Jean Laplanche confronté aux limites de la psychanalyse…

 

RJ: La psychanalyse peut-elle encore nous surprendre, nous apporter quelque chose de nouveau ? N’est-il pas paradoxal et inquiétant que beaucoup de recherches prennent pour objet l’archéologie des découvertes freudiennes plutôt que le monde dans lequel nous vivons ?

 

JL: Je vous dirai d’abord que je ne suis pas un archéologue du freudisme, ni un freudologue. Mais l’expérience freudienne est toujours vivante, dans la mesure où elle n’a pas livré toute son interprétation. Tel texte, tel moment tournant, peuvent nous servir de tremplin pour notre propre expérience de pratique et de pensée. Une seule page, non pas pour la paraphraser mais pour la « mettre à mal », me parait plus féconde que tous les « mathèmes ».

D’autre part, je ne conçois pas votre opposition entre l’époque de Freud et le monde dans lequel nous vivons. Croyez-vous que l’homme ait tellement changé depuis 1880 ? Ou même depuis 1780 ? J’ai entendu dire parfois que Don Juan ne fait plus appel à rien en nous depuis la « libération sexuelle »: cinq minutes d’écoute psychanalytique nous convainquent pourtant du contraire. S’il y a du nouveau en l’homme, c’est par la psychanalyse. Non par le bouleversement des moeurs, mais par modification qu’elle induit dans notre rapport à notre monde intérieur.

 

RJ: Vous évoquez longuement le problème de la dépression et de la mélancolie. N’est-il pas troublant cependant de voir combien la psychanalyse est désarmée dans la clinique face à certaines formes graves de dépression, alors que les sels de lithium amènent des rémissions spectaculaires…

 

JL: Tout d’abord, point n’était besoin du lithium pour nous rappeler que nos sentiments sont profondément modifiés par telle ou telle drogue, à commencer par l’alcool. Le rire de l’homme éméché est-il de nature à jeter la suspicion sur l’effet hilarant d’une bonne plaisanterie ? Il revenait à la pharmaco-chimie de découvrir et d’expérimenter des produits à l’action plus sélective, plus contrôlable et moins nocive que les drogues communes. Cela ne pourrait nous troubler que si nous voulions maintenir la vieille dichotomie métaphysique de l’âme et du corps, alors, précisément, que l’analyse a profondément bouleversé et déplacé cette question.

 

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Picasso, Femme assise au fichu ou La Mélancolie, 1902

L’action de l’analyse et l’action des drogues, dans le cas des désordres affectifs profonds dont vous parlez, correspond à l’opposition des facteurs qualitatifs et quantitatifs auxquels, de tous temps, nous avons reconnu leur place. Savoir les conjuguer, c’est évidemment un problème plus délicat.

Je hasarderais une comparaison, dont le caractère approximatif et technique me fait frémir. Pensez à un barrage hydraulique avec, à son pied, une turbine complexe destinée à produire l’électricité. On s’aperçoit d’une défectuosité dans la turbine, qui d’ailleurs ne se manifeste que lorsque l’étiage des eaux est au maximum. On peut, évidemment, se résigner à maintenir constamment – et artificiellement – le barrage à un bas niveau: ce serait l’effet des seules drogues. On peut aussi tenter de réparer la turbine, ce serait la psychothérapie, opération qui sera périlleuse et aléatoire si on la tente alors que la pression est trop forte. Agir par la psychothérapie dans les périodes de rémission spontanée, ou conjuguer psychanalyse et rémission provoquée par les drogues ? Cela n’est pas aussi simple qu’on pourrait le supposer en s’appuyant sur ma comparaison, qui commence à être inadéquate.

En tout cas, la question posée est moins inquiétante sur le plan théorique qu’angoissante sur le plan de la conduite à tenir.

 

RJ: N’êtes-vous pas frappé, d’une manière générale, par le fait qu’une théorie aussi sophistiquée et parfaite que celle produite par la psychanalyse aboutisse dans la pratique à d’aussi piètres résultats ?

 

JL: Votre question mériterait de longs développements… Il se trouve que je suis amené à recevoir, lors d’entretiens dit « d’évaluation », des personnes qui ont fait une analyse. Je suis heureusement frappé de constater combien certaines d’entre elles ont acquis cette sorte de liberté intérieure, de familiarité avec leurs motivations, qu’on peut à bon droit créditer à leur analyse. Alors, quels sont vos critères ? S’ils sont purement médicaux, l’analyse les récuse comme tels, ou du moins, n’y voit qu’un gain de surcroît par rapport à cette liberté intérieure.

Je vous dirai encore que je suis plutôt surpris de voir que l’analyse puisse avoir de tels résultats, je dirai presque: en dépit de sa propre théorie. Car il est erroné que tout savoir, fût-il approfondi, se concrétise en pouvoirs accrus. Quel est le pouvoir de la plus ancienne des sciences, l’astronomie ? Sur les astres, aucun. Quant à l’astronaute, il utilise la gravitation universelle pour s’y faufiler, non pour en modifier le cours. Les astres, pour Freud, c’est l’inconscient, et encore plus immuable: ne connaissant même pas l’emprise du temps. Alors je vous redirai mon émerveillement qu’entre ces astres-là, l’homme psychanalysé parfois réussisse à se faufiler…

 

RJ: Quelles sont, selon vous, les qualités nécessaires à l’exercice de la psychanalyse, dont Freud disait qu’elle constituait, avec celle de parent et de gouvernant, une profession impossible ?

 

JL: La psychanalyse n’est pas une profession, en ce sens qu’elle ne peut revendiquer, faute de se perdre, une fonction sociale susceptible de lui attirer une reconnaissance, en tous les sens de ce terme. Non pas que la psychanalyse soit antisociale, mais son champ, ses ressorts et ses objectifs sont « par essence » de l’ordre du non-utilitaire.

Il est en réalité de multiples profils d’analystes. Je pourrais citer Lacan: « une bienveillance profonde et la notion révérée de la vérité doivent chez l’analyste se composer avec une réserve naturelle de la conduite dans le monde et le sentiment des limites immanentes à toute action sur son semblable. »

La qualité nécessaire, pour être analyste, c’est fondamentalement d’avoir été vraiment psychanalysé: avoir été psychanalysé tout espoir exclu d’en tirer jamais le titre professionnel de « psychanalyste ». Ce paradoxe de la formation, c’est là l’un des aspects de l’impossible auquel vous faites allusion.

 

 

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Une réflexion sur “Jean Laplanche confronté aux limites de la psychanalyse…

  1. Finalement, il n’y a pas besoin de forcer beaucoup pour faire avouer à un psychanalyste que la psychanalyse ne guérit personne. C’est juste une introspection, ce qui n’est déjà pas si mal, plus exactement un simple support d’introspection, un peu prétentieux voire délirant, sans utilité sociale, qui ne dérange personne, mais a le mérite d’occuper les nantis qui s’emmerdent, au risque de les voir se confronter encore un peu plus à leur vide et médiocrité dont ils finiront immanquablement à avoir la confirmation, à condition que l’analyse soit bien menée. Ce qui explique les analyses interminables de plusieurs années enjambant les décennies pour retarder ce moment. Les personnes qui vont très mal n’ont pas le temps de passer sur le divan, et avalent directement du sel de lithium. La psychanalyse ne s’adresse en général qu’à des personnes qui vont à peu près bien, intégrés dans la sphère sociale privilégiée. Certaines mauvaises langues vont plus loin en avançant qu’il s’agit dans la plupart des cas d’un processus de déculpabilisation du bourgeois plus ou moins conscient de l’imposture de sa position de rentier, source de son mal être, qu’il cherche à déplacer et à oublier si possible dans les méandres de son esprit en se dédouanant piteusement de sa responsabilité, d’où l’absence de guérison.

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