LANZMANN, LACAN, LIFTON …

À L’Écume des Pages, librairie qui jouxte le café de Flore, je rencontre Claude Lanzmann. Je saisis l’occasion pour lui demander s’il avait lu en son temps l’ouvrage, à mes yeux décisif, de Robert Jay Lifton, sur les médecins nazis. Il me répond : « Non. Je n’avais pas le temps de tout lire. »

Lacan, lui, avait rencontré Lifton en 1975 et lui avait d’emblée dit : « Je suis liftonien« . Il connaissait les travaux de ce psychiatre américain sur les meurtres de masse et l’enquête qu’il avait menée sur ceux qui en furent à la fois la caution et les exécutants, à savoir les médecins allemands.

Leur rôle dans les camps ne se bornait pas à des expérimentations sur les détenus utilisés comme cobayes. Non, c’était à eux qu’il revenait de procéder, le long des quais, lors de l’arrivée des Juifs, à la sélection, triant ceux qu’ils enverraient directement vers les chambres à gaz.

« Comment ces médecins sont-ils devenus des meurtriers ?« , s’est demandé Robert Jay Lifton. Et, sous couvert d’une recherche en psychopathologie, patronnée par l’Institut Max Plank, il a rencontré ses collègues allemands et les a fait parler, passant au minimum quatre heures avec eux et, parfois, plusieurs journées.

Le meurtre médicalisé dans les camps fut une aubaine pour les dirigeants nazis : il permit de remédier aux graves problèmes psychologiques dont étaient victimes les soldats des Einsaztgruppen qui, jusque là, et notamment en Europe de l’Est, tiraient sur les Juifs à bout portant. Beaucoup se suicidaient ou devenaient fous. À l’automne 1941, un des principaux généraux des Einsatzgruppen, Erich von dem Bach-Zelewski, sidéra Himmler en lui déclarant après qu’ils eurent assisté à l’exécution d’une centaine de Juifs : « Regardez les yeux des hommes de ce commando ! Ils sont foutus pour le reste de leur vie. Quel genre de disciples sommes-nous en train de former ? Des névrosés ou des sauvages ! »

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Dès lors, c’est aux médecins – pas nécessairement nazis ou antisémites – que fut confiée la tâche d’exterminer – au nom de la santé du peuple allemand – les appendices gangréneux  de « la seule race vraiment créatrice de culture », comme disait Hitler. Le meurtre de masse devint un impératif catégorique.

On oublie trop facilement que l’État nazi était une « biocratie » ayant pour fin la purification et le salut de la race aryenne. Les généticiens, les anthropologues et les théoriciens du racisme en furent les grands prêtres et les médecins les exécutants.

« Nous pouvons dire, écrit Lifton, que le médecin qui attendait sur le quai était une espèce de point oméga, un portier mythique entre le monde des morts et celui des vivants, une synthèse finale de la vision nazie de la thérapie à travers le meurtre collectif. » Ce que corrobore cette remarque d’un rescapé : « Auschwitz ressemblait à une opération médicale : le programme d’extermination était dirigé du début jusqu’à la fin par des médecins. »
En 1986, j’ai eu le privilège d’éditer le livre d’un psychanalyste américain, Stuart Schneiderman, qui relate la rencontre entre Robert Jay Lifton et Jacques Lacan. Sur un mode plus comique, il parle également de la soirée que passèrent ensemble Lacan et Roman Polanski dans un grand restaurant parisien. On comprend mieux, après l’avoir lu, la fâcheuse réputation qu’avait Lacan d’être terriblement grossier en public. Le livre de Schneiderman s’intitule Jacques Lacan, maître Zen ? Il est introuvable, tout comme celui de Robert Jay Lifton. Si cette chronique permettait à deux ou trois vrais lecteurs d’en prendre connaissance, elle n’aurait pas été vaine.

Un dernier point assez troublant et souvent passé sous silence : la très forte hostilité des Français vis-à-vis de l’armée américaine qui les avait libérés de l’Occupation nazie. Stuart Schneiderman qui a vécu en France et a été analysé par Lacan, a tenté de comprendre ce changement d’attitude. Il note également que Lacan, en s’opposant à la psychanalyse américaine, collait parfaitement à la ligne politique française de l’époque.

 

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3 réflexions sur “LANZMANN, LACAN, LIFTON …

  1. Excellent médecin, ce cher Radovan ! Aucun de ses patients ne s’est jamais plaint.
    Tous ceux qui ont fréquenté des médecins savent qu’ils sont extrêmement imbus d’eux-mêmes et d’un cynisme à toute épreuve. Disséquer, farfouiller dans les trippes et les boyaux de cadavres, à peine sorti de l’adolescence n’est pas sans laisser des traces. On en vient vite à réduire l’homme à sa seule enveloppe corporelle, amas de chair, d’os et de sang.
    Les French Doctors sont des nazis en puissance !

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  2. Pas si introuvables que cela les livres en question. Je me demande d’ailleurs si Olivier Guez en parle dans son roman sur Mengel, ou s’il les cite dans ses interviews.

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