François Roustang (1923-2016), un maître de l’hypnose…

François Roustang nous a quittés à l’âge de 93 ans. Nous souhaitons la paix à son âme désormais libre et soulagée du poids de l’existence, dont il avait la conscience la plus aigüe et la plus légère.

 

Cet entretien m’a été accordé en décembre 1986 pour Le Monde des Livres

 

RJ – Difficile de s’éloigner de Jacques Lacan pour un psychanalyste. Votre dernier livre avait pour figure centrale le charmant Giacomo Casanova. Vous m’annonciez un essai sur le cardinal de Retz. Et voici que vous revenez à Lacan.

FR – Ce livre résulte d’une commande. J’ai fait un cours sur Lacan deux années de suite à l’université John Hopkins de Baltimore; il s’est ensuivi une certaine insistance pour que j’écrive un livre, qui devrait êt publié à Oxford Press de New-York. Car Lacan a du succès aux Etats-Unis, très peu auprès des psychanalystes, beaucoup plus dans les départements de littérature des universités.

Pour ceux qui se meuvent au sein du domaine très réservé de la critique littéraire, cela fait bien de se référer à Foucault, à Derrida ou à Lacan. Même s’ils sont réduits à quelques mots ou quelques slogans, ils donnent aux marchandises qui circulent une incontestable plus-value. Mais il existe aussi, là-bas, des universitaires moins complaisants qui exigent de savoir de quoi ces grands hommes parlent et ce que l’on peut en tirer. C’est pour avoir rencontré des professeurs et des étudiants de ce second type que j’ai dû répondre à des questions élémentaires, les seules redoutables probablement, et donc lire Lacan en le suivant pas à pas.

 

RJ – Vous faites allusion à des travaux antérieurs ou à des projets.

FR – C’est toujours la même chose qui m’intéresse : inventer pour chaque auteur une méthode de lecture qui réponde à son style. Pour lire Lacan, il faut parcourir de grands espaces et se laisser emporter par le mouvement qui parcourt une conférence ou un séminaire. Dans un second temps, imprégné de son discours, il faut se demander où il nous a conduit et ce qu’il a voulu nous laisser entendre. Enfin, il faut reprendre la lecture encore une fois en vue de découvrir comment il s’y est pris pour suggérer ce que l’on ne trouve jamais explicitement dans le texte. On s’aperçoit alors que l’ensemble ne tient que par des enchevêtrements d’équivoques, de confusions ou de fausses liaisons. Je ne souhaite pas recommencer cette expérience éprouvante, car le risque est grand d’y perdre l’esprit.

 

RJ – À propos de l’influence de Lacan, y aurait-il, aujourd’hui encore, une hypnose collective à lever ?

FR – L’effet Lacan est, sans conteste, lié au caractère oral de son discours. Ceux qui sont familiers de la pratique de l’hypnose et qui ont eu l’occasion de revoir ses quelques prestations enregistrées sur cassettes vidéo, ont pu constater qu’il était passé maître dans l’usage de toutes les techniques hypnotiques. L’action de ce personnage hors du commun ne serait pas intelligible si elle était passée d’abord par l’écrit. Sa présence était nécessaire à son influence. La psychanalyse, grâce à l’appui qu’elle prend sur le transfert, a permis que s’amplifie ce phénomène hypnotique. Désormais, une mini-société s’y trouve enfermée, et je ne vois pas que puisse être levée cette emprise collective par des démonstrations si pertinentes qu’elles puissent être. Ce petit monde est sorti des limites de l’intelligence.

Pour hypnotiser il n’est pas nécessaire d’endormir physiquement, il suffit de placer l’interlocuteur dans une attente infinie et indéterminée, et de réussir à fixer son attention sur un objet unique ou un personnage unique. Lacan a su jouer de l’un et l’autre avec maestria : il a toujours laissé en suspens ses affirmations, et bien plus encore ses conclusions; il a réussi à faire croire qu’il rassemblait en lui toute la culture.

 

RJ – Vous insistez sur un point : Lacan a voulu faire de la psychanalyse une science, mais en même temps il la présentait comme un délire scientifique…

FR – Le modèle de psychisme humain que Lacan a proposé tout au long de son enseignement est celui du psychotique. Il est passé de la psychiatrie à la psychanalyse en emportant le fou avec lui. Ce qui lui a permis de mettre en pleine lumière un aspect spécifique de la psychanalyse, qui n’use pas du langage courant de la communication et qui ne s’intéresse pas à la réalité extérieure ou sociale, mais qui fait exister, comme pour lui-même, le monde des fantasmes, des rêves et des désirs, par la pratique d’un langage non intentionnel. Donc un langage qui, devant rendre compte de l' » autre scène « , en vient à se rendre proche du délire. C’est là un acquis historique de Lacan. Il a comme rendu la psychanalyse à sa particularité. Mais, si l’on en reste là, surtout si la théorie veut mimer cette forme de langage, il n’y a plus aucune limite qui puisse être imposée par la raison ou par la réalité. Le système tout entier bascule dans la folie. Et c’est pourquoi Lacan, toujours lucide, a pu donner à la psychanalyse, en vérité à sa tentative, le titre de délire scientifique.

 

RJ – Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par principe d’incohérence ?

FR – Incontestablement, l’œuvre de Lacan a son unité interne. Mais puisqu’elle est tout entière tissée de confusions, je me suis demandé sur quoi pouvait bien reposer cette unité. J’en ai conclu que son principe d’unité ne pouvait être que l’incohérence systématisée, voulue, cultivée avec une constance et une inventivité exceptionnelles.

Ce principe m’a paru ensuite s’appuyer sur deux règles : l’équivoque et l’unilatéralité. De l’équivoque j’ai donné de multiples exemples. Entre autres, celle du symbolique qui est à la fois celui que l’on peut rencontrer en algèbre et celui qui intéresse les ethnologues ou les sociologues. Les deux sens du mot n’ont rien à voir, mais Lacan a besoin de passer de l’un à l’autre pour faire tenir son discours. L’unilatéralité est une autre règle. Par exemple, le terme d’aliénation est abondamment utilisé, mais en oubliant que, pour Hegel, auquel il est fait référence, il n’y a pas d’aliénation sans appropriation. Oubli nécessaire pour que le sujet humain puisse apparaître totalement aliéné au langage. Mais oubli catastrophique, car on ne voit plus du tout comment il serait possible à un individu en analyse de faire quelque chose de sa névrose s’il ne s’approprie pas ce langage pour en faire son « propre ». Or, cette notion du « propre », que Heidegger, autre philosophe souvent cité, n’a pas négligée, est remarquablement absente du corpus lacanien.

 

RJ – L’envoûtement provoqué par la psychanalyse dans les années 60 et 70 a cédé la place à une indifférence ironique. Par votre travail démystificateur, vous avez contribué à scier la branche sur laquelle vous êtes assis. Et maintenant ?

FR – Pensez-vous que la psychanalyse, comme les autres disciplines d’ailleurs, soit de quelque manière menacée si elle vient à porter sur elle-même un regard critique ? C’est bien au contraire la limitation du questionnement qui conduit à la sclérose et à l’infatuation. S’il est vrai que la psychanalyse n’a plus, dans la culture, la position dominante qu’elle pouvait occuper il y a vingt ans, cela n’est peut-être pas à déplorer. Elle va probablement être obligée de reconsidérer quelques certitudes et de reposer des questions qu’elle prétend avoir résolues ou dépassées.

Par exemple, rien de moins clair que le rapport de la théorie et de la pratique. A la suite de Lacan, certains ont voulu appliquer sa théorie à la pratique : au mieux le patient échappe à la théorie, même si le psychanalyste s’obstine à ne retenir que ce qui justifie sa thèse ; au pis le patient devient psychotique, il devient une production de ce qui est pensé par l’autre. La théorie ne peut être que la création de mythes provisoires ; la pratique l’utilise comme repère, mais elle est sans cesse amenée à la déborder, à la rendre caduque et à la réinventer.

De même l’aspect d’initiation au monde des rêves, des fantasmes et des désirs est passé au premier plan, au détriment de l’aspect thérapeutique. La fameuse expression lacanienne de « guérison par surcroît », dont on a dit qu’elle avait eu valeur libératrice en 1950, est devenue, par la suite, le moyen de se désintéresser des résultats et des effets de la cure. Ce n’est plus possible aujourd’hui, car une série d’autres thérapies, parfois inspirées de la psychanalyse, ont fait leur apparition sur le marché. Il ne sera plus possible de les traiter par la condescendance et le mépris : elles ont sans doute à nous apprendre quelque chose ou à nous réapprendre ce que le triomphalisme nous a fait oublier.

Il y a bien d’autres questions que la psychanalyse devra aborder, mais elle ne pourra le faire que si elle se laisse pénétrer par le doute sur elle-même, que si elle ose abandonner les formules toutes faites et retourne à un travail de description patient et limité. Le temps n’est probablement plus aux théories globales qui prétendent pouvoir tout expliquer.

 

 

Décembre 2015

 

 

Dix bons points pour Donald Trump

1. C’est un aristocrate de la pègre : un bon point pour lui.

2. Il a encouragé sa fille à se convertir au judaïsme et défend becs et ongles Israël. : encore un bon point pour lui.

3. Il sait parler au populo : un troisième bon point.

4. Il n’a pas une attitude hostile à l’égard de Poutine : un quatrième bon point.

5. Il ne manifeste pas une sympathie excessive à l’endroit des musulmans : un cinquième bon point.

6. Clint Eastwood le soutient : un sixième bon point.

7. Il me rappelle Citizen Kane d’Orson Welles : un septième bon point.

8. Il privilégie les rapports bi-latéraux à la globalisation : un huitième bon point.

9. Il a mis KO les économistes distingués et même les prix Nobel d’économie : un neuvième bon point.

10. En rappelant qu’un pays sans frontière, n’est plus un État, il a désarçonné les gens bien, démocrates ou républicains, qui considèrent la planète comme leur terrain de jeu. Un dixième bon point.

 

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Par ailleurs, je trouve qu’Obama l’a reçu fort élégamment à la Maison Blanche, que Mrs Clinton et le Donald ont bien assuré le show électoral. Avec toutes les réserves d’usage. Pourquoi se priver de son plaisir, surtout quand on sait le poids des institutions et l’extrême lenteur de toutes les réformes ?

 

Marcel Conche, tel qu’il était à dix-huit ans …

Intransigeant, vindicatif et déjà conscient de la passion philosophique qui l’habite.

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Par définition, les lettres d’amour sont bêtes. Si elles ne l’étaient pas d’ailleurs, ce ne seraient pas des lettres d’amour. J’étais donc curieux en ouvrant le volume des lettres adressées par Marcel Conche, élève au lycée de Tulle, à une jeune agrégée  de lettres classiques,  Marie-Thérèse Tronchon, qui après avoir été son professeur deviendra sa femme. Quinze années les séparent.

Et déjà dans ces lettres inédites  – il faut  » sauver  » celles qui témoignent de l’époque heureuse du courrier postal, dit Marcel Conche – pointe son génie. Il en faut pour asséner à sa fiancée une profession de foi aussi radicale que celle-ci :  » Ma confiance en la raison et en moi est totale. Je serai – sauf accident – ce qu’il me plaira d’être. Je n’ai pas imaginé de Dieu caché derrière les phénomènes pour surveiller mes actes. Je ne rends de comptes à personne. Je suis mon créateur et mon juge.  »

Pas la moindre trace de mièvrerie dans ces lettres, mais parfois des aveux émouvants :  » Je suis capable avec vous d’être heureux et cela me désespère, car adieu à toutes mes volontés baroques et pour toujours à cette philosophie glacée, adieu à moi-même, adieu à tout.  » Force lui est de reconnaître que son orgueil en prend un sacré coup : il est si difficile de s’abandonner à l’amour. Ce n’est pas Marie-Thérèse qui résiste, c’est lui. Il a voulu jouer avec le feu et il s’est brûlé. Il concède finalement :  » Je vous aime et c’est tout.  » Non sans ajouter : Pourtant…

Il en est de même pour la politique : elle le dégoûte. Et pourtant, il adhère au Parti communiste. Il reconnaît que c’est une faiblesse. Mais il pense, lui fils d’ouvrier agricole, donc fils d’esclaves, que faire de la politique  – le moins possible, car il déteste l’action – peut éventuellement briser les chaînes de l’éternelle soumission.

Il est question de mariage, car les fillettes  le dégoûtent autant que la politique, mais un mariage qui ne devrait pas durer plus de cinq ans.  » Au fond, concède-t-il, je crois que j’ai envie de vous épouser pour que vous me disiez quels remèdes il faut prendre et comment trouver sa place au théâtre.  » Difficile de faire moins romantique. Et il faut un sacré caractère pour écrire ( et il le pense vraiment ) à la femme qu’il aime qu’il est un bloc invulnérable, parfaitement insensible et que nul n’ébranlera jamais.  » Quant à la société, ajoute-t-il, c’est un oripeau vil et les autres sont des fantômes.  » Avec cette correspondance, Marcel Conche se livre tel qu’en lui-même et tel qu’il ne cessera de le faire, non seulement dans sa philosophie, mais aussi  dans son  » Journal étrange  » où l’on retrouve le jeune homme de dix-huit ans, décidé à ne pactiser avec rien.

 

 

Marcel Conche, Lettres à Marie-Thérèse 1942-1947 – 265 pages. HD Témoignages. 22 Euros.

L’échiquier invisible

 

Dans Les Confessions, Jean-Jacques Rousseau raconte comment après avoir été initié aux échecs par un Genevois, M. Bagneret, il s’acheta un échiquier, s’enferma dans sa chambre, passa des jours et des nuits à apprendre par coeur toutes les parties et à jouer seul, sans relâche et sans fin. Après trois mois d’efforts inimaginables, il se rend au café Procope, « maigre, jaune et hébété ». Son esprit se brouille ; il ne voit plus qu’un nuage devant lui, et le bon M. Bagneret lui inflige défaites sur défaites : le voici mortifié dans le fondement même de son intelligence.

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Cette « scène primitive » de l’apprenti sorcier qui a approché de trop près ce jeu ensorcelant, chacun l’a vécue ou la vivra. Selon son tempérament, il prendra la fuite ou s’aguerrira. S’il persévère, alors déplacer trente-deux pièces sur huit fois huit cases deviendra une fin en soi, un  monde, note George Steiner, « en regard duquel le monde de la vie biologique, politique ou sociale paraît confus, banal et contingent ». Il sera prêt alors à renoncer à tout – mariage, carrière, Révolution – pour mouvoir jour et nuit de petites figurines sculptées, totalement envoûté par le charme démoniaque de ce jeu qui éclipse toute autre réalité, ce que Nabokov a génialement rendu dans La Défense Loujine : « Les échecs étaient sans pitié ; il était leur prisonnier et aspiré par eux. Horreur, mais aussi harmonie suprême : qu’y avait-il en effet au monde en dehors des échecs ? Le brouillard, l’inconnu, le non-être… » Quand on sait qu’il existe plus de variantes possibles dans une partie d’échecs que d’atomes dans l’immensité de l’univers, on comprend la fascination que ce jeu a exercée sur les philosophes, les écrivains et les artistes. Arthur Schopenhauer disait que « comparer le jeu d’échecs à tous les autres jeux est comme comparer la montagne à de la poussière » .

Il dressait volontiers des parallèles entre la conduite de nos existences et une partie d’échecs, comparaison que Freud reprendra – les débuts de partie sont aussi déterminants que les premières années – en regrettant qu’il en aille de la vie comme du jeu d’échecs, où un coup mal joué nous contraint à donner la partie pour perdue, « à cette différence près qu’il n’y a pour nous aucune possibilité d’engager une seconde partie, une revanche ». On sait par ailleurs le rôle dévolu aux échecs, d’un point de vue quasi grammatical, en dehors de toute considération métaphysique ou psychologique, dans les recherches de Wittgenstein concernant les règles et l’usage que nous en faisons dans les processus d’apprentissage, règles qui conduisent à une « désubstantialisation de la signification ».

Bref, quiconque souhaite en apprendre un peu plus sur les étranges et multiples liens tissés entre l’art, la philosophie et les échecs se procurera aussitôt ces Echiquiers d’encre publiés sous la direction de Jacques Berchtold, professeur à l’université de Genève, qui a réuni dans ce volume trente-deux études consacrées aussi bien à Descartes qu’à Lewis Carroll, à Mallarmé qu’à Beckett, à Zweig qu’à Hergé, à Poudovkine qu’à Ingmar Bergman.

Si, pour les psychanalystes, le jeu d’échecs permet de reformuler les conflits fondamentaux de la psyché, la motivation inconsciente étant toujours « le meurtre du père », hypothèse qui faisait ricaner Nabokov, si, pour Goethe, il était un banc d’essai privilégié pour tester les capacités cérébrales, il n’en reste pas moins qu’une question n’a cessé de hanter tous les forcenés des échecs : contre qui joue-t-on ? Quelle est l’identité de l’Adversaire essentiel, à la fois familier et inquiétant, à la fois reflet de soi-même et altérité énigmatique, dont on pressent qu’il aura finalement le gain de l’ultime partie décisive ? C’est à cette question que tente de répondre Jacques Berchtold en convoquant la Mort, comme on le fit au Moyen Age, ou le Diable, comme le suggère la tradition romantique.

L’enjeu de toute partie n’est autre que l’âme de celui qui joue. L’âme, mais aussi parfois le corps, le jeu amorçant au Moyen Age l’échange érotique entre le chevalier et la jeune fille qu’il convoite.

Kafka, lui, analyste si perspicace de sa propre impuissance, n’aspirait qu’à être le pion du pion, une figure qui n’est pas, qui ne saurait jouer. Dans une perspective finalement plus kafkaïenne qu’il n’y paraît, Sollers a admirablement parlé dans Drame (1965) de l’oeuvre comme d’un « échiquier invisible » : l’oeuvre s’auto-consume comme un échiquier se vide au fur et à mesure que progresse la partie, du fait même d’une autodestruction paradoxalement féconde, impliquée par l’acte même de la narration ou par le geste d’avancer une pièce.

Jacques Berchtold montre également comment, dans le detective novel anglo-américain, la partie duelle qui oppose, la plupart du temps dans une lutte à mort, le détective et le meurtrier, ces deux figures symétriques de l’artiste, se trouve volontiers représentée par un échiquier, notamment chez Edgar A. Poe et Conan Doyle. Raymond Chandler, dans La Grande Fenêtre, atteint un sommet dans l’art de le mettre en scène : « Il fait nuit. Je rentre chez moi. J’enfile mes vieilles frusques, je sors l’échiquier, puis je me prépare un verre et j’entame une partie de Capablanca. Cinquante- neuf coups. Merveilleux échecs, glacés, insensibles, presque angoissants dans leur implacable mutisme. Après avoir fini, j’écoute un moment les bruits par la fenêtre ouverte en respirant l’air de la nuit. Puis j’emporte mon verre dans la cuisine, je le rince, le remplis d’eau fraîche et, debout devant l’évier, je bois à petits coups en regardant ma tête dans le miroir. – Toi et Capablanca ! je fais. »

Peut-être un jour regretterons-nous de ne plus pouvoir saluer Morphy ou Capablanca dans l’aube blême du petit matin. Nous passerons, glacés d’effroi, devant un ordinateur à l’intelligence artificielle surmultipliée comme celui qui a humilié Kasparov : la machine aura définitivement établi sa suprématie. On pouvait espérer faire reculer la mort, amadouer le diable, mais de la machine, il n’y a plus rien à attendre : elle sonne le glas des échecs. L’entendez-vous, ce glas ? Il sonne pour vous. Echec et mat.

 

Un Kleenex pour Aude Lancelin !

“C’était une femme, maintenant ce n’est rien. Attachons un boulet à chacun de ses pieds, jetons-la dans la mer “, écrit Balzac à propos de la Duchesse de Langeais.

La vraie gauche contre les méchants

Avant d’être jetée dans la mer, Aude Lancelin, longtemps duchesse du Nouvel Obs et de Marianne, lance un cri  de détresse dans Le monde libre, s’estimant victime de la servitude des médias. Son crime ? Être demeurée fidèle à la gauche, la vraie, celle d’Alain Badiou et de Frédéric Lordon, alors que ses patrons glissaient insidieusement vers la droite et soutenaient  les pouvoirs d’argent, voire le gouvernement social-traître qui musèle la presse. Ses cibles ? Outre ses anciens employeurs, le diabolique Bernard-Henri Lévy, le nouveau Barrès Alain Finkielkraut et le méchant Pierre Nora. Elle n’a pas de mots assez durs pour ces traîtres, mâles blancs, juifs, diaboliques, les seuls qui ont l’honneur d’être cités nommément, charmante coïncidence. D’ailleurs Philippe Muray l’avait prévenue : ” Si vous vous en prenez à Bernard-Henri Lévy, on vous coupera l’électricité et, un jour, les éboueurs ne passeront plus dans votre rue. “.

Plaidoyer pro domo

Son plaidoyer pro domo, vite pesant, place le lecteur dans la position du voyeur incrédule devant tant d’ignominie, mais comme il a du cœur il sera prêt à voler au secours de cette chèvre de Monsieur Séguin qui paie sa liberté de pensée au prix fort et veut en découdre avec la fascisation rampante de la France. Elle aurait été plus convaincante si elle avait rédigé son libelle au temps où elle était crainte et courtisée. Il ne lui reste aujourd’hui plus qu’une arme, une arme que les femmes manient avec précision et cruauté : la vengeance. Ce pourrait être délicieux et convaincant. Mais passées les premières pages, tant de hargne finit par lasser. Une boîte de Kleenex aurait aussi bien fait l’affaire.

 

 

Le Monde libre, Aude Lancelin – Les liens qui libèrent.

 

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