Le sabotage passionnel avec Annie Le Brun

Dans un article décapant, « Et voilà pourquoi votre film est muet », Philippe Muray comparait les jeunes metteurs en scène français à des scouts dociles et bien élevés,  soucieux avant tout de la défense et de l’illustration de la »nouvelle hygiène sociale » qui préconise (mais ils ne le savent pas ou ne veulent pas le savoir) le dérèglement de tous les sens.

 

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Étrange époque, observait-il encore, que celle qui ne nous impose que des choses par principe souhaitables ou désirables : la tolérance, la liberté, le souci de l’autre, une sexualité épanouie. Bref, trop de bienfaits pour qu’on ne se méfie pas. Prenons le risque, suggérait-il enfin, de nous désolidariser du jardin d’Eden, de devenir intelligents.

Ce risque, Annie Le Brun n’a cessé de le prendre. Elle n’a rien à perdre, elle n’appartient à aucun parti, elle n’a pas transformé l’étendard de sa révolte en mouchoir de poche. Elle est bien trop lucide pour ne pas percevoir qu’une anesthésie progressive a gagné le corps social au point que nous sommes en droit de nous demander aujourd’hui si la prolifération de l’insignifiance n’est pas plus inquiétante que celle de l’islam ou que la disparition de la couche d’ozone. Le pléonasme s’est imposé comme notre unique mode de pensée : on s’accroche à la redondance comme à une bouée de sauvetage.

« Pour s’opposer à ce bonheur dans la  soumission  en train de s’imposer en art de vivre, écrit Annie Le Brun, ne restent que les rares êtres qui, d’instinct, lui échappent. »

On les reconnaîtra à leur refus farouche de prêter le moindre sérieux à un monde de plus en plus grotesque. Leur pensée est célibataire et la seule arme dont ils disposent est le « sabotage passionnel ». Il n’est même pas certain d’ailleurs qu’elle soit encore d’une quelconque efficacité cette arme face à la lâcheté intellectuelle qui est devenue la seule et véritable discipline olympique de notre temps.

Un portrait narcissique d’Erich von Stroheim…

Le 22 septembre 1885 naît, à Vienne, dans une famille juive aisée, Erich Oswald Stroheim. Son père est marchand de chapeaux à la Mariahilferstrasse. Erich a un frère, Bruno, qui tuera un de ses camarades d’un coup de fusil et qui mourra, en 1958, dans un asile d’aliénés près de Vienne, atteint de « folie incurable ». Ce drame provoquera la ruine de la famille Stroheim.

Après des études sans histoires dans une école de commerce, le jeune Erich est appelé sous les drapeaux en 1906 : il aspire au grade d’officier de cavalerie. Mais, un an après son engagement, il est définitivement rayé des cadres. Il décide alors de rompre avec sa famille, avec l’Autriche, avec son passé, et d’émigrer aux Etats-Unis. Ce qu’il fera le 15 novembre 1909, à Brême, en embarquant sur le Prinz-Friedrich-Wilhelm sous le nom d’Erich von Stroheim.

Lorsqu’il meurt d’un cancer des os à Maurepas, en France, le 12 mai 1957, à l’âge de soixante-douze ans, nul ne doute qu’il est issu de la plus haute noblesse autrichienne et qu’il a servi dans le régiment des dragons. L’uniforme lui colle à la peau et son allure d’officier prussien est si convaincante que même les nazis renonceront à révéler ses origines, car si le racisme était scientifiquement fondé, Stroheim ne pouvait pas être juif, et si Stroheim était juif, le racisme était une aberration. Il aurait été de surcroît très maladroit de traîner dans la boue l’acteur qui avait interprété von Rauffenstein, l’officier moralement irréprochable de La Grande Illusion.

La seule médaille authentique que recevra Stroheim, peu avant sa mort, sera la Légion d’honneur. Quand on l’épingle sur son pyjama de soie noire, il ébauche péniblement un salut militaire. Il se confessera également à un aumônier militaire américain. Lui qui avait construit sa vie sur une imposture, s’en est-il repenti ? On peut en douter. Lui ne peut pas se reprocher d’avoir voulu être Erich von Stroheim, le cinéaste maudit le plus génial du siècle, doublé d’un acteur qui métamorphosait chaque film dans lequel il apparaissait, tout comme Orson Welles ou Louise Brooks, qui passa d’ailleurs une soirée en sa compagnie, soirée où il fut assez mal à l’aise, car Pabst, autre Viennois, était présent, et Stroheim se méfiait de tous ceux qui auraient pu le démasquer.

De fait, il construisit avec une telle ténacité sa légende, recomposant inlassablement sa biographie, qu’il fallut après sa mort attendre des années le résultat des investigations de Denis Marion pour découvrir qu’il n’était pas le fils de Mme von Nordenwall, qu’il n’avait pas fréquenté l’université de Vienne, et qu’il n’avait jamais été lieutenant de cavalerie comme il le proclamait. Il cacha la vérité à tout le monde, y compris à ses trois épouses et à ses enfants, exhibant jusqu’à la fin de sa vie des photos où il posait aux côtés de l’empereur François-Joseph…

 

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N’oublions pas que dans l’un des plus envoûtants films de Billy Wilder, Sunset Boulevard, il jouait le rôle de Max von Mayerling, metteur en scène fini, totalement au service de sa maîtresse Norma Desmond interprétée par Gloria Swanson, qui avait joué dans Queen Kelly, de Stroheim, à laquelle il envoyait quotidiennement des dizaines de lettres d’admirateurs pour lui faire croire que le public ne l’avait pas oubliée. Cette idée venait de Stroheim, et Billy Wilder l’avait aussitôt adoptée, refusant en revanche de filmer Max en train de repasser amoureusement la lingerie de Norma. Ce que Wilder avait saisi, c’est que, par ses mensonges à répétition, Max von Mayerling construisait une fiction de tous les instants. Stroheim y était démasqué. Il ne s’en remit pas. Il détesta Sunset Boulevard. Billy Wilder l’avait enterré vivant en lui offrant « un minable emploi de valet » et en l’amenant à réfléchir sur le caractère morbide de ses mystifications. Il avait fui Vienne, et Vienne l’avait rattrapé à travers Billy Wilder, qui attendit cependant des années pour confier à un journaliste : « Stroheim a pu en tromper d’autres, mais pas moi. Je suis viennois, et son accent était un accent typique des faubourgs. Avec moi, vous n’aurez pas de problème : je vous le dis tout de suite, je ne suis pas noble et je suis juif. »

Mais pourquoi cette obstination à renier ses origines ? Et dans quelle mesure cette obsession a-t-elle laissé une trace dans son oeuvre ? C’est là qu’intervient Fanny Lignon, une jeune philosophe qui poursuit des recherches sur l’histoire du cinéma muet et qui, dans un essai tout à la fois érudit et passionnant, Erich von Stroheim. Du ghetto au gotha, se livre à l’autopsie d’un mythe. Elle risque une hypothèse audacieuse, mais qui se révèle extraordinairement féconde : Stroheim, comme Wittgenstein d’ailleurs, aurait été marqué à mort par le livre d’Otto Weininger, Sexe et caractère, somme antisémite et misogyne d’un jeune philosophe viennois et juif qui se suicida dans la maison de Beethoven en 1903. Le juif, selon Weininger, doit se libérer « de sa judaïcité, vaincre la judaïté en lui ». Ce que fera Stroheim, comme s’il avait été antisémite. « C’est en refusant d’être lui-même, écrit Fanny Lignon, que Stroheim s’est moulé trait pour trait dans le portrait que Weininger brosse du juif : il n’était rien, il n’avait pas de passé, il pouvait tout devenir. » Ce comportement semble obéir à une parodie de dialectique. On pourrait l’énoncer de façon imagée par une formule générale et tout aussi lapidaire : être juif, sans être juif, tout en étant juif.

Fanny Lignon montre également tout ce que Stroheim doit au philosophe Max Nordau, son auteur favori, auquel il fera explicitement référence dans sa première oeuvre, In the Morning, une pièce de théâtre écrite à son arrivée aux Etats-Unis et qui ne sera publiée qu’en 1988. Stroheim ne cesse de recommander la lecture des Paradoxes de Nordau, où l’on trouve tout à la fois une critique au vitriol des conventions sociales et un éloge cynique du mensonge comme technique pour faire son chemin dans le monde. Max Nordau justifiait enfin la conduite de Stroheim vis-à-vis de sa famille en estimant naturel qu’un « enfant plonge ses parents dans les ténèbres » pour accomplir son destin.

Il faudra attendre l’été 1930 pour que Stroheim retourne en Europe avec sa femme et son fils. Il sera reçu en audience privée par le pape, mais c’est seul et affublé d’une fausse barbe qu’il se rendra à Vienne pour une dernière rencontre avec sa vieille mère. Il ne s’y attardera pas et n’y fera plus jamais allusion. On peut d’ailleurs se demander si, outre Billy Wilder, celui qui n’a pas le mieux percé à jour Erich von Stroheim n’est pas le comédien Marcel Dalio, qui interprétait Rosenthal dans La Grande Illusion : « Stroheim connaissait sa valeur. Il avait planifié toute sa vie pour réussir. Il s’était fait lui-même. Il était à la fois le père et la mère du personnagequ’il avait inventé. Il a obtenu ce qu’il voulait, mais, en contrepartie, il n’a jamais eu ni ami, ni femme, ni personne. Stroheim s’était marié avec Stroheim et était amoureux de Stroheim. »

Mésaventures d’un Don Juan japonais…

Souvenirs du pays du Soleil Levant…

 

On se prend pour Don Juan. On se réjouit des lettres exaltées que des inconnues vous envoient. Parfois, on leur répond. Alors se met en place un scénario qu’on croit connaître, mais dont, finalement, on s’aperçoit qu’il n’a pas été écrit pour nous. On aimerait néanmoins être à la hauteur du rôle qui nous a été confié. On aimerait plus encore connaître le scénariste qui a inventé la machiavélique histoire dans laquelle nous avons eu la faiblesse de nous glisser.

Le Don Juan qui va nous égrener sa Confession amoureuse est un peintre japonais. Après dix années passées en Europe, le voici de retour à Tokyo, auréolé de la gloire que lui ont value ses expositions à l’étranger. Il vit dans une fièvre érotique constante, se promenant pendant des heures dans les rues de Shibuya, traînant dans les boîtes et les cafés en quête d’aventures. Il lui arrive de ne pas voir sa femme pendant plusieurs jours, nous confie-t-il. Jusque-là, rien que de très banal.

Ce qui va suivre l’est beaucoup moins. Il répondra à la lettre d’une inconnue, une certaine Takao, qui s’est entichée de lui. Non sans hésitation, il se rend au rendez-vous qu’elle lui a fixé. Takao est encore une gamine impétueuse et arrogante, ce qui n’est pas pour lui déplaire. Elle l’entraînera aussitôt dans un « love hotel ». Ce qu’elle veut, c’est faire à un homme ce que les hommes lui ont fait jusqu’alors. Notre peintre est désemparé. Il joue le jeu avant de prendre la fuite. Mais personne ne peut échapper au scénario de la séduction et de la mise à mort et Don Juan moins que quiconque. Il croyait jouer avec les femmes et ce sont elles qui vont se jouer de lui. Nous avons beau être dans le Tokyo des années 30, même les jeunes filles en kimono à la politesse exquise et à la soumission affichée connaissent les règles du jeu : prendre l’homme au piège de ses désirs et s’amuser ou s’émouvoir du pantin qu’elles ont dorénavant sous les yeux. Les moins cyniques proposeront alors à notre Don Juan, dans la plus pure tradition japonaise, un suicide à deux, suicide qui ne sera qu’une mascarade de plus.

On ne sera pas vraiment surpris que cette Confession amoureuse ait été écrite par une femme, la romancière Chiyo Uno, souvent comparée à Colette. Elle se lit avec la même fébrilité qui s’est emparée de notre Don Juan à son retour au Japon, tant elle est habilement construite, passant des paroxysmes de la passion à l’écoeurement face aux ridicules de l’amour. Elle nous offre surtout trois portraits de jeunes filles qui, chacune à leur manière, bravent rageusement les conventions d’une société encore fermée sur elle-même et dont on découvre, à travers leur éducation sentimentale, l’envers du décor.

 

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Chiyo Uno – Confession amoureuse, Denoël, paru le 23 janvier 1992

 

Quand Sollers se prend pour Hegel…

Philippe Sollers a un don particulier pour débusquer les « barbouilleurs de littérature » et quand il les décrit, notamment dans son dernier opus magnum en date, Mouvement, il donne l’étrange impression de se dédoubler. Car ces « barbouilleurs » sentent que la poésie serait pour eux le salut. Mais la chose leur fuit entre les mains – quand elle ne devient pas de la merde. Peu importe, dans l’empire du Marketing, il faut que la pensée, tout comme la poésie, soient impossibles. « C’est la loi des marchés financiers », conclut Sollers qui, une fois encore, est persuadé d’avoir échappé à cette hydre grâce à Hegel et à la poésie chinoise. Certes, il reconnaît être très délabré. Mais indemne. Indemne de quoi ? On ne le saura jamais. Et d’ailleurs, il est douteux que quelqu’un s’intéresse à ce « barbouilleur de littérature », le seul à avoir compris que tous les interprètes de Hegel, y compris ses adversaires, se sont trompés. Car il ne faut pas l’interpréter, mais l’être. Et Sollers qui veut l’être, qui pense l’être, ne nous aura rien épargné dans ce pensum indigeste, rien, à l’exception de sa vanité.philippesollers

« Si la vérité est le mouvement d’elle-même en elle-même », comme le prétendait Hegel, ne prenez pas la peine de la chercher chez les barbouilleurs de littérature. Et moins encore chez Philippe Sollers qui, sans doute sous l’emprise des marchés financiers, a réussi l’exploit d’étaler sa culture en lui retirant toute saveur. La prétention pèse parfois plus que les marchés financiers, mais ce n’est quand même pas notre Hegel bordelais qui s’arrêtera à des détails aussi mesquins, tant il est imbu de son génie. Il est bon de savoir que de si nobles et vertueux esprits veillent sur la littérature française chez Gallimard. Ne serait-ce que pour cela, ils auront droit à notre indulgence et, chez les plus perfides, à quelques égards.

 

Walter Benjamin en toutes lettres

Personne n’a mieux portraituré Walter Benjamin que Frédéric Pajak dans son Manifeste incertain ( 1 ) où il le suit dans ses pérégrination parisiennes, ses tentatives toujours avortées d’obtenir, lui le juif berlinois traducteur de Baudelaire et de Proust, la nationalité française jusqu’à Portbou dans les Pyrénées où il se donnera la mort, le 26 septembre 1940. Cet homme traqué, fuyant la barbarie, laisse un dernier mot : « Dans une situation sans issue , je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village des Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever. »

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Walter Benjamin par Frédéric Pajak

 

Il a quarante-huit ans. Il est pratiquement inconnu. Intuitivement, il sait qu’il lui faut mettre le meilleur de lui-même dans ses lettres. La dernière, celle d’un homme désespéré, sera aussi la plus bouleversante, car il est allé aussi loin que possible, sans retour en arrière, dans ce qu’il désignait en allemand comme la Katastrophe et qu’il n’a eu de cesse de cerner et d’approfondir. La morphine l’en délivrera. Bizarrement, personne ne retrouvera le corps de Walter Benjamin. Il est probable que sa dépouille ait été jetée dans la fosse commune. Mais le mystère demeure, certains, comme Stephen Schwartz, assurant qu’il aurait été assassiné par les agents du NKVD, le service secret de l’URSS. La mort qui ,en général , nous rend à l’obscurité, l’a transformé en mythe et on ne compte plus les études ni les films qui lui ont été consacrés. Cet exilé, vivant d’une modeste rente paternelle, a rejoint dans l’imaginaire Franz Kafka qu’il comparait volontiers à Laurel , qui aurait trouvé son Hardy avec Max Brod. Impossible, disait Walter Benjamin, de bien comprendre Kafka « sans parvenir à dégager les côtés comiques de la théologie juive« .

Le comique est souvent présent dans la vie de Walter Benjamin en quête de ce visa exceptionnel  qui serait un sésame pour les États-Unis. Au consulat américain, on lui remet un questionnaire qui comporte la question : « Êtes -vous le ministre d’un culte ou le professeur d’un collège ou d’une académie ? »

Il rédige alors ses dix-huit thèses sur le concept d’histoire, mais refuse de les publier, « car elles ouvriraient la porte à d’enthousiastes équivoques ». Il goûtait particulièrement ce moment où des insurgés, lors de la Révolution de Juillet, tirent sans se concerter dans divers lieux de Paris sur les horloges « afin d’arrêter le temps ». Nostalgique, il regrette le temps où les flâneurs, dans les passages parisiens, se promenaient avec une tortue et marchaient au rythme de l’animal. Le flâneur, et il en était un, est un ennemi passif de la société : il déambule, contemple les marchandises, mais ne consomme pas. S’il est un prophète pour notre temps, c’est bien lui.

W. G. Sebald,  dans ses Séjours à la campagne, se demande dans quelles eaux troubles et mensongères notre vision de la littérature aurait continué à patauger si, peu à peu édités, les écrits de Walter Benjamin et de l’École de Francfort, ce centre juif consacré à la recherche en histoire intellectuelle et sociale n’étaient venus nous ouvrir d’autres perspectives. Pour le savoir, rien de tel que de lire les Lettres sur la littérature que Walter Benjamin écrivit de 1937 à 1940 à Max Horkheimer, alors réfugié à New York. Ces lettres, admirablement éditées, restituent de manière impitoyable l’ambiance de l’époque où le défaitisme le dispute au conformisme. « Le conformisme des hommes de lettres leur dissimule le monde dans lequel ils vivent. Et ce conformisme est le fruit de la peur. »

Même pour les intellectuels du parti communiste , il reste un juif allemand marxiste certes, mais dont on se méfie. Cet intellectuel sans attaches, ce penseur sans abri, cet écrivain tout en paradoxes et en subtilité, ce critique trop clairvoyant embarrasse chacun. Nombreux sont ses  proches qui veulent l’aider, notamment à obtenir la nationalité française, mais aucun n’y met beaucoup de ténacité.

Dans le mouchoir de poche de sa chambre de bonne sous les toits de Paris – il y gèle l’hiver et y étouffe l’été – il contemple cette ville qui le tue et à laquelle il est entrain de consacrer une étude sublime et inachevée: Paris, capitale du XIX siècle. Le Livre des Passages.

Il livre aussi à Max Horkheimer ses jugement sur les écrivains qu’il côtoie – de Cocteau à Claudel – et le jugement qu’il porte sur leurs œuvres. D’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit et catholique personnaliste, il dit que le bénéfice que l’on tire de ses essais est médiocre. Il observe que la psychanalyse pousse beaucoup de ses amis dans les bras de l’obscurantisme. Que dirait-il des lacaniens aujourd’hui ?  À propos de Céline, il se demande si son nihilisme médical qui fait parfois penser à celui de Gottfried Benn n’est pas devenu une position de réserve du fascisme.

Si Benjamin privilégie la lettre – et la censure l’oblige parfois à écrire en français – c’est qu’elle témoigne sur le vif et à l’instant de l’effroi que suscite chez lui la double montée et du fascisme et de la lâcheté qu’elle provoque. Il les décrit dans leurs ressorts à la fois intimes et sociaux. En tant que document historique, ces lettres ont une valeur inestimable. Mais, à mon sens, elles n’en ont que plus dans la situation présente que nous vivons au quotidien. Si , pour Walter Benjamin, la qualité d’un texte se reconnaît à son pouvoir prophétique, il ne fait aucun doute qu’il est un prophète pour notre temps.
(1) Manifeste incertain 3 de Frédéric Pajak. Les Éditions Noir sur Blanc.

 

Lettres sur la littérature de Walter Benjamin. Éd. établie et préfacée par Muriel Pic, traduite de l’allemand par Lukas Bärfuss. Éd. Zoé. 150 pages.

 

 

Article initialement publié dans La Nouvelle Quinzaine littéraire.

Ce que Bernard Steele pensait de Céline…

Steele, de Denoël et Steele, est celui qui découvrit Voyage au bout de la nuit, son style, mais aussi Céline, un type médisant et parano, une âme noire.

 

C’était durant l’hiver 1967, au Buffet de la gare de Genève. Bernard Steele qui dirigeait alors les éditions du Mont-Blanc, m’annonçait qu’il publierait un livre que j’avais écrit sur les troubles de l’adolescence. J’avais en face de moi l’homme qui avait édité Louis-Ferdinand Céline. Je ne manquai pas de lui poser la question qu’il avait dû entendre cent fois: « Si c’était à refaire, publieriez-vous aujourd’hui les oeuvres de Céline ? », question que je jugeai aussitôt idiote et qui l’amena à sourire de ma naïveté. « Question oiseuse entre toutes, me répondit-il. Le même homme peut-il traverser deux fois la même rivière ? »

Il me raconta ensuite son enfance à Chicago au début du siècle, sa rencontre avec Robert Denoël à Paris dans une librairie, la création de leur maison d’édition Denoël et Steele, l’histoire rocambolesque du manuscrit du Voyage au bout de la nuit, les sentiments que lui inspirait Céline, son engagement dans l’US Navy durant la Seconde Guerre mondiale (il la qualifiait de divertissement désastreux), sa passion pour la psychanalyse et, finalement, son installation à Genève où il publiait des ouvrages de psychologie. Il avait l’allure d’un intellectuel plutôt austère, attentif et indulgent? Surpris surtout par le cours qu’avait pris son existence après la parution du Voyage. « Si je considère cette période avec le recul des années, me disait-il, il me semble avoir assisté à un drame. La littérature française avait alors atteint son apogée, avec Proust notamment, et un renouveau s’imposait. Céline, avec son Bardamu et son Ferdinand, avait été choisi par l’Esprit du Temps, le Zeitgeist comme aurait dit Hegel, pour devenir l’un de ses démolisseurs. Il a admirablement rempli son rôle. Après son passage, la place était nette… Les Nouvelles Vagues pouvaient enfin déferler. Elles ne risquaient plus de trouver d’obstacles. »

Je voulus en savoir plus sur Céline. Bernard Steele, avec une moue de répulsion, me fit comprendre à quel point l’homme lui déplaisait. « J’étais perplexe face à l’indulgence des intellectuels et des artistes français pour l’antisémitisme et la lourdeur des blagues contre les youpins. Céline, incontestablement, l’était, antisémite. J’étais juif, encore jeune, étranger aux moeurs parisiennes, mal à l’aise dans un milieu que j’avais sans doute idéalisé. Ce fut d’ailleurs la cause de ma rupture avec Robert Denoël qui décida de collaborer à L’Assaut, le journal d’Alfred Fabre-Luce. Je conservai cependant une certaine sympathie pour ce Belge jovial que j’ai revu peu avant qu’il ne soit assassiné. En revanche, les pamphlets antisémites de Céline m’avaient écoeuré. Il ne m’avait jamais inspiré de sympathie, car il jouait continuellement la comédie. Je dirais aujourd’hui qu’il était paranoïaque, et que, comme tous les paranoïaques que j’ai connus, il cherchait à faire peur en hurlant, en calomniant, en prétendant que je lui volais ses droits d’auteur parce que j’étais juif… Oui, ce qui me reste de lui, c’est cette capacité de compenser sa propre peur par le besoin de faire peur. »

Proustien sans partage, j’avais alors peu lu Céline – seule sa thèse sur Semmelweiss m’avait emballé – et je comprenais parfaitement ce que ressentait Bernard Steele. Il n’était pas homme à juger qui que ce soit, mais les réserves qu’il exprimait trouvaient un écho singulier en moi. D’une voix lasse, presque brisée – il était déjà affaibli par la maladie qui allait l’emporter -, il conclut: « Chacun est victime de son destin. Céline le fut tout comme moi. Que le destin ait fait que nos destins se croisent et que je sois, financièrement du moins, à l’origine d’une oeuvre tout à la fois géniale et abjecte, demeure un de ces mystères insondables qui restera toujours sans réponse. »

Après ce déjeuner, je n’ai jamais pu lire Céline d’un oeil innocent. Et je le reconnais volontiers, les paranoïaques me sont devenus insupportables, quelle que soit la forme que leur génie puisse prendre.

 

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Article initialement publié dans le numéro 54 (Juillet-Août 2012) du Service Littéraire.

 

Ma galerie de nihilistes 5: Giuseppe Rensi ou la volupté de l’extinction…

Comme notre ami Philipp Mainländer qui aspirait à une philosophie de l’auto-anéantissement de l’espèce, Giuseppe Rensi (né à Vérone en 1871 et mort à Gènes en 1941) soutenait, en schopenhauerien convaincu, qu’il n’y rien de plus grotesque que la suggestion qu’il faut agir, améliorer le monde, le faire progresser. À l’opposé de Hegel et des néo-hégéliens, il soutenait que tout ce qui est réel est irrationnel  et que les causes perdues ont autant, sinon plus, le droit de leur côté que les causes gagnées. D’ailleurs, il devrait sembler évident à chaque penseur que le monde n’est du point de vue esthétique qu’un musée de caricatures, du point de vue intellectuel un asile d’aliénés et du point de vue moral une auberge de chenapans.  9788893140201

Ce professeur de philosophie à Gènes était tout à fait conscient que le succès n’advient qu’aux philosophes du oui, ceux qui sont assez naïfs ou retors pour justifier – au moins en dernier recours – les choses, le monde, la vie. Sous Mussolini, il insista sur l’impossibilité de donner un fondement à la politique, ce qui ne dissuada pas le Duce de l’arrêter, ainsi que sa femme. Les censeurs ne supportaient de l’entendre rappeler avant chaque cours que toute idée politique, dès lors qu’elle se réalise, se corrompt et se dénature nécessairement. Sous les masques idéologiques apparaît à l’état de substance chimique quasiment pure ce à quoi se réduit forcément l’art d’exercer le pouvoir : la violence arbitrairement légitimée par la loi.

Terminons  sur une note optimiste (une fois n’est pas coutume). Giuseppe Rensi disait que quand il retrouvait après plusieurs années une personne qu’il avait connue beaucoup plus jeune, il se demandait aussitôt en l’observant quel terrible malheur avait dû la frapper. C’est une expérience que chacun d’entre nous a pu faire. Et la conclusion qui s’impose est que la sensibilité humaine n’est rien d’autre qu’une lente concentration des radiations de la souffrance ou, si l’on préfère, une pile chargée de douleur. Rassurons-nous : elle ne dure jamais bien longtemps ! Quant à la changer en procréant, mieux vaut ne pas y songer. Les enfant que je n’ai pas eus ne sauront jamais le bonheur qu’ils me doivent.

Que nous reste-t-il de Marx et Heidegger ?

Nos larmes pour pleurer à supposer que nous leur ayons apporté un peu de crédit.

Une anecdote, pour commencer, qui mérite toujours d’être rappelée : en 1919, Freud avait rencontré un fervent communiste qui lui avait dit que l’avènement du bolchevisme amènerait quelques années de misère et de chaos, mais qu’elles seraient suivies de la paix et de la prospérité universelle. Dubitatif, Freud lui avait répondu qu’ il croyait à la première partie de ce programme, mais que la seconde relevait de la psychiatrie, comme toute forme d’utopie. Freud considérait l’histoire comme un système clos, sans probabilités inconnues. Ce qui va se passer est ce qui s’est passé. Plus encore que des  restaurations, l’histoire se nourrit de reproductions fidèles. D’où le dédain de Freud pour l’avenir et son pessimisme roboratif. Comme Marx semble naïf à côté de lui !

On ne répétera jamais assez à cette occasion la vieille blague soviétique : « Un communiste, c’est quelqu’un qui a lu Marx. Un anticommuniste, c’est quelqu’un qui l’a compris. »

Le monde entier en était revenu, mais les intellectuels français, comme pour Marx, continuaient à voir en Martin Heidegger un héros de la pensée. Il aurait certes commis de son propre aveu « une grosse bêtise » en flirtant avec le nazisme, mais sa pensée volait à une telle altitude, tel l’aigle sur la Forêt Noire, qu’il ne fallait pas s’arrêter à des détails aussi mesquins pour le juger. Il n’avait pas été compris. Il ne le serait jamais, sinon par des esprits malveillants ou bornés.

Guillaume Payen, philosophe et historien, ne s’en est pas laissé conter : son Heidegger, catholicisme, révolution, nazisme, vaste et passionnante enquête sur la vie et l’œuvre du philosophe, sonne le glas de son nationalisme militariste et son rêve de domination allemande de toute la terre portés par un dépassement de la métaphysique qui, au travers d’une méditation avec Hölderlin et d’une explication avec Nietzsche, allaient sauver l’Occident de la mort spirituelle qui le guettait. En des termes plus simples, Hitler pensait de même, agissant en conséquence, inquiet, comme Heidegger, de l’enjuivement de son peuple et soucieux de son rôle historique prééminent. Là encore, Freud nous a beaucoup appris sur les liens entre paranoïa et philosophie. Mais ni Heidegger, ni Hitler ne lui ont prêté la moindre attention : les délires sont tellement plus exaltants. Ils le sont aujourd’hui encore, sous une forme qui n’est pas moins terrifiante : chaque génération a droit à ses accès de folie avant de vider la coupe de l’amertume.

 

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Et comme l’Histoire nous sert souvent les mêmes plats, il n’est pas interdit de s’interroger sur l’islam, « ce communisme du vingt et unième siècle » selon la formule de Jules Monnerot, dont le Coran n’a rien à envier au Manifeste de Marx et d’Engels ni à Mein Kampf en matière de totalitarisme. La plus grossière erreur que nous ayons commise est sans doute de placer sur le même plan le judaïsme, le christianisme et l’islam, rendant, par là-même, impossible la critique du Coran.

La seule chose à retenir de l’Histoire, c’est qu’on n’apprend rien d’elle.

Ma galerie de nihilistes 4: Kitamura, de l’idéalisme au nihilisme…

En ouvrant au hasard le beau livre de Maurice Pinguet, un proche de Michel Foucault, sur la mort volontaire au Japon, j’y ai fait la connaissance de Kitamura Tôkoku ( 1868-1894) un fils de samouraï nourri de Byron et d’Emerson. Il était obsédé par l’idée que nourrir  de grands rêves, concevoir une œuvre immortelle, mais n’être pas en mesure d’y parvenir, devait s’expier. Dans un essai qu’il publia un an avant sa mort, il écrivit qu’une part de vengeance entre fatalement dans le suicide. On s’en prend à soi-même des torts qu’on s’est infligés. Et quel plus grand tort que de ne pas devenir ce qu’on croyait, ce qu’on voulait être ? Il y a sans doute, tapie au plus profond de nous , une culpabilité de non-création qui sabote toute idée de bonheur ou de plaisir. L’idéalisme conduit au nihilisme et nourrit le ressentiment en mesurant ce qui existe à ce qui devrait exister. Un moment vient où le rêveur venge son rêve : il s’y sacrifie.

Si tel était plus souvent le cas, nous assisterions à une réjouissante hécatombe de suicides. Mais les hommes ont pris la fâcheuse habitude de rejeter la faute sur autrui et leur condamnation du monde se met plutôt au service de la satisfaction qu’ils prennent à combatte le Mal sous quelque forme – politique, morale, religieuse…- qu’il se présente. Rares sont ceux qui dédaignent ce subterfuge. D’ailleurs, on les oublie vite, mettant au compte d’une mélancolie morbide leur lucididité. Tel fut le destin de Kitamura. Ne parvenant pas à convaincre sa jeune épouse qu’ un suicide à deux leur épargnait bien des déboires et des désillusions, il tenta de s’égorger d’un coup de dague le 28 décembre 1893, mais on le secourut, on l’hospitalisa et la blessure se cicatrisa. Il estimait sa vie ratée. Rater son suicide était une humiliation de trop : il se pendit tout simplement à l’arbre d’un de ses jardins. Un fils de samouraï ne tergiverse pas avec la mort.

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C’est l’occasion ou jamais de rappeler ce que le plus grand romancier de l’époque, Natsume Sôseki, prophétisait dans Je suis un chat (1905) : « La plupart des gens n’ont pas une grande intelligence et ils laissent les choses suivre leur cours naturel, puis le monde et ses difficultés finissent par les tuer. Mais les hommes de caractère ne se satisfont pas d’une mort à petit feu. Ce qu’ils veulent, c’est quitter ce monde d’une façon qui portera leur marque personnelle. »
J’ajoute qu’au prêt-à-porter de la mort naturelle succédera l’élégance du suicide longuement élaboré et pensé. Que n’enseigne-t-on d’ailleurs dans les écoles la Suicidologie au lieu de la Morale !

L’Adieu à Imre Kertész

Imre Kertész n’a pas bâclé, comme moi, de petits livres frivoles à l’intention d’adolescentes à frange. Il a traduit Nietzsche, Freud et Wittgenstein en hongrois. Il a connu dans sa chair le nazisme et le stalinisme. Son expérience de la vie est aux antipodes de la mienne. Et pourtant, quand je le lis, j’ai souvent l’impression de rencontrer mon double. Tant de pages que je pourrais recopier, notamment sur l’inutilité de la lucidité, sur la passion stupide de la lecture des journaux, sur la sclérose des sentiments qu’il faut saluer comme une main secourable, car elle nous aide à aller vers la fosse commune.

Kertész a compris de l’intérieur Wittgenstein : sa concision poussée jusqu’à la perversité, sa haine de soi juive (« la forme la plus pure d’antisémitisme », note-t-il), sa pensée conçue comme une tentative de domination, comme une vengeance, comme l’oeil du fugitif regardant encore une fois en arrière, rempli de mépris et de clairvoyance. Éric von Stroheim n’est  pas loin.

 

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Kertész s’est livré à un exercice hautement recommandable: il a dressé la liste de tous ses biens. « Seules mes fautes m’appartiennent », a-t-il ensuite écrit tout en bas d’une feuille, au demeurant couverte de numéros de téléphone. Et cette observation si troublante : il est utile de visiter parfois les endroits où se sont déroulées les minutes décisives de notre vie, ne serait-ce que pour nous confirmer que nous n’avons rien de commun avec nous-même. Ce qui fait irrésistiblement penser à Kafka écrivant : « Qu’ai-je en commun avec les juifs, moi qui n’ai déjà rien de commun avec moi-même ? »

La fidélité aux lieux, aux êtres, aux idées n’est jamais qu’une stratégie pour dissimuler l’inconsistance de notre personnalité, inconsistance à la frontière de la folie pure. Cette frontière, Imre Kertész l’a franchie à l’aube de ce 31 mars 2016.  Nous lui souhaitons un meilleur voyage que celui qu’il a connu sur cette terre de désolation, même si son humour ravageur et son génie littéraire l’ont préservé de bien des déboires. Pure hypothèse un peu trop convenue aurait-il conclu, car ce que nous sommes est incommunicable. Pas toujours, ni pour tous, mon cher Imre !