PROUST ET ALBERTINE

On se souvient peut-être que le narrateur ayant enfin réussi à capturer Albertine, l’insaisissable Albertine, et à l’installer dans l’appartement de ses parents, constate désabusé : « Je sentais que ma vie avec Albertine n’était, pour une part, quand je n’étais pas jaloux, qu’ennui; pour l’autre part, quand j’étais jaloux,que souffrance »- phrase qui, bien sûr, évoque aussitôt Schopenhauer.

Mais Albertine a le don inné de déjouer les sombres prédictions du philosophe, d’aiguiser les souffrances, de semer le trouble autour d’elle, de jouer sur des identités multiples et contradictoires, de telle sorte qu’elle s’impose avec Charlus, comme le personnage le plus fascinant de «  La Recherche du temps perdu ». Elle survient note ironiquement Jacques Dubois, dans un roman où elle n’était pas attendue et qui, de toute façon, n’était pas son genre.

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Son genre à elle, c’est plutôt le genre adolescente effrontée, une espèce nouvelle au début du vingtième siècle, une adolescente qui se moque aussi bien des codes sociaux – elle n’a rien à y perdre, elle est issue de la petite bourgeoisie – que des normes sexuelles. Un peu chienne également. Proust note que « son charme incommode était ainsi d’être à la maison moins comme une jeune fille que comme une bête domestique… » Elle aura, en outre, la bonne grâce de ne jamais vieillir, d’échapper par sa mort à la condition de femme, de demeurer l’emblème d’ une liberté démultiplicatrice.

Adolescent déjà, je rêvais de séduire sur la plage de Pully la jeune fille un brin vulgaire, sportive et snob, à l’accent traînard et nasal que le souffreteux Marcel tentera d’apprivoiser, d’éduquer, instaurant avec elle une relation mi-érotique, mi-pédagogique qui, progressivement, s’imposera comme modèle romanesque indépassable comme si, par l’effet d’une invraisemblable contagion, il n’était plus possible d’aimer en dehors du cadre fixé par Proust. Ainsi en va-t-il des chefs-d’œuvre : ils créent leur postérité, mais cette postérité s’étend bien au-delà de la littérature.

La mort d’Albertine induira un travail de deuil sublimement pervers, comme si une nouvelle guirlande de fillettes était seule en mesure d’apaiser le narrateur. Que l’on songe seulement à celle qu’il ramassera dans la rue et qui lui vaudra les foudres publiques du chef de la Sûreté, avant que ce dernier ne lui donne en privé des conseils de prudence….Désormais, Marcel est convaincu qu’une femme «  est d’une plus grande utilité pour notre vie, si elle y est, au lieu d’un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n’y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu’elle nous découvre en nous faisant souffrir. »

LE BILLET DU VAURIEN – TOPOR ET MOI

Topor m’avait bluffé avec ses cent bonnes raisons de suicider tout de suite. On travaillait alors dans une revue anarchiste, « Le Fou parle », financée à ses débuts par l’Armée rouge japonaise. Le suicide, après tout, n’est jamais qu’une révolution ratée : on se tue à défaut de pouvoir tuer les autres.
Un bref échantillon de Topor :
  • Pour tuer un juif comme tout le monde.
  • Parce qu’un suicide bien conduit vaut mieux qu’un coït banal.
  • Pour, devenu vampire, me repaitre du sang exquis des jeunes filles.
  • Pour être le fondateur d’un nouveau style, le Dead Art.
  • Pour jouir des avantages de l’exhibitionnisme intégral dans une salle de dissection.
Pour ne pas être en reste, j’avais aussitôt rédigé cent raisons de ne pas me suicider. En voici quelques-unes :
  • Parce que j’attends beaucoup de la déchéance progressive de mes amis – et d’abord un miroir de la mienne.
  • Parce que je n’ai plus vraiment besoin de me suicider pour que les autres voient que je suis déjà mort.
  • Parce que je redoute de plus en plus que l’enfer n’existe pas. C’était pourtant un endroit bien commode pour y retrouver d’anciens copains.
  • Parce que se suicider, c’est prendre la décision de ne plus tyranniser ses semblables. Je me vois mal y renoncer.
  • Parce qu’un coït réussi vaut mieux qu’un suicide raté.
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J’avais demandé à Topor d’illustrer mon « Dictionnaire du parfait cynique ». Il m’avait répondu : « Entre Roland, on ne peut rien se refuser. » Il se méfiait de ces pessimistes qui décortiquent les mécanismes du pire, cependant qu’une sale petite lueur d’espoir continue de briller tout là-bas, au fond de leurs yeux. J’étais soulagé qu’il ne m’assimilât pas à eux. Je le tenais pour un génie, un des rares que le hasard avait mis sur ma route et je m’en serais voulu de le décevoir. Il m’intimidait. Il avait trop de dons et je me sentais bien dépourvu à ses côtés. Tout ce qui est Topor brille et je manquais d’éclat. Comme Cioran, il me jugeait «  trop civilisé ». Si le réel donnait de l’asthme à Cioran, il provoquait le rire, un rire énorme, de Topor. C’était sa manière à lui de le supporter. La mienne était de m’effacer derrière un mur de citations.
Lorsqu’on demandait à Topor pourquoi il peignait, il répondait : « Pour ressembler à un peintre. C’est si beau un peintre ! » Quand on lui demandait pourquoi il écrivait, il répondait : « Pour ressembler à un écrivain. C’est si beau un écrivain ! » Quand on lui demandait pourquoi il faisait des films, il répondait : « Pour ressembler à un cinéaste ! Des lunettes noires, une foule de gens autour de lui, des starlettes, le festival de Cannes, Hollywood…» Quand on lui demandait pourquoi il ne faisait rien, il répondait : « Pour ressembler à un héros. C’est si beau, c’est si triste un héros ! » Et quand enfin on lui demandait comment il trouvait le temps de faire tout ça, il répondait : « Je dors beaucoup. » J’ai essayé d’appliquer sa recette. En pure perte !

PROUST ET LES PHOTOS

Proust aimait collectionner les photos. Il en demandait à ses proches, il en donnait volontiers de lui-même et bien des séquences fondamentales de la Recherche sont liées à une photo. Brassaï décrit Proust comme une sorte de photographe mental, considérant son propre corps comme une plaque ultra-sensible qui sut capter et emmagasiner dans sa jeunesse des milliers d’impressions et qui, parti à la recherche du temps perdu, consacra tout son temps à les développer et à les fixer, rendant ainsi visible l’image latente de toute sa vie, dans cette photographie gigantesque, dans ce film inouï, que constitue « À la recherche du temps perdu ».

Brassaï, dans « Marcel Proust sous l’emprise de la photographie », raconte comment à vingt-deux ans Marcel s’était épris d’un jeune éphèbe, Edgar Aubert, fils d’un magistrat genevois. Au dos de la photographie que lui donna Aubert, était inscrit en guise de dédicace : Look at my face; my name is Might Have Been. I am also called No More, Too Late, Farewell. Proust ignorait que ces mots étaient extraits d’un sonnet du peintre préraphaélite Dante Gabriel Rossetti. Ce sonnet avait pour titre : Stillborn Love. Il était prémonitoire. Quelques semaines plus tard, Edgar Aubert fut emporté par une appendicite aiguë.

450Cette dédicace accompagna et hanta Proust tout au long de son existence : ce qui aurait pu être et ce qui n’a pas été. Ce qui aurait pu être et ce qui n’a pas été, ce fut aussi le leitmotiv du narrateur pour Albertine. Albertine dont, dès lors qu’elle a disparu et qu’il entreprend de la faire rechercher, il montre une photo à son meilleur ami, Robert de Saint-Loup. Ce dernier reste figé de stupéfaction : « C’est ça la jeune fille que tu aimes ? » finit-il par lancer. Marcel essaie de deviner les pensées de Saint-Loup : « Comment c’est pour ça qu’il a pu se faire tant de bile, tant de chagrin, faire tant de folies ! », incapable de comprendre que ce que nous aimons est d’abord une création de notre imagination, ensuite l’enjeu d’une lutte à mort et enfin un être flou aux contours incertains, parfois interchangeables, qui a pour nom : Might Have Been.

Ce qu’il en demeure, on peut le scruter sur une photo. On peut également le réinventer en lisant Proust, car, après tout, qui sait si nous n’avons pas aimé Albertine plus que les êtres auxquels nous déclarions notre passion, car elle était encore plus irréelle, encore plus insaisissable et qu’elle au moins elle échappait au Temps ?

MOURIR À MINSK

Certains pays européens estiment le confinement inutile. C’est le cas de la Suède et de la Hollande qui le jugent préjudiciable à l’économie et dangereux pour la santé psychique de leurs habitants. D’une efficacité douteuse en outre puisque seule une immunité quasi générale de la population peut mettre hors de nuire le Coronavirus. Pourquoi pas ? La peur n’a jamais été une bonne conseillère et face à une pandémie mieux vaut peut-être se montrer fataliste et attendre qu’elle passe.

Cette position extrême a été choisie par la Biélorussie dont le Président, Alexandre Loukachenko, a proclamé non sans panache qu’il préférait mourir debout plutôt que vivre à genoux. Grand hockeyeur devant l’Éternel, il pense que le sport est le médicament le plus naturel avec la Vodka. Il se gausse de la psychose qui a même gagné son voisin russe. Il a décidé que les stades, les restaurants, les cinémas, les théâtres resteront ouverts. Quant aux malades, ils sont bien sûr accueillis à l’hôpital, mais on ne déplorerait jusqu’à présent qu’un mort. Sans doute a-t’il manqué de Vodka…

On peut juger cette politique ubuesque et irresponsable. Mais narguer la Faucheuse plutôt que de geindre et accepter des restrictions à la conduite de nos vies n’est pas pour me déplaire. Mourir à Minsk ou être intubé à Paris : pour le moi, le choix est vite fait. Et pour vous ?