De l’influence des intellectuels sur Alfred Eibel

couv_influence_v4.3Cinquante petites chroniques terribles sont ici rassemblées pour la délectation du lecteur. Roland Jaccard s’amuse à retirer cannes et béquilles à ceux qui s’appuient sur des certitudes, des usages, des postures ou des contrevérités. Il dynamite quelques fondations, fait le ménage parmi nos illusions, accablé qu’il est, on le sent bien, par la connerie, virus dont on n’a pas trouvé l’antidote. L’humour y trouve son compte ajouté à une bonne dose de rosseries pour le confort du lecteur. D’ailleurs le lecteur perspicace ne peut qu’applaudir des deux mains devant tant de situations pas piquées des hannetons, devant tant de toges soulevées, car c’est dans les coulisses des penseurs qu’on découvre leurs simagrées. Chère Europe, son but déclaré est de saper le navire qui assure sa traversée et l’on sait que rien ne pourra la faire changer de direction. L’Europe sait tout, rebondit sur d’antiques idéologies, sur des fantasmes, persuadée que le chemin indiqué par ses apparatchiks nous mènera vers la lumière. Le grand art de quelques penseurs est de travestir la vérité. Ils sont ce qu’on appelle en allemand Betriebsblind, traduction « aveugle d’entreprise », prisonniers de schémas anciens, possédant, on s’en doutait, la parole révélée. La vérité, rien que la vérité, est une notion obsolète depuis belle lurette. Penseurs sans foi ni loi, affectant de braver les convenances, celles-ci se présentent comme une suite de petits arrangements entre bandes organisées, autrement dit le parti de la canaille avec en supplément des allures d’aristo, ce que Georges Sanders a si bien décrit dans Mémoires d’une fripouille.

Faisons nos choux gras de Karl Kraus, Peter Altenberg, Henri Roorda, E.M.Cioran, Louis Scutenaire, Pierre Drachline, Léo Slezak et John Kennedy Toole qui, avec La Conjuration des imbéciles, a mis en œuvre la décadence du monde occidental. On retrouve quelque chose de Toole dans le livre de Roland Jaccard notamment quand celui-ci écrit : « L’agonie d’une civilisation tient aussi au fait qu’elle a perdu ses défenses immunitaires. Elle ne sait plus comment se défendre, ni pourquoi elle devrait le faire ». Ce livre plein de sarcasmes comme autant de corbeaux croassant, appartient à un genre typiquement viennois appelé blödeln, difficilement traduisible, dont l’équivalent français serait celui-ci : faire l’idiot. Un personnage de Dostoïevski. Sauf que les propos désordonnés du personnage russe n’en demeurent pas moins prémonitoires. Je « suppose avec certitude » que Roland Jaccard a plus appris en fréquentant les bergers des Carpathes qu’en fréquentant les malins de Paris. Il en ressort que les tyrans d’aujourd’hui et de demain construiront sur la planète entière des parcs d’attraction composés d’une variété infinie de massifs de fleurs de toutes les espèces. Le peuple sera amené à s’y promener à heure fixe avec obligation d’admirer cet épanouissement floral et de pousser des cris de joie. Pendant ce temps, le tyran prendra seul ses décisions pour le bien-être de sa personne, de sa famille, de ses proches. Le peuple ? Une idée périmée. Les participants mis en cause dans ce livre n’ont qu’à bien se tenir : Roland Jaccard est un redoutable escrimeur.

 

Alfred Eibel

Néonihilisme contre boyscoutisme planétaire

 

Ricanements et sarcasmes : telles seraient les armes favorites des « néonihilistes ».

Pour ceux qui ne l’auraient pas encore compris, « néonihilistes » c’est le mot savant que certains commentateurs peu inspirés de la vie politique ont trouvé pour désigner ceux qu’on appelle – tout aussi sottement – les « néo- réactionnaires », Eric Zemmour et Alain Finkielkraut en tête. Héritiers des ultralibéraux et des néoconservateurs, mais totalement désabusés, ces « néonihilistes » auraient pour seul objectif leur gloriole. Tous les moyens leur sont bons pour l’obtenir, depuis la stigmatisation de l’islam jusqu’à leur complaisance à l’égard des populismes. Arborant volontiers une touche de racisme à leur boutonnière, ils jouent habilement aux boutefeux avec une insouciance de sales gosses. Un parfait exemple de la méthode éprouvée consistant à caricaturer ses adversaires pour ne pas avoir à se donner la peine de leur répondre.

L’autre tribu se dévoue inlassablement aux nobles causes – et Dieu ou le Diable savent qu’elles ne font jamais défaut. Spontanément acquis à la cause des victimes, ces citoyens responsables, soucieux de la complexité des problèmes, conscients que leurs idéaux sont hors de portée, mais débordants de bonne volonté. On les imagine ensemble, le soir, lisant Indignez-vous ! de Stéphane Hessel en hochant la tête. Le printemps arabe les réjouit, mais ils ne se demandent jamais pourquoi les révolutions font fuir les révolutionnaires.

Il y a dans le vaste monde beaucoup de ces spécimens qui participent tous plus ou moins de ce que j’appellerai le boyscoutisme planétaire. Je les admire et regrette parfois de ne pas être comme eux. La bonne conscience, quand même, ce n’est pas rien. Mais en dépit de tous mes efforts, je ne parviens pas à m’indigner.

Le boyscoutisme planétaire, chacun sait ce que c’est. Inutile de l’expliquer. Alors qu’ils n’en finissent plus de définir le néonihilisme, dans un souci pédagogique poussé jusqu’à la référence à un sophiste du Vème siècle avant J.C., un certain Gorgias qui lui non plus ne s’embarrassait pas de nuances. Car pour ceux-là tout est dans la nuance, sauf sur les sujets qui fâchent : les droits de l’Homme, le respect de l’islam, la peine de mort, la colonisation, l’immigration… Il y a des questions qui ne se discutent pas, à moins d’être néonihiliste ou populiste. Sans oublier toute celles qu’il vaut mieux éviter car leur évocation pourrait être blessante pour les uns ou les autres. Ces ardents défenseurs de la liberté d’expression seraient pour que l’on décrète une fois pour toutes que les valeurs qu’ils défendent font partie de l’héritage spirituel de l’humanité et ne sauraient, à ce titre, être remises en question.

Ils veulent aller de l’avant : croient en l’idée de progrès, pas comme les « néonihilistes » qui considèrent que c’est un attrape-nigauds. Nous avons là des hommes responsables, ils veulent sortir du nucléaire, laisser une planète propre à leurs enfants. Ces hommes, sympathiques par ailleurs, n’ont aucun tabou, car l’idée même du négatif leur est étrangère. Ils n’envisagent pas que la vertu est le pire des vices et que « vivre » et « être injuste » sont synonymes. Ils ont combattu les libéraux, style Blair. Ils exècrent W. Bush, Wolfowitz et les autres néo-cons. Ils ont été déçus par l’apathie d’Obama qui n’a même pas tenu sa promesse de fermer un des pires symboles de la barbarie américaine : Guantanamo. brigittebardot

Mais ce qu’ils ne supportent vraiment pas, ce sont ces « néonihilistes » qui font l’apologie du rien. Ils les redoutent, ces hordes sauvages perturbent leurs nuits. Ils peinent à les comprendre, ce qui est regrettable mais plutôt banal chez les boy-scouts.

Portons-leur secours en rappelant qu’il y a cent ans naissait Cioran, le Vandale des Carpates, et que pour se mettre un peu à la page il ne serait pas inutile qu’ils le lisent. Cela leur éviterait de caricaturer la pensé qu’ils définissent comme « néonihiliste » et de considérer ceux qui s’en réclament comme des filous ne rêvant que de passer à la télévision.

 

 

La suite, et d’autres déclarations d’amour au néant, dans De l’influence des intellectuels sur les talons aiguilles.

 

Rommel face à Hitler

Hitler méprisait les généraux de la Wehrmacht, à l’exception du Maréchal Erwin Rommel. Mais leurs desseins divergeaient. Hitler voulait plus que la conquête de l’Europe et l’extermination des juifs, il voulait l’anéantissement de l’Allemagne. Il confiait à Goebbels qu’il n’appréciait pas vraiment ces grands blonds un peu trop mous. Des Japonais, ajoutait-il, auraient été à la hauteur de ses ambitions.

Rommel, lui, était un soldat qui se consacrait exclusivement à l’art de la guerre – Une guerre sans haine, tel était d’ailleurs le titre de son livre. Toute guerre qui ne se nourrissait pas d’une réflexion intellectuelle, ne pouvait, selon lui, aboutir qu’à une longue série d’horreurs absurdes. « La guerre, disait-il volontiers, est un phénomène social bien plus complexe que le jeu d’échecs. Les combinaisons y sont infiniment plus nombreuses et certaines d’entre elles échappent à toute analyse logique. »

Le mot d’ordre d’Hitler, « Vaincre ou mourir » le consternait. Trop puéril, pensait-il. Le jour viendrait où Rommel se retournerait contre le Führer. Mais Hitler le redoutait. Il était trop populaire, même auprès de ses ennemis, pour se débarrasser de lui aussi facilement que des conjurés du 20 juillet 1944. Il eut droit à des funérailles nationales. La vérité, une mort volontaire par dégoût, n’émergea qu’après la capitulation de l’Allemagne.

Deux immenses acteurs ont incarné Rommel à l’écran: Erich von Stroheim dans Les cinq secrets du désert de Billy Wilder (1943) et James Mason dans Le Renard du désert d’Henry Hathaway (1951). Autant Stroheim colle à l’image d’un officier allemand (c’est quasiment génétique chez lui en dépit de ses origines juives et viennoises), autant James Mason peine à endosser l’uniforme d’un général nazi. Il faut attendre la fin de l’enquête poussive d’Henry Hathaway sur le suicide de Rommel pour qu’il devienne crédible. James Mason, cet ancien étudiant en architecture de Cambridge, était plus à l’aise en intellectuel suisse légèrement pervers dans Lolita que comme interlocuteur du Führer. Mais c’est précisément sa droiture, son absence de cynisme dans le rôle de Rommel, ainsi que ses doutes et ses maladresses qui le métamorphosent en ce qui lui répugnait le plus : un traître. Certes à sa manière. Sans l’assumer pleinement. Sans avoir conscience que le véritable héroïsme résidait moins dans ses combats à la tête de l’Afrikakorps que dans le reniement de tout ce en quoi il avait cru. Churchill lui rendra un vibrant hommage. Ce sont les dernières images du film d’Hathaway.

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Kostas Axelos face à Jacques Lacan

J’avais vingt ans quand j’ai connu Kostas Axelos. C’était à Lausanne. Il était venu y donner une conférence. Je n’en ai gardé aucun souvenir, sinon celui d’une voix qui martelait chaque mot comme s’il recelait un trésor. L’homme portait beau, buvait sec et avait un faible pour les baby dolls. Il approchait de la quarantaine et avait conservé l’allure d’un officier. Il venait d’Athènes où il avait été condamné à mort pendant la guerre civile. C’était alors son principal titre de gloire et il ne manquait jamais de le rappeler.

Après sa conférence, je l’avais entraîné dans quelques mauvais lieux lausannois avec le poète Dimitri T. Analis et nous avions sympathisé. J’étais un freudien novice et lui un philosophe belliqueux. Il voulait en découdre avec Sartre et rêvait d’une confrontation publique au terme de laquelle il l’aurait mis K.O.

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Sartre n’a pas eu l’élégance de lui donner cette chance et Kostas s’est trouvé d’autres adversaires. Lacan, notamment. Il racontait volontiers la confidence que lui avait faite Heidegger après qu’il l’eut conduit à Cerisy-la-Salle en voiture avec Lacan :  » Le docteur n’aurait-il pas besoin d’un docteur ?  »

Après m’être installé à Paris au 19, rue Monsieur dans le même immeuble que Kostas, j’eus l’occasion de le voir tous les jours. Comme je collaborais au Monde des Livres et que j’avais été chargé d’une double page sur Lacan, je lui demandai d’intervenir. Il ne ménagea pas ses critiques. Le docteur Held qui comptait parmi nos amis et qui avait bien connu Lacan lors de ses études de médecine lui emboita le pas. Et Georges Mounin, le linguiste, également. Il ne restait plus que Bertrand Poirot-Delpech pour arracher quelques sentences énigmatiques à Lacan, jeu auquel il se prêta bien volontiers. Bref, pour la première fois dans l’histoire du Monde une double page qui couronnait en principe une œuvre se métamorphosa en un règlement de comptes. Kostas jubilait. Et lors d’un dîner avec son vieil ami Pierre Fougeyrollas tous deux tombèrent d’accord pour dire que Lacan ne pouvait faire mieux que remâcher Nietzsche, Heidegger et ce qu’il reste de pensée dans le catholicisme intégriste. Ils prévoyaient que dans dans peu de temps l’histoire aura fait justice du lacanisme qui n’intéressera plus personne. Le contraire s’est produit, mais ni l’un ni l’autre ne sont plus là pour en mesurer les effets.

Peut-être, si j’y réfléchis, l’état d’esprit de Kostas Axelos l’amenait-il à penser que plus rien n’intéresserait plus personne. Aucun nouveau départ n’était prévisible. Il suffisait de le reconnaitre. Il n’était même pas réactionnaire, simplement dépressif. Il avait été communiste. Il ne l’était plus. Il avait fondé avec quelques amis la revue Arguments . Elle était demeurée confidentielle. Il disposait d’une collection aux éditions de Minuit – il publia Herbert Marcuse, Karl Korsch, Ludwig Bölke…- , mais le cœur n’y était plus. Lui-même se fit de plus en plus rare. Il était revenu de tout, sauf d’Héraclite. Obscurcir l’obscurité : telle était dorénavant sa tâche.

Nicole, sa compagne, si enjouée, si charmeuse, si tendre, l’avait quitté. Notre ami commun, Jean-Michel Palmier, était décédé. Les années avaient passé. Je croisais de temps à autre Kostas boulevard Saint-Germain : il avait toujours fière allure, mais nous n’avions plus rien â nous dire. Il avait vécu avec une jeune Chinoise. Il donnait maintenant l’impression d’une solitude hautaine. Le temps des bars à café lausannois, des vacances à Hydra, des nuits passées à parler de Husserl ou de Heidegger était passé. Il avait postfacé un de mes premiers livres : cela m’avait ému. J’étais si jeune alors. Il m’avait fait partager sa vie, rue Monsieur. Ce qu’il m’a enseigné, ce n’est pas la philosophie, c’est la générosité. Elles vont rarement de pair.

Pourquoi l’UDC helvétique snobe le FN

La question a été posée à Oscar Freysinger qui a répondu simplement : « Le FN est étatiste, dirigiste, collectiviste et centralisateur. L’UDC (Union Démocratique du Centre) est libérale et fédéraliste. Nos projets de société sont opposés. Voilà pourquoi il n’y a jamais eu de contact. Seul point commun : la défense de la souveraineté nationale.

« À quoi il faut ajouter l’islamophobie où la Suisse a incontestablement une longueur d’avance en Europe avec l’interdiction des minarets. D’ailleurs les têtes pensantes de l’UDC ne se sont jamais privées de dire que le FN est un parti de gauche qui plonge ses racines dans le poujadisme.

Ce que le FN n’a jamais compris, c’est qu’une droite moderne doit réussir le mariage du libéralisme économique avec la lutte contre la surpopulation. La presse suisse a d’ailleurs noté que les ténors de l’UDC ont accueilli la victoire du Front National au premier tour des élections régionales avec la froideur d’observateurs impartiaux et le sentiment légèrement méprisant que les Français, nourris au biberon des droits de l’homme et de la servitude engendrée par un assistanat  social sans limite, ne s’en sortiront jamais, quel que soit le parti au pouvoir. La France est devenue le champion international de l’apathie, du matraquage fiscal et des politiques les plus incohérentes dans ses interventions néo-coloniales. En fait, les Suisses, et pas seulement ceux qui votent UDC, sont plutôt enclins à considérer la France comme la Corée du Nord, alors qu’eux-mêmes seraient la Corée du Sud. Et le nombre impressionnant de jeunes Français qui rêvent de la Suisse comme d’un Eldorado les conforte dans l’idée « qu’il y en a point comme nous ». Bref, pour l’ UDC le FN est un parent pauvre, infréquentable et qui se fourvoie dans un étatisme qui étouffe l’esprit d’entreprise. Quant à la maîtrise des flux migratoires, elle va tellement de soi pour les Helvètes qu’ils n’arrivent pas à comprendre qu’elle pose encore des problèmes à l’Union Européenne. En poussant le bouchon vaudois le plus loin possible: plutôt Donald Trump que Marine Le Pen !

Mais ne croyons pas si bien dire. Le 11 janvier dernier, le quotidien suisse romand Le Matin consacrait une double page à l’emblématique « milliardaire populiste » Christoph Blocher, le Donald Trump zurichois si l’on me passe l’expression. S’apprêtant à se retirer du jeu politique, il permet aux tenants d’une ligne plus consensuelle de souffler un peu. Une fois les thèmes du parti implantés dans l’électorat, la « guérilla » peut laisser place à des solutions politiquement efficaces, ce dont devraient se souvenir tous ceux qui poussent des hauts cris à la moindre sortie manifestement provocatrice de Trump.

Mais pour ne pas que le combat se ramollisse, Blocher, également fondateur de l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN) a prévenu: il en conserve la présidence du comité et demeure l’inspirateur des prochains combats de l’UDC: « Non à l’adhésion insidieuse de la Suisse à l’UE ! ».

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On ne peut guère faire plus clair.

Kafka et la petite fille

Kafka aimait flâner dans les parcs de Prague. Au cours d’une de ses déambulations, peu avant sa mort, il rencontra une petite fille qui pleurait la perte de sa poupée. « Ta poupée est en voyage, lui dit Kafka. Je le sais, elle vient de m’écrire. » Comme la petite fille restait dubitative, il lui donna rendez-vous le lendemain au même endroit. Il rentra chez lui, rédigea pendant la nuit une longue lettre et retourna au matin dans le parc. Il lut à l’enfant qui l’attendait fébrilement ces quelques pages où la poupée racontait ses aventures, ses voyages, sa nouvelle vie. Le jeu dura trois semaines. Kafka y mit fin en trouvant un époux à la poupée. Il savait que les femmes ont une étrange façon de mourir: elles se marient.

Il avait toujours pensé que « le coït est le châtiment du bonheur de vivre ensemble » et que les femmes sont des pièges qui guettent l’homme de tous côtés pour l’entraîner dans le domaine exclusif de la finitude. Il avait pitié des petites filles « à cause de leur transformation en femmes à laquelle elles doivent succomber. » Il préférait les jeunes filles auxquelles il envoyait des lettres. « Écrire des lettres, confiait-il, c’est un commerce avec les fantômes, non seule ment avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre, qui grandit sous la main qui écrit. »

La chose qu’il a comprise et qui m’a le plus touché, c’est que la vie se déroule comme un examen où seul est reçu celui qui ne répond pas aux questions.

 

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Élie Faure, de Chaplin à Godard…

Charlie Chaplin raconte que lorsqu’il voulait connaître un peu mieux les qualités intellectuelles et esthétiques de ses interlocuteurs  il leur demandait s’ils avaient lu L’Anatomie de la Mélancolie de Robert Burton ou les Essais d’Élie Faure. Une telle question serait inconvenante aujourd’hui, sauf peut-être chez les godardiens de la première époque, ceux qui tiennent Pierrot le fou pour son chef d’œuvre. Ils ont tous encore en mémoire cette séquence mythique où Jean-Paul Belmondo dans sa baignoire lit à une petite fille quelques passages de L’Histoire de l’Art d’Élie Faure. Notamment celui-ci : « Vélasquez, après cinquante ans, ne peignait plus jamais une chose définie. Il errait autour des objets avec l’air et le crépuscule…il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons.. »

Ce qui a sans été également l’ambition ultime de Jean-Luc Godard.

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La chronologie, bien sûr, rend improbable une rencontre entre Élie Faure et l’ermite de Rolle. En revanche, sa passion pour Chaplin était bien réelle et précoce tout comme celle qu’il portait au cinéma.

« J’ai beaucoup fréquenté Charlot, écrit-il en 1919 déjà. Et je prie de croire que je ne plaisante pas le moins du monde si j’affirme que depuis Montaigne, Cervantès et Dostoïevski, c’est l’homme qui m’a le plus appris. Il y a plus de style dans le plus insignifiant en apparence des gestes de Charlot que dans toutes les œuvres réunies de tous les Instituts de France. »

Les propos sur le cinéma d’Élie Faure auront étonnamment plus d’audience aux États-Unis – où ils seront traduits dès 1932 – qu’en France. Peu importe puisque l’occasion nous est donnée aujourd’hui, grâce à Jean-Paul Morel, de les lire sous le titre Pour le septième art aux éditions de l’Âge d’Homme. Ce passionné de l’histoire de l’art, médecin à l’origine, que fut Élie Faure s’ouvrit instantanément à cet art nouveau, et il fut bien le seul, car lui ne s’était pas constitué d’esthétique a priori.

« C’est que j’ai évolué, écrit-il, avec les formes de l’art elles-mêmes, et qu’au lieu d’imposer aux idoles que j’adorais une religion qu’on m’avait apprise, j’ai demandé à ces idoles de m’apprendre la religion. »

Cette religion sera le cinéma, le plus catholique, selon lui, des moyens d’expression. Nous n’avons rien à lui apprendre: il a tout à nous apprendre. Je vous salue Marie, ajouterait Godard au nom prédestiné, bouclant ainsi la boucle.

Issei Sagawa, un esthète de l’horreur, épisode 3

Quand la compagne de Patrick Duval apprit qu’il avait écrit au « Japonais cannibale », elle fut prise d’un violent dégoût et le menaça de rompre. Elle le soupçonnait d’avoir, lui aussi, des pulsions perverses. Ce qui ne détourna pas Patrick Duval de poursuivre sa correspondance avec Sagawa – elle est reproduite dans son livre –, ni de se rendre au Japon pour le rencontrer. Le chapitre consacré aux divers rendez-vous reportés par Sagawa et à la terreur qu’éprouve Duval est d’une cocasserie digne des voyages de la famille Fenouillard. Finalement, il se trouve face à un Japonais qui lui fait penser par son physique à Marguerite Duras. Il note que son regard est direct et franc. Et quand il lui serre la main, une main si petite qu’elle pourrait être celle d’un enfant de sept ans, il se demande : « Comment de si petites mains ont-elles pu accomplir de telles horreurs ? » Il va chercher à comprendre. Là où il n’y a sans doute rien à comprendre. Simplement à admirer la beauté du geste.

Peut-on aimer sans dévorer ? Et l’amour n’est-il pas le plus abominable des crimes ? L’assassin est toujours celui qui veut l’amour total.

 

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Issei Sagawa, un esthète de l’horreur, épisode 2

Ce qui s’est passé ensuite, Sagawa ne s’est pas privé de le raconter et de le commenter à maintes reprises. Il voulait, confie-t-il au journaliste Patrick Duval, sentir le goût unique de la vie de Renée. Il lui raconta également que quatre jours après n’avoir mangé que la chair de Renée – il ne cache pas une certaine déception : trop de ressemblance avec le bœuf –, il eut envie d’une salade niçoise. Il se balada dans Paris. Il y avait une fête sur le pont Neuf. On entendait la Sixième symphonie de Beethoven. Il jeta la trousse de maquillage de Renée dans la Seine. « J’avais l’impression, dit-il, que l’esprit de Renée flottait sur la Seine. C’était très poétique, très beau. »

Arrêté dans des circonstances rocambolesques – il avait découpé en petits morceaux le cadavre de Renée et, muni de deux valises, s’était rendu en taxi au bois de Boulogne pour les jeter dans le lac –, il sera incarcéré à la prison de la Santé où son père, un riche industriel, lui apportera Crimes et Châtiments de Dostoïevski. Suivant l’avis de trois experts psychiatres, le juge Bruguière prononcera le 30 mars 1983 une ordonnance de non-lieu. Sagawa, pour les Français, ne relève pas de la justice mais de la psychiatrie. Au Japon, en revanche, où il retourne en toute légalité, les psychiatres ne cachent pas leur perplexité : rarement criminel aura été aussi normal. « Quant à ses compatriotes, écrit Patrick Duval, ils l’accueillent comme une sorte de champion de l’horreur, un phénomène digne du livre des records ». Auréolé de cette gloire inattendue, Sagawa commente pour la presse les faits divers les plus macabres, tourne dans des films porno, fait de la publicité pour des restaurants de viande, peint et écrit des livres aux titres évocateurs :  J’aimerais être mangé, Excusez-moi d’être en vie ou Ceux que j’ai envie de tuer. Dans l’un d’eux, comble de l’ironie morbide, il dessine des jambes de femme dont le mollet est entaillé. Avec pour légende : « Je n’ai pas assez mangé ».

 

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Il déclare à la télévision allemande : « L’esprit japonais est très différent du reste du monde. Les Japonais oublient au fur et à mesure que la société change. Les Européens, eux, n’oublient jamais. Alors qu’au Japon, je suis devenu un clown, ici, en Europe, je reste un cannibale. D’un côté, dit-il encore, je regrette d’avoir tué Renée, mais de l’autre, j’avais raison : c’était vraiment bon. »

Issei Sagawa, un esthète de l’horreur, épisode 1

La plupart des hommes mangent leur femme d’abord et la tuent ensuite. Pour avoir adopté la démarche inverse et franchi la frontière ténue entre le symbolique et le réel, Issei Sagawa a connu quelques ennuis avec la justice française et conquis une notoriété internationale. Les Rolling Stones eux-mêmes célébrèrent l’événement dans leur chanson Too Much Blood.

Issei Sagawa, rappelons-le, est ce jeune étudiant japonais, spécialiste de Shakespeare et de Kawabata, qui durant le mois de juin 1981, alors que François Mitterrand s’apprêtait à planter ses crocs dans la douce France, abattit d’un coup de fusil Renée, une Hollandaise âgée de vingt-cinq ans, la dépeça et pendant trois jours goûta aux différentes parties de son anatomie, sans négliger pour autant quelques voluptés nécrophiles.

Renée avait une passion pour les surréalistes et préparait un mémoire sur Marguerite Duras. Une manière comme une autre de se préparer à vivre un « amour fou ». Car Issei était persuadé d’atteindre en la mangeant une forme d’apothéose érotique. On ne connaîtra jamais l’opinion de Renée à ce sujet, mais on peut douter qu’elle l’ait partagée. Même les lectrices d’André Breton et de Marguerite Duras préfèrent les humiliations de la vieillesse à la splendeur d’une mort précoce.

Avant de tirer le coup de fusil fatal, Issei avait prié Renée de lui lire à haute voix un des plus beaux poèmes de l’expressionnisme allemand, Abend de Johannes Becher :

L’homme fort qui part pour l’Ouest avec le soleil levant
Je le loue avec joie
Il chasse une bête sauvage gorgée de sang dans le pays
Dans la journée dévore la ville
Se rassasie de cervelle
L’animal qui a déchiré la terre avec le mauvais désir ? 

 

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