Gabriel Matzneff a enfin obtenu ce à quoi il aspirait depuis sa jeunesse : une gloire internationale, certes pas sous la forme qu’il désirait. Poursuivi pour pédophilie, harcelé, menacé de mort, il incarne dorénavant la figure de l’écrivain maudit dans la lignée d’Oscar Wilde. Il a suffi d’un livre d’une femme qui racontait comment il avait abusé d’elle quand elle était encore adolescente pour que Matzneff adulé par le Tout-Paris littéraire et mondain devienne un monstre qui non content de jouer à l’amoureux transi avouait benoîtement prendre du plaisir au tourisme sexuel. Manille était son point de chute. Il le narrait dans ses journaux intimes et dans ses romans avec une gourmandise malicieuse. Qui aurait songé au siècle passé à s’en offusquer : il était beau, élégant et fin lettré. Politiquement inclassable et orthodoxe de surcroît. Il pensait qu’il construisait sa propre statue en défiant les bonnes mœurs et en choquant les pisse-froids.

Et soudain, le vent a tourné : l’enfant était devenu le nouveau symbole du sacré auquel il ne fallait surtout pas toucher. Toute la vie sociale se structurant autour de lui, la pédophilie devenait le nouveau tabou et Gabriel Matzneff le bouc-émissaire idéal. Il ne lui restait plus qu’à se réfugier en Italie, près de San Remo, dans un palace, son goût du luxe et du faste l’ayant toujours emporté sur le reste. Il était devenu Éric Von Stroheim dans « Folie de femmes», film qui révélait son âme, tout au moins se plaisait-il à le répéter. À quatre-vingt-trois ans, lui qui était à peu près oublié et proche de la mort, ressuscitait. Il en éprouvait une secrète satisfaction et ne répugnait pas à répondre aux journalistes venus de pays où il était totalement inconnu pour répondre aux accusations qui fusaient. Il était enfin parvenu à transformer sa vie en destin. Grâce à Vanessa Springora qui, à partir de quasiment rien, c’est-à-dire un gros chagrin d’amour comme en connaissent toutes les adolescentes, avait braqué les projecteurs de l’actualité, trente cinq après leur liaison, sur l’homme qui l’avait trahi. Se doutait – elle qu’elle lui faisait le plus cadeau qu’il convoitait depuis si longtemps : la gloire ? Elle-même en tira un profit auquel elle ne s’attendait peut-être pas. À moins que comme dans un film de David Mamet ou de Joseph L. Mankiewicz, ce ne soit un coup monté….auquel cas, chapeau l’artiste ! Hypothèse peu probable, mais qui pourrait donner lieu à un film d’un cynisme réjouissant.

Évidemment, le modèle du livre de Vanessa Springora est celui de Flavie Flament accusant David Hamilton, photographe apprécié dans le monde entier, de l’avoir violée. Peu après, David Hamilton, quatre-vingt-trois ans lui aussi, se suicidait. Ou était assassiné. Olivier Mathieu a enquêté patiemment sur cette mort étrange et sur le blog de David Hamilton nous livre ses conclusions. Mais qui est Olivier Mathieu ? Un écrivain devenu lui aussi un paria, non pour des questions de mœurs, mais pour avoir été dans sa lointaine jeunesse un négationniste le proclamant par goût du scandale dans une émission de Dechavanne. C’est la plus grosse connerie qu’il ait commise et qu’on ne lui a jamais pardonnée. Il est vrai qu’être négationniste est doublement inacceptable : d’abord par rapport aux six millions de juifs exterminés et ensuite même pour les nazis qui estimaient que c’était leur principal titre de gloire. Olivier Mathieu s’en est rendu compte trop tard et même s’il a publié par la suite d’excellents livres où il se repentait, il fut totalement effacé de toute vie sociale, vivant dans un taudis en Italie, lui aussi, et se nourrissant avec les migrants de la charité publique. Même dans l’opprobre générale, mieux vaut être riche, mondain et bien entouré que condamné à perpétuité à l’anonymat et à la misère. Benjamin Constant avait coutume de dire que « les circonstances ne sont rien et que le caractère est tout. » Les destins croisés de Gabriel Matzneff et d’Olivier Mathieu le contredisent. S’ils sont intéressants à étudier, quel que soit le jugement qu’on porte sur leurs œuvres, c’est qu’ils en disent long sur la manière dont la société façonne selon l’époque ses boucs-émissaires. Nous avons là deux cas de figure, deux parias dont l’un s’en sort plutôt bien et dont l’autre ne sortira, même par miracle, jamais de sa léproserie. Sans doute est-ce injuste, mais nous savons tous que « vie » et « injustice » sont synonymes. Les livres de Gabriel Matzneff ont été honteusement retirés des librairies et des catalogues de ses éditeurs. Ceux d’Olivier Mathieu sont difficiles à trouver. À titre personnel, je vous les recommande, notamment « C’est David Hamilton qu’on assassine » et « Une dernière leçon de mon école ». Quant à son blog, il vaut vraiment le détour.
https://defensededavidhamiltonblog.wordpress.com/