SEXE, FÉMINISME ET PHILOSOPHIE

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Quand le sexe devient mou, la morale devient rigide.

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En s’extirpant avec peine de son fauteuil, cet ami me confia : « Me voici arrivé à l’âge où les raideurs se déplacent ».

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Beaucoup d’hommes le pensent, mais rares sont ceux qui l’avouent à la femme de leur vie : « Aime-moi éternellement, mais ne sois pas triste si je te trompe trois fois par jour. »

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Un dessin humoristique composé de deux vignettes juxtaposées montre un homme et une femme devant un grand miroir en pied. Tous deux sont d’apparence physique très banale. Dans un phylactère, le caricaturiste a représenté la manière dont ils se voient : la femme grosse, vieille et moche. L’homme comme un intermédiaire entre James Stewart et George Clooney. C’est une image assez réaliste, tragiquement réaliste, de la vision étonnamment irréaliste que les hommes et les femmes se font souvent, respectivement, d’elles-mêmes et d’eux-mêmes. Le shopping a encore de beaux jours devant lui. On comprend que ce soit l’activité préférée des femmes, après les soins accordés à leur corps et bien avant le sexe.

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Camille Paglia m’assure qu’il n’y a pas de Mozart féminin, car il n’y a pas de Jack l’Éventreur féminin. En revanche, il y a trop d’empoisonneuses au propre et au figuré. Elles se désignent comme féministes. D’éternelles victimes qui n’auront de cesse de prendre une revanche qui leur semblera toujours bien pâle par rapport aux préjudices qu’elles ont subi.

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Peut-on encore écrire que le sexe des jeunes filles, c’est leur petite monnaie ?

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Cioran disait volontiers que sans la fausseté absolue du sexe faible, il ne se serait pas humilié à chanter le ciel. Comprenne qui pourra !

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L’éternel quiproquo entre les femmes et les hommes : les unes veulent des lendemains sans aventure, les autres des aventures sans lendemain

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« L’erreur est humaine » se dit en japonais : les singes eux-mêmes tombent parfois des arbres.

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Quand la philosophie acquière une quelconque autorité, elle meurt.

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« Ne lire que du latin et du grec pendant quelque temps est la seule façon de désinfecter son âme », me dit cet ami. Bien vu, mais hélas trop tard pour moi : il ne me reste que des Schlager des années soixante pour remédier à l’écœurement du présent et quelques films. Le préféré de Kirk Douglas était : « Seuls sont les indomptés ». C’est aussi le mien.

ISHIKAWA TAKABOKU ET MON COLT SMITH AND WESSON

Hier soir, une jeune Japonaise – quand j’écris « jeune », ce n’est pas quinze ans, mais vingt – est passée chez moi. Je lui ai proposé de partager mon modeste dîner : des patates douces et du rosbif. Ravie, elle a accepté. Et, divine surprise, sans que je le lui demande, elle a aussitôt fait la vaisselle qui traînait et préparé la table. Quelle Française aurait eu cette délicatesse ? Elle m’avait également apporté des gâteaux japonais. Quand elle a remarqué que j’étais fatigué et on l’est vite à soixante-dix-neuf ans, elle s’est éclipsée et, à peine de retour chez elle, m’a envoyé un mail dont je retranscris la dernière phrase : «  I can’t wait to see you next Time. » Ce n’est sans doute pas vrai, mais cela réchauffe le cœur. Elle se nomme Yuzuki Fujimoto – Dieu que j’aime la sonorité de ces noms japonais. Elle est inscrite à Sciences Po. Je l’avais draguée à un arrêt de bus.
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En me réveillant ce matin – une très bonne nuit pour une fois – je songeais que je m’étais trompé de pays : c’est au Japon que j’aurais dû vivre. Yuzuki a été très surprise de trouver côte à côte sur mon bureau ( et ce n’était pas une mise en scène préparée ) les poèmes d’Ishikawa Takuboku « Ceux que l’on oublie difficilement » en version bilingue et mon colt Smith and Wesson. Je l’ai rassurée en lui disant que chaque Suisse devait avoir une arme chez lui. Elle l’a pris précautionneusement entre ses doigts et mes pensées se sont envolées ailleurs….où j’ai retrouvé ce poème d’Ishikawa :

 

 

 

Trop tôt les douceurs de l’amour
Les tristesses je les ai connues
J’ai vieilli trop tôt

 

Dans un autre registre, ce mail de mon ami et traducteur mexicain, Guillermo de la Mora. Il me fait remarquer que je suis né au milieu de la Deuxième Guerre mondiale, un fait d’importance capitale pour lui. Il ajoute : « Les jeunes n’ont pas connu la guerre et cela les rend facilement stupides. En temps de paix, il faut trouver une bataille en soi pour se connaître, sinon on ne fait que déambuler sur terre comme du bétail. » Je comprends qu’il prenne plaisir à me traduire…

L’AUTORITÉ DU DÉTAIL MESQUIN

Cioran rappelait cette promenade avec une amie qui affirmait doctement que le « divin » était présent en chaque créature. L’écrivain désigne alors du doigt une mégère insupportablement vulgaire : « Dans celle-là aussi ? » Elle ne sait que répondre, tant il est vrai que la théologie et la métaphysique abdiquent devant l’autorité du détail mesquin.
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J’approuve totalement Caraco lorsqu’il écrit que la plupart des hommes feraient mieux de se couper la gorge plutôt que de languir à la surface d’eux-mêmes.
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Ce que j’ai de commun avec Albert Caraco, outre mon athéisme et ma misogynie, c’est le plaisir que je je prends à froidement scandaliser mes lecteurs, non pour qu’ils se hérissent, mais pour qu’ils se réveillent.
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Quand s’arrête une psychanalyse ? La réponse la plus cynique qui a cours chez les psys : « Quand le patient est ruiné »
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Trois vacheries justifiées :
  1. Henry de Montherlant disant de Paul Claudel que c’est du music-hall pour archevêques…
  2. Paul Morand à propos de Jean d’Ormesson : comment peut-on être aussi niais et avoir dix agrégations et deux licences ? Cet esprit fin et distingué tombe dans le Guy des Cars et le Peyrefitte.
  3. Marguerite Yourcenar disait de Marguerite Duras qu’une chose qu’elle ne lui pardonnera jamais, c’est son titre : « Hiroshima, mon amour ». Elle ajoutait : « Hiroshima, j’y suis allée. Effrayant. Comme si après avoir été à Auschwitz, on écrivait : «  Auschwitz, mon petit chou… »
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Un ami écrivain ( de ma génération ) me raconte qu’il a voulu écrire un article sur un livre dont il estimait qu’il n’était pas reconnu à sa juste valeur. Une fois achevé, il le donne à lire à sa femme qui s’exclame : « Mais tu l’as déjà écrit il y a deux ans. » Il vérifie. Au mot près, c’est exactement le même. Ce qui confirme le mot de Proust : «  Dans la première partie de sa vie, l ‘écrivain plagie. Dans la seconde, il s’auto-plagie. » Nous en sommes tous là.
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J’évite d’écrire mon autobiographie : elle révélerait que tout va bien, sauf ma mémoire.

AU CAFÉ SCHOPENHAUER : LE LIVRE…

D’une nuit de Noël solitaire aux souvenirs de Vienne avant l’Anschluss, ce Café Schopenhauer est une conversation aussi forte et entêtante qu’un double ristretto comme les aime son auteur. On y apprendra en quoi C. Jérôme est l’incarnation la plus parfaite de l’âme japonaise, ce qu’ont en commun les patates douces et les pompes funèbres. On bavarde avec Cioran, avec Gabriel Matzneff le Maudit, avec Peter Handke, avec des fantômes croisés dans les rayons du Bon Marché ou entre les tombes de cimetières oubliés. Il y a Atma, le chien du célèbre Arthur. Il y a des femmes endormies et vénéneuses. Une dernière dose de pessimisme élégant prescrite par Roland Jaccard, docteur en désespoir moqueur.

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Disponible en version numérique et papier, édition indépendante, en suivant ce lien

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BELA LUGOSI, LE MAÎTRE DES TÉNÈBRES

J’avais joué aux échecs toute l’après-midi. De retour chez moi, j’ouvre un livre déposé devant ma porte. Il s’intitule sobrement : « Bela Lugosi ». Je l’ouvre au hasard et j’apprends que Boris Karloff, alias Frankenstein, et Bela Lugosi, alias Dracula, s’affronteront aux échecs pour la première fois en 1933. Une souche de bois brûle dans la cheminée. Bela et Boris jouent entre eux le droit de disséquer le corps d’une femme qui se trouve dans la pièce d’à côté, hypnotisée et étendue nue sur une table d’opération. « Échec et mat » , siffle Lugosi. On savait vivre en ce temps-là à Hollywood.

Plus surprenant encore, quand Bela Lugosi meurt le 16 juin 1956, il prononce ses mots qui scellent son existence tout entière : « Je suis le comte Dracula, je suis le roi des vampires, je suis immortel. » On raconte que l’acteur Peter Lorre s’était présenté devant la dépouille de Lugosi avec l’intention ( pieuse dans le fond ) de lui planter un pieu de bois dans la poitrine. Boris Karloff, qui l’accompagnait, l’en a dissuadé. Pendant que les deux hommes s’éloignaient collés l’un contre l’autre, un événement surprenant se produisit : une gigantesque chauve-souris noire les suivait de son vol silencieux et feutré. Quand ils ouvrirent la porte qui donnait sur la rue, ils virent l’animal s’empresser de fuir vers le ciel où le soleil était sur le point de se coucher.

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Se souviendrait-on de Bela Lugosi si Tod Browning, arrivé relativement tard à Hollywood, ne lui avait pas confié le rôle de Dracula ? Un drôle de type ce Tod Browning qui avait exercé la profession de clown avant de réaliser un chef-d’œuvre absolu : «  Freaks » en 1932 dans lequel il réunit ses monstrueux collègues d’antan. Le soir, après le travail, il prenait son automobile et disparaissait. Personne ne savait où il habitait. Personne ne lui connaissait de famille. Il tournera avec Lon Chaney, l’homme aux mille visages, qui était pour lui la référence suprême. Avec Bela Lugosi, il trouvera un digne successeur à Chaney : « Dracula » ( 1931 ) et « La marque du vampire » ( 1935 ) demeurent gravés dans la mémoire de tout cinéphile conséquent. En août 1944, les journaux annoncent la mort de Tod Browning. Mais en mars 1953, sa présence est signalée à Malibu. Où est Browning aujourd’hui ? Où est Bela Lugosi , l’immortel Dracula ? Nul n’est en mesure de le dire : les vampires ne meurent jamais. Peut-être joue-t’il aux échecs avec Max Schreck qui fut l’inoubliable Nosferatu dans le film de Murnau.

Un écrivain italien, Edgardo Franzosini, mène l’enquête avec un flair infaillible : il sait tout sur les vampires et cite même l’historien romain, Pline l’Ancien, qui raconte que les malades atteints d’épilepsie accouraient boire le sang des gladiateurs qui venaient d’être tués dans l’arène. Il précise également que Bela se maria quatre fois, certains de ses mariages ne durant guère plus de trois jours : il est dur de vivre avec un vampire. Je n’ai pas précisé que Bela Lugosi était hongrois, mais le lecteur l’aura deviné. Peut-être est-ce là qu’avec un peu de chance une gracieuse personne à l’imagination macabre aura quelque chance de le retrouver….

« Bela Lugosi » d’Edgardo Franzosini. Traduction de l’italien par Thierry Gillyboeuf. Éd. la Baconnière.

MATZNEFF, MISHIMA ET MONTHERLANT

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La France n’aura pas son Mishima. Matzneff aurait pu jouer ce rôle. Son allure l’y prédisposait. Sa morgue également. Avec un peu plus cran, il nous aurait offert avec son ami Giudicelli le spectacle d’une mort glorieuse, indifférente aux calomnies et bassesses de toutes sortes. Un seppuku qui lui aurait assuré une gloire durable, celle-là même à laquelle il a toujours aspiré.

Faute de panache, il geint dans un palace de la Riviera italienne, souffre d’être lâché par les mondains qu’il fréquentait et humilié par la « prunelle de ses yeux », Vanessa Springora, qui lui a donné le coup de grâce en étalant sur la place publique ses caprices sexuels qui, il y a bien longtemps le rendaient enviables et qui aujourd’hui le déshonorent. « O tempora ! O mores »…

Mais c’est lui qui s’accroche à la vie, comme un agonisant à la queue d’un serpent, lui l’ auteur du Suicide chez les Romains, un de ses meilleurs textes repris dans Le Défi. Lui qui fut si proche d’Henri de Montherlant, son maître, qui fit preuve d’héroïsme quand il estima l’heure venue de tirer sa révérence. Il se tira une balle dans la tête et pour être certain de ne pas se rater se mit une une corde autour du cou. Matzneff dispersa ses cendres à Rome.

Évidemment, me rétorquera-t’on, nous comprenons votre déception. Mais n’est-ce pas à vous qui formulez des reproches aussi injustifiés – vous n’êtes pas dans sa peau – de donner l’exemple ? Vous n’avez plus rien à prouver, plus rien à perdre. N’attendez pas des autres une force d’âme qui vous fait défaut.

Je le reconnais volontiers : je suis minable – et sans doute plus que lui – de n’avoir pas suivi l’exemple de mon père. Une voix me souffle : il est encore temps. Mais je me bouche les oreilles. Reprocher à autrui ce que l’on est soi-même incapable de faire, je n’en suis pas fier. Mais je ne désespère pas d’y parvenir. Gabriel Matzneff sans doute aussi. Il faut bien se fixer des buts dans l’existence : la quitter avec panache est mon ultime ambition.

À QUOI BON ÉCRIRE ?

Un suicide vaut tous les livres. Qu’est-ce que j’attends ?

Je me demande souvent pourquoi j’écris : pour y voir plus clair en moi ? Par vanité ? C’est une activité d’un si maigre rapport qu’elle sera bientôt délaissée par à peu près tout le monde, à l’exception de quelques tarés et ratés qui se contempleront voluptueusement dans un miroir en éprouvant l’étrange sensation d’être les seuls à posséder le pouvoir d’exprimer ce que plus personne ne veut entendre. Parfois, ils imaginent être les prophètes de l’auto-anéantissement de l’espèce, tout au moins sur le plan spirituel, et ce n’est pas moi qui les contredirai. Au mieux, même s’ils ont tout échoué, ils ont la certitude d’être demeurés fidèles à leurs idéaux, ce qui est déjà un sacré exploit dans cet univers de zombies.

Adolescent, je voulais écrire une histoire du pessimisme qui déboucherait sur une proposition de suicide universel. J’étais imprégné de Schopenhauer. Je le suis encore : je n’ai pas avancé d’un pouce. Ce qui m’a détourné de ce projet excessif, ce furent les nymphettes. Et je me souviens encore de la publicité pour le film de Henry Zaphiratos, Les nymphettes  (il date de 1960) : elles agacent, elles séduisent , elles ensorcellent…« Fleurs du Mal, diable au corps », me rappelle un ami qui a conservé le numéro de Cinémonde qui le portait au pinacle. Je m’essayais alors bien maladroitement à la critique de cinéma pour le quotidien du Parti socialiste lausannois Le Peuple.

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« A girl and a gun » : c’était quand même plus excitant que les films tournés aujourd’hui par des femmes pour larmoyer sur leur condition victimaire. Je suis affligé quand je lis dans Madame Le Figaro un article en forme de manifeste soutenant que face à un regard masculin hégémonique s’impose petit à petit un regard féminin qui bouscule les normes et les fantasmes. Ce cinéma sera bien sûr au service de l’égalité et de la diversité. Je crois qu’il est temps que je me remette à mon histoire du pessimisme, histoire de saboter l’empire du bien (la seule mission qui vaille pour un écrivain) et que je revoie les films de Joël Séria (Mais ne nous délivrez pas du mal ou Les galettes de Pont-Aven) dont Ludovic Maubreuil dit que selon le néo-féminisme punitif actuel ils ont largement contribué à la culture du viol. Même le sublime film de François Truffaut L’homme qui aimait les femmes sera bientôt suspect. Conclusion de Ludovic Maubreuil : pour notre époque de normalisation autoritaire, c’est à tous les sens du terme un cinéma inacceptable. J’ose espérer que mes chroniques sont, elles aussi, inacceptables. C’est sans doute leur seul mérite.

LES POISONS DU DOCTEUR JACCARD

Fin de vie difficile : humilié par une petite garce de vingt ans qui n’en fait qu’à sa tête. Harcelé pour être « l’ami du violeur », en l’occurrence Gabriel Matzneff. Des livres qui ne se vendent plus, publiés par un éditeur jugé «  infréquentable ». Une lassitude à m’auto-plagier dans un nihilisme confortable. Un cancer de la prostate et des dents qui me réservent tous les mois de délicieuses surprises – heureusement, il ne m’en reste plus beaucoup. Au moins, je ne mourrai pas dans la dèche, simplement conforté dans mon dégoût de l’existence. La cupidité des uns, la perfidie des autres – je pense à l’espionne turque – sans oublier les amis ( Clément Rosset, Dominique Noguez…) qui meurent les uns après les autres : autant de raisons de prendre la tangente !

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Mais, comme me l’écrit ce cher Alain Bonnand, « trop tard pour te suicider, Roland. Tu feras ça dans une autre vie. Celle-ci, il faut la souffrir jusqu’au bout. Passé l’écœurement, tu y trouveras du plaisir. » Je me demande bien lequel à quatre-vingt ans. Alain ajoute ironiquement : le spectacle aujourd’hui est grandiose ! Et plus besoin d’aller de l’autre côté pour connaître le néant à venir. Malheureux Debord et Muray, morts trop tôt, qui avaient tout deviné et n’auront rien vu.

Rien à ajouter. Ou plutôt si : ce fragment d’une lettre de Patrice Jean qui m’écrit avoir lu avec un grand plaisir ( morbide ) ma « Confession d’un gentil garçon ». Puis, ajoute-t-il, je l’ai rangé avec les autres poisons du Docteur Jaccard : il doit manquer à ma collection deux ou trois boîtes. Vous allez directement à l’essentiel. C’est pourquoi, malgré la cruauté des propos, la lecture en est apaisante, pour ne pas dire fortifiante.

Je m’arrête là pour ne pas étaler ma vanité…mais que serait la littérature sans elle ? Et aussi parce que la femme de ménage vient d’arriver et qu’elle s’apprête à passer l’aspirateur. Quelle bénédiction ce serait si elle m’aspirait pour l’éternité…

 

LA VÉRITÉ SUR L’AMOUR

Dites-moi la vérité sur l’amour, ai-je un jour demandé à Cioran.

Il m’a répondu en riant qu’il y avait réfléchi avec une intransigeance au moins aussi grande que celle de l’Ecclésiaste. Et je suis arrivé à la conclusion éphémère, a-t-il ajouté, que l’amour est notre suprême effort pour ne pas franchir le seuil de l’inanité…une façon un peu lâche de repousser notre chute dans l’absence finale à laquelle nous sommes tous voués.
Dans le fond, j’étais d’accord avec lui : la femme n’a d’autre utilité que de reculer le moment où nous glisserons vers l’abîme. Son charme nous retient, surtout si nous ne la possédons pas encore. Ce qu’elle promet n’est jamais à la hauteur de ce qu’elle offre, mais l’expérience nous enseigne à nous en contenter. Pour Adam, comme pour nous tous, Ève est le plus long chemin vers la mort. « Encore que parfois, elle nous y précipite », ai-je ajouté . Cioran me regarda moqueur et conclut : « Je doute que ce soit votre cas. Avec votre atavisme viennois, je vous rangerai plutôt dans la catégorie des serial lovers, voila qui vous promet une longue vie…mais est-ce bien souhaitable ? »
De notre conversation, je retins encore ce mot : « Pour celui qui ne sait plus se réjouir naïvement d’une banalité – et qu’y a-t-il de plus banal que la quête de l’âme sœur – la vie perd toute saveur. Il avait pressenti que seules les banalités m’attiraient. Devenir profond, à force d’être superficiel : je ne m’étais jamais fixé d’autre objectif.
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« Le devoir d’un homme seul est d’être encore plus seul », écrivait Cioran à vingt-cinq ans. C’est le genre de pensée qu’on est fier d’exprimer à cet âge. Mais à moins de finir avec une camisole de force ou dans un couvent , toutes les formes de mondanités, y compris et surtout les pires, nous permettent d’échapper à nous-mêmes. Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie. Et nul n’était plus entouré que Cioran.
En revanche, il a émis une hypothèse que même un incroyant pourrait reprendre à son compte, à savoir que la création du monde n’a d’autre explication que la peur de la solitude de Dieu. Nous ne sommes que des pauvres clowns de l’Absolu qui lui offrons nos drames pour le distraire et le sortir de son ennui. Nous faisons de même avec nos semblables, sans jamais y parvenir d’ailleurs. À défaut de tuer le remps, c’est lui qui nous assassine … et la même comédie recommence sous le regard tantôt narquois, tantôt désolé de l’Être Suprême. Il arrive d’ailleurs, plus souvent que nous ne l’imaginons, de nous prendre pour Lui. Nos amours ratées sont autant de formes d’humiliations qui nous remettent sur le droit chemin : celui de notre inexorable dégradation.

COMMENT LA SOCIÉTÉ FABRIQUE DES PARIAS : GABRIEL MATZNEFF ET OLIVIER MATHIEU

Gabriel Matzneff a enfin obtenu ce à quoi il aspirait depuis sa jeunesse : une gloire internationale, certes pas sous la forme qu’il désirait. Poursuivi pour pédophilie, harcelé, menacé de mort, il incarne dorénavant la figure de l’écrivain maudit dans la lignée d’Oscar Wilde. Il a suffi d’un livre d’une femme qui racontait comment il avait abusé d’elle quand elle était encore adolescente pour que Matzneff adulé par le Tout-Paris littéraire et mondain devienne un monstre qui non content de jouer à l’amoureux transi avouait benoîtement prendre du plaisir au tourisme sexuel. Manille était son point de chute. Il le narrait dans ses journaux intimes et dans ses romans avec une gourmandise malicieuse. Qui aurait songé au siècle passé à s’en offusquer : il était beau, élégant et fin lettré. Politiquement inclassable et orthodoxe de surcroît. Il pensait qu’il construisait sa propre statue en défiant les bonnes mœurs et en choquant les pisse-froids.

Et soudain, le vent a tourné : l’enfant était devenu le nouveau symbole du sacré auquel il ne fallait surtout pas toucher. Toute la vie sociale se structurant autour de lui, la pédophilie devenait le nouveau tabou et Gabriel Matzneff le bouc-émissaire idéal. Il ne lui restait plus qu’à se réfugier en Italie, près de San Remo, dans un palace, son goût du luxe et du faste l’ayant toujours emporté sur le reste. Il était devenu Éric Von Stroheim dans «  Folie de femmes», film qui révélait son âme, tout au moins se plaisait-il à le répéter. À quatre-vingt-trois ans, lui qui était à peu près oublié et proche de la mort, ressuscitait. Il en éprouvait une secrète satisfaction et ne répugnait pas à répondre aux journalistes venus de pays où il était totalement inconnu pour répondre aux accusations qui fusaient. Il était enfin parvenu à transformer sa vie en destin. Grâce à Vanessa Springora qui, à partir de quasiment rien, c’est-à-dire un gros chagrin d’amour comme en connaissent toutes les adolescentes, avait braqué les projecteurs de l’actualité, trente cinq après leur liaison, sur l’homme qui l’avait trahi. Se doutait – elle qu’elle lui faisait le plus cadeau qu’il convoitait depuis si longtemps : la gloire ? Elle-même en tira un profit auquel elle ne s’attendait peut-être pas. À moins que comme dans un film de David Mamet ou de Joseph L. Mankiewicz, ce ne soit un coup monté….auquel cas, chapeau l’artiste ! Hypothèse peu probable, mais qui pourrait donner lieu à un film d’un cynisme réjouissant.

Évidemment, le modèle du livre de Vanessa Springora est celui de Flavie Flament accusant David Hamilton, photographe apprécié dans le monde entier, de l’avoir violée. Peu après, David Hamilton, quatre-vingt-trois ans lui aussi, se suicidait. Ou était assassiné. Olivier Mathieu a enquêté patiemment sur cette mort étrange et sur le blog de David Hamilton nous livre ses conclusions. Mais qui est Olivier Mathieu ? Un écrivain devenu lui aussi un paria, non pour des questions de mœurs, mais pour avoir été dans sa lointaine jeunesse un négationniste le proclamant par goût du scandale dans une émission de Dechavanne. C’est la plus grosse connerie qu’il ait commise et qu’on ne lui a jamais pardonnée. Il est vrai qu’être négationniste est doublement inacceptable : d’abord par rapport aux six millions de juifs exterminés et ensuite même pour les nazis qui estimaient que c’était leur principal titre de gloire. Olivier Mathieu s’en est rendu compte trop tard et même s’il a publié par la suite d’excellents livres où il se repentait, il fut totalement effacé de toute vie sociale, vivant dans un taudis en Italie, lui aussi, et se nourrissant avec les migrants de la charité publique. Même dans l’opprobre générale, mieux vaut être riche, mondain et bien entouré que condamné à perpétuité à l’anonymat et à la misère. Benjamin Constant avait coutume de dire que «  les circonstances ne sont rien et que le caractère est tout. » Les destins croisés de Gabriel Matzneff et d’Olivier Mathieu le contredisent. S’ils sont intéressants à étudier, quel que soit le jugement qu’on porte sur leurs œuvres, c’est qu’ils en disent long sur la manière dont la société façonne selon l’époque ses boucs-émissaires. Nous avons là deux cas de figure, deux parias dont l’un s’en sort plutôt bien et dont l’autre ne sortira, même par miracle, jamais de sa léproserie. Sans doute est-ce injuste, mais nous savons tous que «  vie » et « injustice » sont synonymes. Les livres de Gabriel Matzneff ont été honteusement retirés des librairies et des catalogues de ses éditeurs. Ceux d’Olivier Mathieu sont difficiles à trouver. À titre personnel, je vous les recommande, notamment « C’est David Hamilton qu’on assassine » et « Une dernière leçon de mon école ». Quant à son blog, il vaut vraiment le détour.

https://defensededavidhamiltonblog.wordpress.com/