Entretien réalisé pour Le Monde en avril 1980
« S’il y a du nouveau en l’homme, c’est par la psychanalyse. Non par le bouleversement des moeurs, mais par modification qu’elle induit dans notre rapport à notre monde intérieur. »
Jean Laplanche (1924-2012) est un mandarin de la psychanalyse. Avec Jean-Bertrand Pontalis, il a rédigé le Vocabulaire de la psychanalyse, ouvrage de référence pour qui se penche sur les oeuvres de Freud. Il a également publié trois volumes respectivement consacrés à l’angoisse, à la castration et à la sublimation. D’une manière particulièrement originale, il tente d’interpréter Freud avec la méthode de Freud, c’est-à-dire de « faire travailler » son oeuvre, de faire saillir ses exigences, attachant autant d’importance aux grincements, aux achoppements, aux dissimulations même, qu’au discours organisé.
Il s’est en revanche montré fort réservé à l’égard des divers courants inspirés d’un anarchisme post-psychanalytique.
Lacan et le désir
RJ: Toute la psychanalyse, dites-vous, se construit sur une certaine méfiance par rapport à ceux qui entonnent l’hymne au désir. Vous récusez donc aussi bien Reich et Marcuse que Deleuze et Guattari…
JL: La méfiance est, à mon sens, une des qualités majeures du psychanalyste ! Il ne suffit pas de récuser le « moi » pour l’empêcher d’exister ; il faut analyser le moi, cette prétendue instance d’adaptation, et montrer que, comme tout l’être humain, il carbure à l’amour et à la haine.
Mettre un grand D au désir et prétendre l’exhiber sur le forum, cela va directement à l’opposé de l’expérience psychanalytique: nos désirs inconscients sont au contraire parcellaires, contradictoires, tyranniques, presque inaccessibles en leur fond. Pas plus que le règne du moi le règne du « ça » n’a à voir avec une quelconque liberté. Il y a certainement une libération dans l’analyse, mais elle est plutôt à concevoir comme une plus libre circulation entre les parties de « l’âme », pour parler comme Freud (qui, par parenthèse, ne récuse pas toujours toute comparaison avec la mystique.)
RJ: Comment jugez-vous l’influence de Lacan sur le monde psychanalytique, vous qui avez été son élève avant de vous en écarter ?
JL: J’ai été psychanalysé par Lacan et je ne suis pas homme à le renier. D’autre part, j’ai suivi son enseignement et je connais assez bien son oeuvre. Cela dit, je me suis sans doute moins éloigné de sa pensée qu’il ne vous semble…
Mais par rapport à un groupe où les effets de « psychologie collective » et de leadership sont massifs, ou bien vous êtes classé comme fidèle, et par là même, censé diffuser, sans rien y changer, la pensée du leader, ou bien vous êtes en dehors, et il devient sacrilège d’oser même prononcer: « Lacan a bien raison de dire que… »
Les phénomènes de secte deviennent encore plus graves dans le mouvement analytique, où la confusion est sans cesse menaçante entre « analysé de », « élève de », « adepte de », etc. Cette pente qui mène de l’analyse personnelle à l’allégeance idéologique ne date pas de Lacan, mais les lacaniens sont sans doute ceux qui s’y sont précipités le plus allègrement.
Je m’oppose radicalement à eux lorsqu’ils formulent la doctrine ainsi: la seule véritable analyse est l’analyse de formation (ou analyse didactique). Une psychanalyse, en effet, est profondément dévoyée lorsqu’elle accepte, comme pacte de base, un but étranger à son processus même, fût-ce le but de devenir analyste !