En ouvrant au hasard le beau livre de Maurice Pinguet, un proche de Michel Foucault, sur la mort volontaire au Japon, j’y ai fait la connaissance de Kitamura Tôkoku ( 1868-1894) un fils de samouraï nourri de Byron et d’Emerson. Il était obsédé par l’idée que nourrir de grands rêves, concevoir une œuvre immortelle, mais n’être pas en mesure d’y parvenir, devait s’expier. Dans un essai qu’il publia un an avant sa mort, il écrivit qu’une part de vengeance entre fatalement dans le suicide. On s’en prend à soi-même des torts qu’on s’est infligés. Et quel plus grand tort que de ne pas devenir ce qu’on croyait, ce qu’on voulait être ? Il y a sans doute, tapie au plus profond de nous , une culpabilité de non-création qui sabote toute idée de bonheur ou de plaisir. L’idéalisme conduit au nihilisme et nourrit le ressentiment en mesurant ce qui existe à ce qui devrait exister. Un moment vient où le rêveur venge son rêve : il s’y sacrifie.
Si tel était plus souvent le cas, nous assisterions à une réjouissante hécatombe de suicides. Mais les hommes ont pris la fâcheuse habitude de rejeter la faute sur autrui et leur condamnation du monde se met plutôt au service de la satisfaction qu’ils prennent à combatte le Mal sous quelque forme – politique, morale, religieuse…- qu’il se présente. Rares sont ceux qui dédaignent ce subterfuge. D’ailleurs, on les oublie vite, mettant au compte d’une mélancolie morbide leur lucididité. Tel fut le destin de Kitamura. Ne parvenant pas à convaincre sa jeune épouse qu’ un suicide à deux leur épargnait bien des déboires et des désillusions, il tenta de s’égorger d’un coup de dague le 28 décembre 1893, mais on le secourut, on l’hospitalisa et la blessure se cicatrisa. Il estimait sa vie ratée. Rater son suicide était une humiliation de trop : il se pendit tout simplement à l’arbre d’un de ses jardins. Un fils de samouraï ne tergiverse pas avec la mort.
C’est l’occasion ou jamais de rappeler ce que le plus grand romancier de l’époque, Natsume Sôseki, prophétisait dans Je suis un chat (1905) : « La plupart des gens n’ont pas une grande intelligence et ils laissent les choses suivre leur cours naturel, puis le monde et ses difficultés finissent par les tuer. Mais les hommes de caractère ne se satisfont pas d’une mort à petit feu. Ce qu’ils veulent, c’est quitter ce monde d’une façon qui portera leur marque personnelle. »
J’ajoute qu’au prêt-à-porter de la mort naturelle succédera l’élégance du suicide longuement élaboré et pensé. Que n’enseigne-t-on d’ailleurs dans les écoles la Suicidologie au lieu de la Morale !