Lorsque, enfant, je me promenais avec mon père, il m’enseignait que l’homme qui s’étudie ne s’analyse pas seulement : il se crée. Il me conseillait également de tenir mon journal intime, ce que je fis dès ma douzième année.
Plus tard, quand je lui soumis mes premiers essais littéraires où je tentais non sans maladresse, ni application, d’affirmer mon originalité, il se moqua doucement de moi : « Rien n’est plus commun que de se croire hors du commun, me dit-il. En fait, voyez-vous, les idées, même celles qui nous semblent être les plus personnelles, les plus originales, échappent au temps, comme si elles provenaient de quelque fond originel de l’âme, d’où s’élève l’esprit éphémère de l’être individuel. Ce n’est pas nous qui les faisons, ce sont elles qui nous font, comme une plante qui va porter des fleurs, donner des fruits et des graines, puis se faner et mourir. »
Il me tenait également sur les humains des propos qui, pour autant que je les comprenais, m’impressionnaient par leur caractère désabusé. Ma propre expérience devait m’apprendre qu’ils n’étaient que réalistes. « Si vous désirez une image de l’avenir, me disait-il sans jamais se départir de son sourire, imaginez une botte piétinant un visage…éternellement. »
En familier de Baltasar Graciàn, il me répétait volontiers qu’il n’y a pas grand-chose à faire dans ce monde, « sinon y patauger, tâchant de s’en tirer du mieux qu’on pourra.» Croyez-moi, les hommes vous feront peu de cadeaux, ajoutait-il. Si vous voulez avoir une vie, il vous faudra la voler.
À cette fin, il me mettait en garde contre les bons sentiments, alors que seules comptent l’âpreté au gain et la volonté de puissance. Il flairait d’ailleurs toujours une insolite probité d’esprit chez quiconque s’abstenait de professer des idées généreuses. Par dessus tout, il aimait citer son cher Marc-Aurèle : « Ce concombre est amer, jette-le ! Des ronces entravent le chemin, évite-les ! Ne demande pas : pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ? » À l’absurdité du réel, il refusait la niaiserie d’une explication.
Il m’invitait enfin à tout faire, à tout dire, à tout penser en homme qui peut sortir à l’instant de la vie. « Celui qui peut mourir, ne peut être contraint, ajoutait-il, c’est là notre seule liberté. » Il m’incitait également à apprendre à mourir avant de mourir. « Si vous ne vous entraînez pas à la mort, jamais vous ne pourrez acquérir la paix de l’esprit. » Quant au bonheur, il consistait, selon lui, à désirer ce que l’on possède déjà. À vrai dire, je ne lui ai jamais connu d’autre ambition que de régner sur lui-même. Sa mesure lui suffisait. La liberté n’était pas son but : elle était sa propriété.
Merveilleux article.
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Votre père vous a donné la liberté en cadeau : voleur de vie, quel programme !
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Jaccard père me semble très proche de Jaccard fils : un romantique délicieusement orgueilleux. Néanmoins je considère que votre papa était fort d’un atout que ni vous ni Cioran n’ont osé sortir de la manche : UN FILS ( je me suis auto-censuré en n’écrivant pas un manche , sans doute furieuse conséquence d’une éducation perturbée par un bref passage au sein d’un collège animé par des oratoriens ).
Amicalement.
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Le tout rehaussé par un élégant vouvoiement du père à son enfant.
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Quel éloge du père!
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