Il arrive parfois que ma mémoire se brouille. Je me souviens parfaitement de ma première rencontre avec Gabriel Matzneff à la piscine Deligny – il était encore marié et toujours bronzé – ainsi que de mes conversations passionnées avec Cioran au sujet d’Otto Weininger: enfin, il pouvait parler de l’auteur de Sexe et Caractère, suicidé à vingt-trois dans la maison de Beethoven, à Vienne bien sûr. Nous étions dans notre âme encore des sujets de l’empire austro-hongrois. La France n’éveillait rien de tel en nous.
Michel Foucault était une star. Il vivait tantôt en Californie, tantôt à Paris. Et, contrairement à Cioran, replié et méconnu dans sa mansarde de la rue de l’Odéon, où qu’il aille sa gloire le précédait. La rumeur lui prêtait des mœurs étranges, ce qui le rendait plus fascinant encore. J’avais lu et apprécié son premier livre Maladie mentale et personnalité publié par les PUF dans la collection « Initiation philosophique » dirigée par le philosophe catholique Jean Lacroix. Ce dernier tenait alors le feuilleton philosophique du Monde et n’avait pas hésité à lancer un autre philosophe tout aussi jeune et peu aguerri: mon ami Clément Rosset. Il lui avait même consacré un feuilleton dans les pages du Monde ce qui allait à l’encontre de toute déontologie, mais qui propulsa Clément dans le ciel de la philosophie. Le livre s’intitulait La philosophie tragique.
En revanche, Maladie mentale et Personnalité (1953) faisait figure, dans l’œuvre de Michel Foucault, de vilain petit canard et lui-même considéra ce livre comme une erreur de jeunesse: il l’amputa considérablement dans sa réédition de 1962 et cet essai ne figure pas dans La Pléiade. Ses exégètes ont préféré l’ignorer: avec son marxisme résiduel il faisait tache dans l’œuvre de Foucault. Si je l’évoque, c’est sans doute parce que nous en parlâmes longuement quand il accepta de lire et de corriger mon Que sais-je ? sur la Folie, ce dont je lui serai éternellement reconnaissant. Mais j’ai beau fouiller dans les recoins de ma mémoire, je ne parviens pas à ressusciter le moment précis où la rencontre eut lieu et moins encore dans quelles circonstances. Peut-être était-ce en compagnie de Thomas Szasz, le psychiatre américain auquel il était très lié et que je considérais comme un héritier de Karl Kraus. Peut-être à l’occasion d’un film que nous tournâmes pour la télévision suisse italienne… C’était, bien sûr, dans les années soixante-dix, ces années qui virent éclore l’anti-psychiatrie. Il eut été impensable que l’auteur de L’Exil intérieur et celui de L’Histoire de la Folie ne se rencontrent pas.
Par contre, je me souviens très bien de ce qui se passa chez lui, rue de Vaugirard, quelques années plus tard. Le 17 décembre 1983 très précisément..