : « Il est paru un chef d’œuvre qui coûte 3 F. et 10 sous », ajoutant : « Certaines pages sont meilleures que Montesquieu. »


Lorsque je remonte l’avenue Benjamin Constant à Lausanne, je songe que j’aurais pu choisir pire comme modèle.

LE BILLET DU VAURIEN – ALEXANDRE VINET, LE KIERKEGAARD VAUDOIS

De ma fenêtre du Lausanne-Palace, je distingue la statue d’Alexandre Vinet. Sur son socle, je peux lire : «  Le christianisme est dans le monde l’immortelle semence de la Liberté. » Ce théologien protestant de la première moitié du dix-neuvième siècle professait une passion indéfectible pour la liberté et, sans doute, une profession de foi comme celle-ci nous parlerait-elle plus aujourd’hui : « Quand tous les périls seraient dans la liberté, toute la tranquillité dans la servitude, je préférerais encore la liberté, car la liberté, c’est la vie et la servitude, c’est la mort. »
Professeur de théologie et de littérature à l’université de Lausanne, où il fut l’ami et le collègue de Sainte-Beuve, Alexandre Vinet avait pour modèle Pascal dont les Pensées conciliaient l’exigence éthique et l’exigence esthétique. Il voyait en lui l’exemple même d’une « individualité » qu’il opposait à l’individualisme d’un Montaigne. Il ne concevait pas la littérature comme une activité autonome, se suffisant à elle-même, mais comme une voie vers la création de l’être spirituel en chacun. Henri-Frédéric Amiel qui en fit d’abord son père spirituel, avant de prendre ses distances et de le critiquer sans ménagement , lui reprocha une ingénuité qui consiste à enfoncer des portes ouvertes et à découvrir laborieusement ce que tout le monde sait : «  Il n’écrit pas pour les hommes, mais pour les pensionnats de demoiselles et de dames pieuses », asséna encore Amiel tout en reconnaissant avec une singulière lucidité que les défauts de Vinet le blessent d’autant plus que ce sont précisément les siens. 
Pourtant Alexandre Vinet, aujourd’hui bien oublié, vaut mieux que cela, notamment comme théologien et je lui dois de m’avoir fait comprendre que le protestantisme est « un espace aménagé à la liberté de conscience et où peuvent s’abriter également la foi et l’incrédulité. » Il développait volontiers l’idée que là où l’incrédulité est impossible, la foi est impossible également. Le contraire de la foi, ce n’est pas le doute, mais la certitude qu’elle soit athée ou religieuse, peu importe. Ce n’est qu’à condition de n’être pas évidente qu’une religion est une religion. Sans ce mouvement constant qui va de l’incrédulité à la foi et de la foi à l’incrédulité, nous sommes au mieux dans le dogmatisme, au pire dans les superstitions. Sur ce point Alexandre Vinet rejoint Kierkegaard. Et par ailleurs, on ne peut qu’être sensible à une certaine parenté avec un autre Lausannois à l’existence plus aventureuse et cosmopolite : Benjamin Constant.
Dans les Carnets qu’il tenait, il eût surpris maints de ses lecteurs par ses tournures paradoxales proches d’un pessimisme d’un La Rochefoucauld dans le fond comme dans la forme : « Il me semble parfois, écrivait Vinet, qu’il est plus facile d’aimer ses ennemis que ses amis. » Ou encore : « Nous supportons plus facilement d’être dépassés que d’être égalés. » Il tenait que la recherche exclusive de la forme ruine la forme elle-même, ce qui ne l’empêcha pas de céder à la tentation romantique de composer des poèmes, goûtant ainsi au  » parfum du péché ”, tout comme Amiel l’avait fait, mais avec une mièvrerie qui laissait pantoise les jeunes filles de la bonne société lausannoise que j’avais comme élèves à l’école Vinet, précisément, dans les années soixante. Elles portaient encore des uniformes inspirés des tenues des lycéennes japonaises avec des jupes courtes et des bas blanc retombant sur leurs chevilles.

Cette école Vinet a beaucoup compté dans ma jeunesse lausannoise : elle est devenue mixte, démocratique et les jeunes filles ont délaissé les uniformes japonais pour des jeans. La religion n’y a plus cours. La perversité non plus qui exige un certain raffinement. Autrement, laissons le vagin aux domestiques !

WOODY ALLEN, NORMAN O. BROWN ET MOI…

Pour briller en société et pour emballer les filles, il convenait durant ma lointaine jeunesse de faire preuve d’une culture littéraire et philosophique qui agissait comme un aimant. Woody Allen dans son autobiographie raconte comment il s’acharnait à comprendre Faulkner et Kafka, délaissant parfois les classiques pour lire des romans que personne n’aurait eu l’idée de parcourir comme le récit des amours de jeunesse de Joseph Goebbels, intitulé « Michael » dont le protagoniste connaît toutes les angoisses du soupirant transi qui rêve de l’amour de toutes les filles. Je n’ai jamais poussé la curiosité aussi loin, d’autant que Goebbels lui-même le considérait comme un ratage absolu. Mieux valait connaître par cœur « Le Portrait de Dorian Gray » et aborder les filles à la piscine Montchoisi , celle de mon adolescence lausannoise, en leur demandant négligemment ce qu’elles pensaient de Lord Henry. Et leur apprendre que George Sanders, peu avant son suicide dans un palace de Barcelone, avait écrit son autobiographie d’un cynisme absolu : « Mémoires d’une fripouille ». Il m’arrivait parfois de le croiser dans les rues de Lausanne en compagnie de Jack Palance. Et de rêver qu’un jour peut-être moi aussi j’aurai ma place dans la mythologie hollywoodienne. Le destin en décida autrement. Mais avant de vous révéler pourquoi, je ne résiste pas au plaisir de citer le mot laissé par George Sanders avant d’absorber un flacon de Nembutal, mélangé avec du whisky ( je suivrai son exemple, bien sûr ) : « Je m’en vais parce que je m’ennuie. Je sens que j’ai vécu suffisamment longtemps. Je vous abandonne à vos soucis dans cette charmante fosse d’aisance. Bon courage !»


Ce qui m’a conduit à Paris et surtout à devenir chroniqueur au « Monde », c’est un livre d’un auteur alors inconnu, Norman O. Brown, dont le titre « Eros et Thanatos » avait attiré ma curiosité. Il était édité par Maurice Nadeau ce qui était un gage de qualité. Woody Allen raconte dans ses Mémoires qu’il avait eu le même réflexe et qu’il avait tout appris de la perversité polymorphe en découvrant Norman O. Brown. Non sans présomption, j’envoyai depuis Lausanne un article sur cet abécédaire de la perversion au responsable du « Monde des Livres » qui l’apprécia et m’incita à collaborer à ce qui était alors un prestigieux quotidien du soir. Je parvins même quelques années plus tard, grâce à Jacques Fauvet, à faire entrer le loup dans la bergerie, le loup n’étant autre que Gabriel Matzneff. J’avais quitté Lausanne sans regrets et oublié mes rêves hollywoodiens. Et me voici, un demi-siècle plus tard, dans la chambre 612 du Lausanne-Palace avec du Nembutal et du whisky japonais. Rassurez-vous : je ne m’ennuie pas encore ! 

CRACHATS NIHILISTES À PULLY-PLAGE

Durant l’été, la piscine de Pully est le rendez-vous des forçats du tennis de table. Depuis le temps que je les affronte, j’ai appris à les connaître : ce sont des Vaudois de tous les milieux dont Joseph serait la figure emblématique : taiseux, méprisant la France, célibataire endurci – surtout pas d’emmerdes – il aspire à avoir un cercueil en forme de raquette de ping-pong. Le seul livre qu’il achète année après année, concerne les revêtements des raquettes de tennis de table. Il est un expert en la matière. Quand il ne joue pas, il va à la pêche. Somme toute, c’ est un homme heureux. Son partenaire préféré est un ancien gardien de but de l’Olympic de Lyon qui, contrairement à Joseph, se passionne pour tous les scandales sexuels et se demande chaque été s’il ira se débaucher à Cuba ou au Maroc.

En définitive, il reste à Lausanne qu’il arpente à grands pas, comme s’il était traqué par un démon. Le meilleur joueur est un exilé chilien, adepte des Témoins de Jéhova, ce qui ne l’empêche pas de contester la plupart des points. Quand il est arrivé en Suisse, m’a-t’ il raconté, il a eu l’impression de franchir le seuil d’un vaste cimetière. La répression sous Pinochet ne ressemblait en rien à ce que racontaient les journalistes occidentaux. Il la jugeait tout à fait supportable. Ce que confirme un autre pongiste de Pully-Plage, un ancien rédacteur du service étranger du « Monde » , que je suis fort surpris de retrouver sur les bords du lac Léman. Il manifeste une belle obstination à vouloir m’écraser au tennis de table : ce ne sera pas encore pour cette année.


Près des vestiaires, se trouve une bibliothèque où l’on trouve de tout, y compris Modiano, Sollers ou Roth. Chacun y fait son marché pour l’hiver. Je choisis en général des mangas plus à ma portée. Il y a quelques jours cependant, mon regard a été capté par un livre à la couverture noire portant un titre qui ne pouvait pas ne pas m’interpeller : « Fièvres et crachats d’un nihiliste postmoderne » signé Gabriel Noncris. Je l’ai emporté avec moi et je ne l’ai pas regretté. Il est composé d’aphorismes qui sont autant de pilules de cyanure. L’éditeur précise que l’auteur s’est suicidé jeune, lui laissant le soin de publier ses larmes refoulées et ses anathèmes féroces. Son corps, sans doute emporté par le Rhône, n’a jamais été retrouvé. Cioran n’aurait sans doute pas gobé ce stratagème littéraire, mais il aurait goûté le goût de ces larmes cristallisées, les larmes d’un paria qui quitte incognito le théâtre du monde, sans que personne ne remarque le suicide d’un être déjà mort.
Je précise que l’auteur de ces crachats enfiévrés ne peut en aucun cas être un pongiste de Pully-Plage : ils sont trop absorbés par leur jeu pour songer au suicide. Mais je présume que tous auraient apprécié cet aphorisme : « La vie est un jeu : marque des points pour souffrir le moins possible ou suicide-toi. » Pour ma part, je goûte assez l’idée que la vie est une gare abandonnée dans laquelle nous attendons en vain le train du salut. Cela me rappelle la chanson d’Hervé Vilard : « Faut-il mourir ou vivre ? »

LA NUIT OÙ J’AI CRU DEVENIR FOU…

POUR NE PAS ENCOMBRER LES TABLES DES LIBRAIRIES ET POUR TENTER UNE EXPÉRIENCE, J’AI PUBLIÉ SUR AMAZON MES DEUX DERNIERS LIVRES .
LE PREMIER, UN RECUEIL DE PROPOS NIHILISTES ET HUMORISTIQUES, NOUS INVITE « AU CAFÉ SCHOPENHAUER » ( c’est son titre ). LE SECOND PARLE DU PRINTEMPS COVID ET DE L’AFFAIRE MATZNEFF. IL S’INTITULE : « LA NUIT OÙ J’AI CRU DEVENIR FOU ». ILS ONT EN COMMUN DE NOUS ÉLOIGNER DES SENTIERS BATTUS. MÉRITENT-ILS VOTRE ATTENTION ? À VOUS D’EN JUGER. IL ME SEMBLE QU’ILS MÉRITAIENT AU MOINS D’ÊTRE PORTÉS À VOTRE ATTENTION.
VOILÀ QUI EST FAIT !

Une rencontre avec Carl Gustav Jung

Pendant de nombreuses années, je me suis tenu à l’écart de mon compatriote Carl Gustav Jung : son orientalisme de bazar, sa religiosité frelatée, sa rupture avec Freud me laissaient perplexe, voire hostile. J’avais tort. Des amis communs me l’avaient décrit comme un homme solidement ancré dans la réalité, aimant travailler la terre, la pierre et le bois, faisant jusqu’à un âge avancé de la voile sur le lac de Zürich et manifestant en société un sens aigu de l’humour. Tous convenaient qu’il était une force de la nature, capable de danser tard dans la nuit, dormant volontiers à la belle étoile chez ses amis les Indiens Pueblos ou parcourant la brousse en Afrique australe pour mieux connaître des sociétés moins policées que la Suisse. Aussi était-il parfois surprenant de l’entendre parler de l’anima, du soi, de l’ombre, des archétypes et d’autres réalités intangibles sur un ton d’absolue conviction. Il confia un jour à un de ses amis : « Tous les névrosés sont en quête d’une religion. »
Je décidai d’en savoir plus et me rendis dans sa maison de Küssnacht, près de Zürich. Au-dessus de sa porte, il avait fait graver cette devise : « Invoqué ou non, Dieu sera présent. » De quoi faire fuir l’athée que j’étais. Il était trop tard : j’avais devant moi un géant qui m’ observait avec une ironie affectueuse. Il me fit entrer et son charme légendaire opéra. Je me gardai bien de le contredire lorsque la conversation prit un tour plus sérieux et qu’il soutint que le christianisme est un magnifique système de psychothérapie, susceptible d’apaiser les souffrances de l’âme. Une question me taraudait : « Freud disait de vous : au commencement, Jung était un grand savant, mais par la suite il est devenu un prophète… »Jung éclata d’un rire homérique : « Oui, un prophète prêchant dans le désert…alors que les psychanalystes se contentent de coucher leur patient sur leur divan, à s’asseoir derrière lui et à émettre une parole de temps en temps. Ils ne savent rien ou si peu de la vie et se prennent pour des dieux. J’ai toujours admiré Freud : il savait que sa méthode ne guérirait jamais personne. Tel que je vous vois là, face à moi, je devine que vous vous êtes laissé séduire par son nihilisme thérapeutique… »
Plutôt que d’entrer en matière, je choisis de l’interroger sur la pensée orientale si proche de sa philosophie : « Oui, me confirma-t-il, j’ai une compréhension singulière de l’Orient et l’Orient peut mieux apprécier mes idées, car on y est préparé à voir la vérité de la psyché. On pense, en Occident, qu’il n’y rien dans l’esprit d’un nouveau-né. Je dis qu’il y a tout, mais que ce n’est pas encore conscient. C’est là en puissance. Or, en Orient, tout est fondé sur cette potentialité. »
« Vous évoquez souvent l’âme ancestrale de l’homme », poursuivis-je, sentant que c’était là un sujet qui lui tenait vraiment à cœur. « Rares sont ceux qui savent quelque chose de l’âme ancestrale de l’homme et plus rares sont encore ceux qui y croient, me dit-il. Et pourtant ne sommes-nous pas dépositaires de toute l’histoire de l’humanité ? Pourquoi est-il difficile de croire que chacun de nous à deux âmes ? Lorsqu’un homme atteint la cinquantaine une partie de lui seulement n’a vécu qu’un demi-siècle. L’autre partie qui vit aussi dans sa psyché, est vieille de millions d’années. J’ai soigné des gens dont les visions se rapportaient à des évènements vieux de plusieurs siècles. L’homme contemporain n’est que le dernier fruit de l’arbre de la race humaine. Nul ne sait, moi compris, ce que nous savons vraiment… »
Je remarquai sur son bureau une statue de Voltaire. Pour le provoquer, je lui demandai ce qu’il pensait de la fidélité dans le couple, sachant que pour lui – et il n’en faisait pas mystère – l’instinct pousse l’homme à avoir le plus de femmes possible. « Quitte à passer pour cynique, j’ajouterai ceci : la nature pousse la femme à capturer et à garder un seul homme, à réduire le couple au plus petit dénominateur commun. C’est aussi stupide que la pensée collective des masses. Un mariage qui serait entièrement consacré à la compréhension mutuelle conduirait droit au naufrage…» Je me gardai bien de le contredire, fort d’une expérience de quatre mariages. Autant l’âme ancestrale m’était étrangère, autant son cynisme de mâle égoïste me ravissait. Peut-être y avait-il quelque lien obscur qui m’échappait entre les deux, persuadé que j’étais alors que les théories ne sont jamais là que pour justifier nos errements.


En prenant mon manteau dans l’antichambre, je sentis que Jung m’observait. « Est-ce une vieille maison ? » demandai-je pour combler le vide avant de le quitter. « Non, mais construite dans le style ancien. » Il sourit « Vous savez, je suis conservateur. »