Souvenirs de mon père en Algérie…

1962-1964

J’avais à peine vingt ans quand mon père est parti pour l’Algérie. Il avait pour mission d’enquêter sur les crimes de guerre commis par l’armée française. Il est demeuré deux ans à Tlemcen et en Kabylie. Il avait connu l’Allemagne d’avant-guerre où il avait échappé à deux attentats. Ce n’était pas le genre d’homme à se faire des illusions sur l’humanité. « Si vous désirez une image de l’avenir, me disait-il comme Orwell, sans jamais se départir de son bon sourire, imaginez une botte piétinant un visage… éternellement ».

Ce qu’il avait vu en Algérie, les témoignages qu’il avait recueillis, les charniers qu’il avait découverts, l’avaient conforté dans l’idée que la mince pellicule de civilisation dont les humanistes pensent qu’elle consistue l’essence de l’humain se dissout illico sous d’autres cieux et dans des circonstances extrêmes. Personne n’est assez riche pour se payer une conscience. On ne peut que patauger dans ce monde, essayant de s’en tirer du mieux qu’on peut.

Mon père flairait d’ailleurs toujours une insolite probité d’esprit chez quiconque s’abstenait de professer des idées généreuses. Il ne jugeait pas plus les soldats français qu’il n’avait jugé les soldats allemands. Il en était arrivé à la conclusion que les hommes ne sont pas faits pour s’aimer. Mais quand il revenait à Lausanne et qu’il me racontait ce qu’il vivait, ce qu’il voyait au quotidien, j’avais de la peine à retenir mes larmes. Et j’éprouvais pour lui, en dépit de la distance qu’il mettait entre nous, une forme d’amour. Je vois avec le temps que bien des choses que j’ai faites avaient pour fin de le rendre fier de moi.

 

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L’a-t-il vraiment été ? Seul le Diable le sait. Mais moi, je sais ce que je dois à ce spinoziste qui m’incitait à tout faire, à tout dire, à tout penser en homme qui peut sortir à l’instant de la vie. Ce qu’il fit, lorsqu’il prit la décision de mettre un terme à une existence dont il se serait volontiers passé.

2 réflexions sur “Souvenirs de mon père en Algérie…

  1. C’est sensible et parfait. Que votre père lût Montherlant ne m’étonne pas. L’êtes-vous allé le trouver durant les deux années qu’il passa en Algérie ? (Ce serait digne d’intérêt de vous lire, à ce sujet.) Le(s) rapport(s) que votre père n’a certainement pas manqué de rédiger sont-ils disponibles ? Ou, pour les rechercher, pourriez-vous indiquer son (ou ses) prénom(s) ? — Merci. FV.

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  2. Pendant que les humanistes, en général nés au bon endroit au bon moment, élevés bien au chaud, s’accrochent à la « mince pellicule de civilisation » constituant pour eux « l’essence de l’humain », qui les rassurent, les autres tentent de se faufiler entre les balles, et quand ils tombent, les premiers n’y voient qu’un déficit de l’humanité qu’ils ont la prétention de corriger. Leurs progénitures recommencent de plus belle à la génération suivante avec toujours plus d’arrogance, au milieu des charniers qui les entourent dont ils envoient certains des leurs faire des reportages photos en se donnant des prix de la meilleure photo de l’année !

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