Gloire tardive autant que dérisoire dans la Jung Wien…
Je m’appelle Saxberger. J’ai soixante-dix ans et je vis à Vienne. Dans le bureau où je travaille, les employés se lèvent quand j’arrive et me gratifient d’un solennel « Bonjour, Monsieur Édouard Saxberger »
Je dîne le soir avec des insignifiants, mais respectables collègues de bureau. Et quand je rentre chez moi dans la soirée, après une brève promenade, ma gouvernante m’accueille avec délicatesse. Bref, une vie sans doute terne à vos yeux, mais réglée comme un métronome. J’oubliais : cinquante ans auparavant, comme le temps passe vite, j’avais commis un recueil de poèmes intitulé précisément Promenades et, faute de succès, je l’avais aussitôt oublié. Rond-de-cuir, oui. Artiste, non.
Et pourtant quand un jeune homme m’a dit que mon petit livre, maintenant introuvable sauf chez les bouquinistes, avait bouleversé sa vie, je l’ai cru. Quand il m’a invité au café Griensteidl pour y rencontrer des écrivaillons qui tous, selon lui, m’idôlatraient, je l’ai suivi. Mon cœur battait un peu plus fort, comme si la vie m’offrait une seconde chance, comme si le destin me soufflait: « Toi aussi tu es un poète ! »
Il me restait si peu de temps à vivre : peut-être avais-je fait fausse route jusque là. Je me mêlais donc à ce groupe de joyeux lurons, tous plus ambitieux les uns que les autres, formant un cercle qu’ils avaient baptisé Exaltation. Ils voyaient en moi leur figure tutélaire et cela aussi m’exaltait. Je possédais maintenant une nouvelle identité, celle de Poète Maudit réduit au silence par la médiocrité ambiante. Je n’y croyais qu’à moitié, mais cela flattait ma vanité. Et comme j’avais toujours considéré que les monde des art se résumait en trois mots : vanité, vanité et vanité, je me laissais doucement bercer par la mienne.
Berner, aurait été plus juste. Car vint le jour où mes jeunes amis décidèrent d’organiser dans un théâtre viennois une soirée littéraire. Chacun y aurait lu des fragments de son œuvre et ensemble nous aurions signé un Manifeste pour un art radical qui aurait éclipsé tous ces scribouillards qui fréquentaient également le café Griensteidl. Nous étions la Jung Wien et nous l’étions avec une telle ferveur que j’en oubliais mon âge.
La soirée eut bien lieu. Elle fut catastrophique. À part les parents, les amis et quelques actrices sur le retour, personne ne s’était déplacé. Pire encore: je n’avais même pas été capable de composer quelques vers. La poésie m’avait oublié autant que je l’avais négligée. Je n’y entendais plus rien. Quand vint mon tour de monter sur scène, je me bornais à raconter une blague qui circulait dans mon bureau et qui faisait rire tout le monde. Elle n’amusa personne. J’entendais des voix, mais était-ce bien dans la salle ou dans ma tête, qui répétaient « Quel pauvre diable ! »
Mes nouveaux amis me dévisageaient avec pitié, quand ce n’était pas avec mépris.. Nous avions été dupes les uns des autres. Je n’étais pas un poète maudit, mais un pauvre diable. Et eux de misérables ambitieux qui m’avaient mis sur un piédestal pour mieux servir leurs funestes desseins.
Je m’échappai au plus vite de ce guêpier, suivi seulement du jeune Hofmannstahl qui m’accompagna, peiné comme un enfant, jusqu’à la porte de la taverne où mes vieux amis avaient coutume de se réunir. Il m’avoua – et ce fut ma dernière humiliation – que personne dans le cercle Exaltation n’avait lu mes Promenades. Est-cela vieillir, me suis- je demandé, en franchissant le seuil de la taverne : croire qu’une vie peut commencer, alors qu’elle s’achève ?
À peine assis, je fus saisi par l’impression de rentrer chez moi après un court et pénible voyage. Je retrouvais enfin la sourde et molle quiétude d’antan. Je savais que je n’aurais plus jamais besoin d’autre chose. Et surtout que jamais, jamais plus, on me traiterait de « pauvre diable » .
Gloire tardive d’Arthur Schnitzler. Traduit de l’allemand par Bernard Kreiss à partir d’un manuscrit récemment découvert dans le fonds posthume de l’auteur à l’université de Cambridge. Éd. Albin Michel.