Imaginons Fernando Pessoa se promenant dans les rues de Lisbonne, comme il en a l’habitude. Imaginons que nous sommes fin février. L’homme aux multiples hétéronymes est aisément reconnaissable avec son chapeau sur la tête et ses lunettes fines sur le nez. Mais si les passants qu’il croise, savent qui il est, lui le sait-il ? Certes, il éprouve fatigue et lassitude. Mais ce qu’il peine à comprendre, c’est pourquoi il se sent séparé du monde extérieur. Pourquoi il ne cesse d’éprouver le vide de sa propre existence. Il s’interroge : n’y aurait-il pas une « erreur métaphysique » sur sa personne ? Certes, il a des perceptions, mais elles ne lui donnent accès ni à la réalité du monde extérieur, ni à la réalité de sa propre existence. Il se vit comme une monade en surnombre, pour parler comme Leibniz. Et il se plonge dans la lecture d’Henri-Frédéric Amiel comme dans celle d’un frère en déréliction. Il écrit dans Le Livre de l’Intranquillité : « Entre la vie et moi, une vitre mince. J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher.«
Comme l’écrit David Lapoujade dans son essai sur Les Existences moindres (Éditions de Minuit), Pessoa est pour ainsi dire privé de la possibilité d’exister, alors même qu’il doit supporter le poids de l’existence. S’il y a une erreur métaphysique ou clinique, diraient les psychiatres, c’est parce que le monde créé par Dieu ou Satan n’a accordé aucune place à cette monade flottante, rêveuse, inactive, sans connexion avec le monde réel. C’est ce que j’ai désigné dans un essai lointain sous le terme d’exil intérieur.
Se pose alors la question de savoir s’il n’y a pas des circonstances où ces « existences moindres » deviennent plus réelles au sens où elles gagnent en force, en extension, en consistance. Par exemple, un amour qui s’intensifie, une douleur qui augmente, un projet qui se réalise, la publication d’un roman, l’exécution d’une partition, la participation à The Voice ? Dans tous les cas, le problème est le même : comment rendre plus réel ce qui existe ? Expérience que décrit Pessoa : « Subitement, comme si quelque destin magicien venait de m’opérer d’une cécité ancienne avec des résultats immédiats, je lève la tête, de mon existence anonyme, vers la claire connaissance de la façon dont j’existe.«
Mais très vite, il retourne à ses anciennes incertitudes . À nouveau, l’existence lui paraît insignifiante, vide. Il se considère définitivement comme une erreur métaphysique et poursuit sa promenade dans les rues de Lisbonne. En sommes-nous tous là ou Pessoa est-il seul à être rejeté à tout jamais dans son exil intérieur ? Seul comme Kafka, il poursuivra sa promenade…
« Entre la vie et moi, une vitre mince. J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher. »
Je suis ce sang
qui cogne à la vitre
et demande asile
qui supplie une chair
au coin de la nuit
je suis ce sang
qui fracasse les chaînes
qui enfouit le miel
dans les blessures
je suis ce sang
en forme de revendications
en forme de couteau
en forme d’azur et de neige pure
je suis ce sang
qui inlassablement
tinte dans les ruelles
du sommeil
je suis ce sang
la branche fleurie
qui relie
l’oiseau à l’espace.
***
André Laude (1936-1995) – Riverains de la douleur (1981)
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Whaow
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« J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher. »
Le feu follet de P. Drieu La Rochelle (très bien repris au cinéma par Louis Malle) :
« Figurez-vous que je suis un homme ; eh bien, je n’ai jamais pu avoir d’argent , ni de femmes. Pourtant, je suis très actif et très viril. Mais voilà , je ne peux pas avancer la main, je ne peux pas toucher les choses. D’ailleurs, quand je touche les choses, je ne sens rien. »
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