Ce 9 décembre 1981
Cher Roland Jaccard,
Je vous écris cette lettre, pour que vous en fassiez ce que vous voulez, au sujet du Séminaire de Lacan sur les Psychoses. C’est probablement le meilleur de tous les séminaires qu’il ait prononcés. On s’aperçoit en le lisant que la psychose – plus précisément la paranoïa, a toujours été au centre de ses intérêts, depuis l’époque surréaliste où il partageait avec Dali un enthousiasme pour la méthode « paranoïaque-critique » et c’est aussi sur ce sujet qu’il a fait sa thèse de médecine, comme on sait.
Les quatre pages (148-152) dans l’édition imprimée qui, en apparence, sont une digression réactionnaire, sont probablement les plus belles qu’il ait écrites, et je me rappelle encore, car j’assistais en 1955 à ce Séminaire à Sainte-Anne, avec quelle admiration je les avais entendues. Il s’agit d’une analyse saisissante de l’Umwelt socio-politique, qui est le cadre où fleurit la paranoïa… Nous avons tendance à oublier un peu ce que fut le grand Lacan avant les « noeuds borroméens » et les mathèmes.
Tout le Séminaire n’est pas consacré à la paranoïa. Il y a même toute une longue partie qui est consacrée subtilement à des questions grammaticales héritées de Pichon. Le reste traite tantôt de la façon dont l’analyse peut éclairer la psychiatrie au sujet de la paranoïa – mais aussi, et c’est peut-être à ses yeux plus important – de la façon dont la paranoïa éclaire l’analyse. Freud a dit, parlant aux analystes: « la névrose est notre métropole »; le reste, sciences humaines et psychiatrie étant comme des « colonies »… Mais on peut dire que pour Lacan c’est le contraire: sa patrie c’est la paranoïa – et c’est de là qu’il a entrepris de coloniser la psychanalyse. Dans ce livre III, comme ailleurs, mieux qu’ailleurs, c’est parfaitement évident.
Ce Séminaire n’est pas véritablement inédit. En 1955 Lacan nous a donné, à quelques uns de ses élèves, des exemplaires photocopiés transcrits par les sténographes. Il me semble qu’à Sainte-Anne on n’employait ni magnétophones, ni micros, et j’ai l’impression qu’on entendait beaucoup mieux l’orateur.
À comparer le texte imprimé aux photocopies, on remarque d’abord qu’il ne contient que 60% du texte original. Je m’en suis aperçu parce que j’ai cité dans mes livres certains passages et que je ne les retrouvais pas dans le nouveau texte. Cela m’a rendu un peu méfiant. Lisant avec attention j’ai sursauté, plusieurs fois, devant des erreurs qui, sans doute, ne peuvent pas égarer un vieux lacanien, mais qui opposeront à des débutants des problèmes quasiment insolubles. Par exemple, page 128, Lacan dit (dans les termes du texte de 1981) que le MOI, comme une sorte d’écran, nous protège contre un certain discours inconscient (je simplifie) et ajoute « cela n’est pas tiré de l’analyse des psychoses, ce n’est pas la mise en évidence, une fois de plus, des postulats de la notion freudienne de l’inconscient ».
Si ce pas m’a fait sursauter, quel effet fera-t-il à un débutant ? J’ai d’ailleurs vérifié sur la photocopie, où au lieu de pas, on trouve que, évidemment. C’est-à-dire exactement le contraire. Or il y a souvent de telles inexactitudes, par exemple un « qui » manque page 123, ce qui produit un sens mystérieux. Il est quelque part question d’une invention du signifiant alors, naturellement, qu’il s’agit d’une intervention du signifiant. Mais cette « invention » fera peut-être un chemin merveilleux chez des étudiants suggestibles…
Je ne me suis pas essayé au travail fastidieux de collationner imprimé et transcription. Cela ne m’est pas nécessaire, je peux corriger de moi-même. Cela me gêne un peu plus que ce style lacanien qui ressemble un peu à un lion ébouriffé finisse par faire penser à un caniche un peu tondu.
Pour ce qui est de la théorie de la paranoïa, telle qu’elle sera présentée dans les Écrits, elle n’est ici qu’à peine ébauchée, et encore aux yeux de ceux qui connaissent la suite, dans l’opposition du refoulement à la « forclusion ». Il s’agit essentiellement d’un commentaire sur le texte que Freud a consacré à Schreber, et, à partir de ce qu’on peut tirer de ce commentaire, on voit se modifier les bases de la théorie analytique – c’est pourquoi je disais, ce qui n’est qu’une perspective, que Lacan, installé dans la psychose colonise la psychanalyse – alors que le lecteur moyen s’imagine que c’est l’inverse.
Voilà, cher Roland Jaccard, les impressions dont je peux vous faire part. Vous les utiliserez comme vous voudrez. Si vous voulez me nommer, dîtes, par exemple, que vous vouliez avoir l’avis que quelqu’un qui en 1955 assistait à ce Séminaire. Et ainsi vous pourrez citer mon nom si vous voulez – je n’userai pas du droit de réponse ! Pour cette même raison, je ne citerais pas le nom de celui qui a massacré le texte…
Octave Mannoni
P.-S.: Arrivera-t-il à Lacan la même chose qu’à Nietzsche, publié par ses héritiers et qu’il a fallu rééditer pour avoir le texte authentique ?
On comprend mieux pourquoi Claude Levi-Strauss avouait ne rien comprendre à ce qu’écrivait Lacan. Lui seul pouvait se le permettre. Il faut croire que tous les autres étaient plus intelligents que Lévi Strauss à première vue. C’était peut-être là le génie de Lacan de faire croire à son auditoire qu’il était à même de le comprendre dans son discours qui n’était cohérent que pour lui-même, ce qu’avait compris semble t-il uniquement Claude Lévi Strauss, l’autre génie du siècle dernier. Cioran était plus direct et voyait en Lacan un imposteur, mais une imposture de cette envergure ça reste du génie.
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