Ce que Bernard Steele pensait de Céline…

Steele, de Denoël et Steele, est celui qui découvrit Voyage au bout de la nuit, son style, mais aussi Céline, un type médisant et parano, une âme noire.

 

C’était durant l’hiver 1967, au Buffet de la gare de Genève. Bernard Steele qui dirigeait alors les éditions du Mont-Blanc, m’annonçait qu’il publierait un livre que j’avais écrit sur les troubles de l’adolescence. J’avais en face de moi l’homme qui avait édité Louis-Ferdinand Céline. Je ne manquai pas de lui poser la question qu’il avait dû entendre cent fois: « Si c’était à refaire, publieriez-vous aujourd’hui les oeuvres de Céline ? », question que je jugeai aussitôt idiote et qui l’amena à sourire de ma naïveté. « Question oiseuse entre toutes, me répondit-il. Le même homme peut-il traverser deux fois la même rivière ? »

Il me raconta ensuite son enfance à Chicago au début du siècle, sa rencontre avec Robert Denoël à Paris dans une librairie, la création de leur maison d’édition Denoël et Steele, l’histoire rocambolesque du manuscrit du Voyage au bout de la nuit, les sentiments que lui inspirait Céline, son engagement dans l’US Navy durant la Seconde Guerre mondiale (il la qualifiait de divertissement désastreux), sa passion pour la psychanalyse et, finalement, son installation à Genève où il publiait des ouvrages de psychologie. Il avait l’allure d’un intellectuel plutôt austère, attentif et indulgent? Surpris surtout par le cours qu’avait pris son existence après la parution du Voyage. « Si je considère cette période avec le recul des années, me disait-il, il me semble avoir assisté à un drame. La littérature française avait alors atteint son apogée, avec Proust notamment, et un renouveau s’imposait. Céline, avec son Bardamu et son Ferdinand, avait été choisi par l’Esprit du Temps, le Zeitgeist comme aurait dit Hegel, pour devenir l’un de ses démolisseurs. Il a admirablement rempli son rôle. Après son passage, la place était nette… Les Nouvelles Vagues pouvaient enfin déferler. Elles ne risquaient plus de trouver d’obstacles. »

Je voulus en savoir plus sur Céline. Bernard Steele, avec une moue de répulsion, me fit comprendre à quel point l’homme lui déplaisait. « J’étais perplexe face à l’indulgence des intellectuels et des artistes français pour l’antisémitisme et la lourdeur des blagues contre les youpins. Céline, incontestablement, l’était, antisémite. J’étais juif, encore jeune, étranger aux moeurs parisiennes, mal à l’aise dans un milieu que j’avais sans doute idéalisé. Ce fut d’ailleurs la cause de ma rupture avec Robert Denoël qui décida de collaborer à L’Assaut, le journal d’Alfred Fabre-Luce. Je conservai cependant une certaine sympathie pour ce Belge jovial que j’ai revu peu avant qu’il ne soit assassiné. En revanche, les pamphlets antisémites de Céline m’avaient écoeuré. Il ne m’avait jamais inspiré de sympathie, car il jouait continuellement la comédie. Je dirais aujourd’hui qu’il était paranoïaque, et que, comme tous les paranoïaques que j’ai connus, il cherchait à faire peur en hurlant, en calomniant, en prétendant que je lui volais ses droits d’auteur parce que j’étais juif… Oui, ce qui me reste de lui, c’est cette capacité de compenser sa propre peur par le besoin de faire peur. »

Proustien sans partage, j’avais alors peu lu Céline – seule sa thèse sur Semmelweiss m’avait emballé – et je comprenais parfaitement ce que ressentait Bernard Steele. Il n’était pas homme à juger qui que ce soit, mais les réserves qu’il exprimait trouvaient un écho singulier en moi. D’une voix lasse, presque brisée – il était déjà affaibli par la maladie qui allait l’emporter -, il conclut: « Chacun est victime de son destin. Céline le fut tout comme moi. Que le destin ait fait que nos destins se croisent et que je sois, financièrement du moins, à l’origine d’une oeuvre tout à la fois géniale et abjecte, demeure un de ces mystères insondables qui restera toujours sans réponse. »

Après ce déjeuner, je n’ai jamais pu lire Céline d’un oeil innocent. Et je le reconnais volontiers, les paranoïaques me sont devenus insupportables, quelle que soit la forme que leur génie puisse prendre.

 

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Article initialement publié dans le numéro 54 (Juillet-Août 2012) du Service Littéraire.

 

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2 réflexions sur “Ce que Bernard Steele pensait de Céline…

    1. Oui, mais on en aurait moins parlé, il aurait eu moins de lecteurs. Pour la peinture ce n’est pas la même partie du cerveau qui est concernée; si Van Gogh avait vécu trop longtemps, on lui aurait trouvé des défauts et des périodes infécondes, on en aurait moins parlé; il a bien fait d’abréger son séjour pour la postérité. En résumé ils sont partis à temps tous les deux au bon moment, rien d’étonnant, c’est la caractéristique des génies. De toute façon, vouloir abréger ou rallonger la vie d’un créateur, reste discourtois et indécent du point de vue de son oeuvre.

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